Les folies des livres et du mobile associées
Lorsqu'il y a quelques semaines Catherine Deneuve honora le Japon de sa présence, cela faisait dix ans qu'elle n'avait pas mis les pieds au pays du Soleil-Levant où elle compte pourtant des hordes de fans. Et quand on lui demanda ce qui, selon elle, avait le plus changé en une décennie, que croyez-vous qu'elle répondit? Eh bien que désormais il lui est plus facile de passer inaperçue dans les artères huppées de Tokyo. Diable. Ce n'est pourtant pas qu'elle soit devenue méconnaissable ou que sa cote de célébrité dans l'archipel ait dévissé. Alors pourquoi? Eh bien plus trivialement parce que "les passants déambulent les yeux scotchés sur leur téléphone portable et ne prêtent plus guère attention aux êtres qu'ils croisent", fussent-ils des stars mondiales. Damned!
En effet, impossible pour les étrangers de passage de ne pas faire d'emblée ce constat, tant le phénomène est massif. Si en Europe l'usage du téléphone portable est également important, il relève le plus souvent de la communication vocale (hormis pour une minorité de technophiles). Mais au Japon, une écrasante part des individus qui emploient en public leur "kakasenai keitai' (indispensable portable) ne téléphonent pas: ils lisent (des e-mails, des articles, des publicités...) ou écrivent, maintenant leur mobile face à eux et non accolé à l'oreille.
Parcourir de longs textes sur un petit écran de portable ne constitue pas un frein pour les autochtones. Ils ont d'autant plus l'habitude qu'ils ont depuis belle lurette troqué leur dictionnaire contre une encyclopédie électronique de poche pour vérifier à tout moment la lecture d'idéogrammes, comprendre la signification de termes sibyllins, ou rédiger une lettre en respectant le protocole.
Si bien que dans ce pays de dévoreurs insatiables de journaux, magazines et écrits en tout genre, le téléphone cellulaire est bel et bien devenu un nouvel important support de lecture. A tel point qu'est né un nouveau marché en plein boom d'oeuvres pour mobiles.
On dénombre ainsi des dizaines de librairies virtuelles sur les portails des opérateurs locaux (NTT DoCoMO, KDDI, Softbank). Ces sites proposent des milliers de livres numérisés à télécharger pour une somme évoluant de 2 euros à plus de 15 euros pièce. Les plus importantes enseignes, les généralistes, recensent jusqu'à 6.000 titres, une offre qui ne cesse de s'élargir.
La recherche d'une publication peut se faire par genre ou mots-clefs. Généralement, comme dans les magasins ayant pignon sur rue, un classement des meilleures ventes permet de trouver rapidement les titres phares du moment, les Japonais mettant un point d'honneur à ne pas faire l'impasse sur les bouquins qui font débat.
Pour parcourir intégralement ces ouvrages dématérialisés ou en consulter de larges extraits gratuits, il faut au préalable télécharger une ou plusieurs applications offertes, en fonction des formats. Les manga exigent par exemple un logiciel particulier pour faire défiler les vignettes, presque comme une animation. C'est d'ailleurs si agréable que le rayon virtuel de cette forme de bande dessinée est l'un des plus prisés. Ne se limitant pas aux fictions du genre "Detective Conan", "Nana" ou autres oeuvres populaires, la narration imagée est utilisée pour tous les genres, y compris pour des essais économiques, des livres pratiques ou des ouvrages scolaires.
Les catalogues de photos de minettes plus ou moins dénudées figurent également en bonne place au palmarès. Passons.
Une offre qui séduit les plus jeunes grâce à... l'Amour !
Les bouquins qui cartonnent le plus sont... les romans d'amour et autres drames pour adolescentes et jeunes femmes, dont certains sont écrits spécifiquement pour ces sites et vendus exclusivement sous forme numérique. Les Japonaises de 15-20 ans en raffolent et les chiffres sont carrément affolants, qui grimpent à quatre, cinq voire 16 millions de téléchargements pour les histoires les plus populaires. Effet de "kuchi komi" (bouche à oreille) dans les cours de lycées ou sur les sites communautaires mobiles, les ventes ont vite fait de prendre une ampleur déconcertante, même si au Japon, pays de la démesure consumériste, il n'est pas rare que des livres en rayons atteignent également des volumes d'achats du même ordre.Reste que même les sociologues et éditeurs locaux ne s'attendaient pas à un tel phénomène sur le mobile. D'autant que certains des romans en question ont été écrits par de jeunes auteurs inconnus ... sur le clavier de leur téléphone portable!!
Du coup, les directeurs de collections des grandes maisons d'édition font désormais leurs emplettes sur les sites mobiles pour y débusquer les bons plans. Ils publient les nouveautés les plus appréciées en ligne sous forme imprimée dans les librairies en dur avec la quasi-certitude d'en faire des succès auprès des jeunes Nippones qui n'ont pas encore remplacé leur livre de chevet par leur téléphone portable. Et le fait est que nombre de ces romans qui ont défrayé en bien la chronique sur les sites internet deviennent des best-sellers, au grand dam des écrivains patentés.
On ne se prononcera pas hâtivement sur la qualité littéraire de ces ouvrages, mais il y a néanmoins peu de chances qu'ils fassent date dans les annales. Pourtant ils plaisent, car outre qu'ils content des histoires d'amourettes tumultueuses proches de celles vécues par les lectrices, leur structure (phrases courtes sous forme de dialogues le plus souvent) les rend faciles à lire sur mobile. La forme prime presque sur le fond.
L'engouement touche progressivement tous les publics. Selon les études des acteurs du secteur, le marché des livres à télécharger sur mobile a plus que doublé en 2006 par rapport à l'année antérieure pour représenter plus de 16 milliards de yens (100 millions d'euros au cours actuel) contre seulement 10 milliards de yens pour les ouvrages numérisés pour ordinateurs, assistants numériques personnels (PDA) et autres terminaux. Les appareils dédiés (Librié de Sony, Sigma de Matsushita et Toshiba ou récent Word Gear en couleur de Matsushita), jugés peu pratiques, font un flop au Japon.
Les e-book face au téléphone mobile
Les modèles d'e-book à écran souple promis à l'avenir auront eux aussi sans doute fort à faire pour détrôner le "keitai". Car outre l'avance qu'il a déjà prise sur tous les potentiels objets concurrents, le mobile dispose de nombreux atouts: il permet d'accéder aux milliers de références disponibles en ligne, de choisir, de payer et de télécharger un ouvrage en quelques clics et en toute sécurité, où que l'on soit, 24H/24. On l'a toujours sur soi, il est peu encombrant, polyvalent, multimédia (donc compatible avec les livres audio), dispose d'une longue autonomie, d'une importante mémoire extensible par carte additionnelle et la définition de son écran ne cesse de s'améliorer. Qui offre mieux?De facto, les Japonais rechigneront sans doute à alourdir leur sac ou leur poche avec un appareil supplémentaire moins complet si leur sacro-saint keitai constitue le meilleur compromis, ce qui est presque garanti.