C'est que mine de rien, d'un seul coup, Softbank, nom inconnu de la plupart des étrangers, va se hisser à la place de numéro trois mondial du secteur (en termes de chiffre d'affaires) via la prise de contrôle de l'américain Sprint Nextel et de ses plus de 55 millions d'abonnés, pour la modique somme de 20 milliards de dollars. Quelques jours avant cette annonce faite le 15 octobre, le même Softbank avait déjà fait part de l'acquisition de son compatriote eAccess. Et les emplettes ne sont sans doute pas finies, car lorsque le milliardaire Masayoshi Son a un objectif en tête, il fonce.
"Souvenez-vous ce que je vous avais dit lors d'une conférence de presse en 2010: durant la décennie 2010, Softbank comptera au moins 40 millions d'abonnés", déclara il y a quelques jours Masayoshi Son. En 2010, le groupe ne totalisait que moins de 25 millions de clients, et tout le monde se demanda par quel tour de passe-passe il augmenterait ce nombre de 60% en moins de 10 ans alors que le marché nippon est considéré comme saturé !
"Eh bien il m'a fallu seulement deux ans pour y parvenir, et même largement dépasser l'objectif", se félicite aujourd'hui l'homme qui détient la deuxième plus grosse fortune du Japon (après Tadashi Yanai, le créateur d'Uniqlo). Les activités cellulaires du groupe Softbank comprennent (ou vont comprendre) en effet plusieurs sociétés: Softbank Mobile = 30,5 millions d'abonnés, Willcom = 4,8 millions et eAccess (service eMobile) = 4,2 millions, ce qui fait quasiment 40 millions rien qu'au Japon. Si l'on y ajoute les 56,4 millions de souscripteurs américains de Sprint Nextel qui appartiendra bientôt à 70% au groupe Softbank, l'objectif est pulvérisé.
"J'ai effectué mon premier séjour aux Etats-Unis à l'âge de 16 ans, en tant qu'étudiant", rappela M. Son lundi 15 octobre lors d'une conférence de presse convoquée à la dernière minute. "Lorsque je suis revenu au Japon, j'ai créé Softbank, en 1981". Entre-temps, le jeune homme très doué développa un traducteur électronique japonais-anglais qu'il vendit à la firme nippone Sharp pour 100 milliards de yens (environ 1 milliard d'euros au cours actuel). "Plus de 30 ans plus tard, je reviens aux USA en achetant Sprint Nextel, et j'en suis très heureux", se félicite-t-il aujourd'hui.
"Je prends certes un très gros risque, mais si on n'en prend pas, on ne relève pas de défi, on n'avance pas. Si on ne relève pas de défi, in fine, les risques sont encore plus gros. C'est sans doute parce que les Japonais n'osent plus prendre des risques que le pays est dans une situation aussi mauvaise aujourd'hui", a-t-il poursuivi.
Débourser 20 milliards de dollars pour acheter un groupe dans le rouge depuis plusieurs années, et ce dans le but de devenir le 3e acteur mondial de la téléphonie mobile, "ce n'est pas une affaire facile", a reconnu M. Son. Et d'ajouter: "il me faudra presque repartir de 0, car les Etats-Unis, c'est une autre culture, une autre clientèle".
Pour autant, il s'est d'emblée employé à chasser les inquiétudes des actionnaires de Softbank et des analystes effrayés par l'audace de ce petit homme qui va encore s'endetter jusqu'au cou comme lorsqu'en 2006 il s'offrit les activités mobiles mal en point du groupe britannique Vodafone au Japon pour 1750 milliards de yens (17,5 milliards d'euros au cours actuel). Et dire qu'il venait tout juste de se délester du fardeau précédent ! "J'ai confiance", a martelé M. Son, promettant que les finances suivront, que les dividendes annoncés seront versés et que les emprunts aux banques seront remboursés le plus vite possible.
Certes, mais "cet investissement sera-t-il un succès ?" Là encore, M. Son répond "oui" sans ciller. Sprint est numéro 3 aux USA et même si le groupe est déficitaire, sa situation s'est améliorée, assure le patron. "C'est pile le bon moment pour racheter car le redressement vient de débuter. Softbank va mettre le coup d'accélérateur requis", a-t-il souligné, précisant que les structures de l'offre aux Etats-Unis et au Japon se ressemblent et sont lucratives. "Softbank va ainsi pouvoir apporter à son homologue américain des savoir-faire techniques (réseau LTE) et commerciaux (offres pour smartphone) afin de doper sa compétitivité et sa rentabilité". Et le "va-de l'avant" M. Son de rappeler qu'il a déjà remis sur pied, après les avoir rachetés, Nippon Telecom, Vodafone Japan et Willcom (tombé en faillite).
Pour l'auteur de ces lignes, qui suit depuis des années les activités de Softbank et presque toutes les conférences de presse de son patron, le rachat de Sprint constitue cependant une surprise. En effet, jusqu'à présent, le discours et les actions de M. Son étaient concentrées sur l'Asie, partant du principe que la région asiatique sera la plus populeuse et dynamique des années à venir et que le numéro un de l'internet en Asie serait ipso facto le numéro un mondial. Il semblerait que l'entrée sur le marché américain soit en fait un acte opportuniste, dû au fait que Sprint est devenu soudain à la portée de main de Softbank, une occasion unique découlant de la hausse historique du yen face à l'euro et au dollar.
De plus, jusqu'à présent, M. Son insistait à chaque fois sur les services et contenus plus que sur les infrastructures : il a ainsi noué de nombreux partenariats dans ces domaines avec Yahoo ! (Yahoo ! Japon est contrôlé par Softbank), MySpace, le chinois Alibaba, Ustream, etc. Cette fois, lors de la conférence de presse du 15 octobre, M. Son a mis l'accent sur les smartphones (iPhone 5 et suivants en tête) et sur les performances de la technologie LTE qu'il déploie au Japon "à un rythme plus rapide que prévu".
En présentant précédemment la nouvelle collection de mobiles pour l'hiver et le printemps, M. Son avait fortement insisté sur la qualité de son réseau LTE à 18 Mb/s, contre 5,5 Mb/s mesurés pour NTT Docomo. Il avait aussi mis en exergue l'extension de l'usage d'une bande de fréquences récemment obtenue et qui offre une meilleure propagation des ondes. Les publicités télévisées dudit Softbank vante aussi cette "platina band", en dépit de la connotation très technique que ne comprennent que les initiés. Il prétend aussi que Softbank a installé quelque 320 000 bornes d'accès Wi-Fi (ce qui décharge le réseau 3G), contre 200 000 pour KDDI et 70 400 pour NTT Docomo.
Reste que depuis le départ, M. Son jongle avec les deux volets, infrastructures et contenus. Softbank était initialement une société de commercialisation de logiciels (d'où son nom). Elle s'est ensuite posée en fournisseur d'accès à Internet, en distribuant gratuitement aux passants sur les trottoirs des modems pour son offre ADSL Yahoo ! BB à essayer sans frais un mois avant de s'abonner. Il a bradé les prix et entraîné une concurrence infernale. Le rachat ensuite de Vodafone Japon l'a fait entrer en 2006 dans l'univers des réseaux cellulaires, qu'il privilégie depuis au détriment des infrastructures fixes (Softbank n'a pas déployé de réseau en fibre optique, il emploie celui de NTT).
A l'heure actuelle son rêve est bel et bien de devenir numéro un mondial des services mobiles et il est persuadé qu'il y parviendra. En cela, ses méthodes de décideur "one man" tranchent avec la recherche permanente de consensus qui prévaut dans les entreprises nippones. Le fait est que ses initiatives risquées, qui suscitent parfois la risée ou sont perçues comme des missions impossibles, tendent plutôt à réussir. En cas d'échec, il s'arrange pour faire oublier et rebondir. Ce petit homme jovial et rusé suit en tout cas parfaitement "son plan de vie de 50 ans", qu'il dit avoir échafaudé dès l'âge de 19 ans.