Wikipédia est-il truqué par des sociétés soucieuses de leur e-réputation ?

Alexandre Broutart
Publié le 26 mars 2016 à 07h00
Des sociétés tentent chaque jour de modifier le contenu de leur article Wikipédia. Pour leur e-réputation, la tentation est forte de réécrire, ou de faire pression.

Inutile de préciser la force de frappe que peut avoir Wikipédia sur les noms et les marques. En face, des sociétés qui préféreraient que leurs procès et controverses ne soient pas consultables dès le tout premier résultat affiché par Google. Inversement, le site est aussi une stratégie de visibilité de premier choix, et fait parfois naître l'envie d'un contenu illégitimement valorisant. D'autant plus que l'objectivité du ton encyclopédique aurait largement le pouvoir de donner à des informations flatteuses le statut de « vérité générale », si personne ne veillait.

Un wikipédien (contributeur actif qui a été nommé administrateur par les membres de la communauté après un vote) qui préférera conserver l'anonymat, nous dévoile l'envers du décor : « Même si nous sommes habitués, nous subissons des pressions, des menaces juridiques pour la plupart. Ils se servent de la page utilisateur par laquelle on peut entrer en contact avec le rédacteur de l'article. Les sociétés ou les personnalités publiques tentent aussi, souvent, de modifier du contenu, soit en supprimant tout ce qui les gêne, soit en passant par une agence spécialisée dans l'e-réputation qui le modifiera de façon plus subtile. Dans ce cas, c'est plus pernicieux mais nous le repérons quand même. Une fois, une entreprise m'a même envoyé une belle lettre me promettant des choses si je rédigeais un article qui la présenterait. »

Au cours des dix dernières années, des cas avaient été rendus publics. En 2009, l'agence web Cortix fait appel au cabinet Hington Klarsey, spécialiste de la réputation sur Internet, pour tenter de faire effacer la mention des procès contre l'entreprise. L'article Wikipédia est alors dépublié, avant de réapparaître « nettoyé » de l'historique des litiges. Cette manœuvre n'était pas illégitime au vu des règles de Wikipédia, « car les faits n'étaient pas sourcés » rappelle le contributeur Christophe Henner. Aujourd'hui, tous les faits sont dûment exposés sur l'article encyclopédique de la société, qui a, depuis, été placée en liquidation judiciaire avant de se voir radiée de la bourse de Paris.

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« Ce que j'ai vu le plus souvent, c'est des entreprises utiliser Wikipédia à des fins de propagande, via de l'effacement pur et simple de tous les faits déplaisants... rapidement remis en place par des scripts automatiques. » dira un « wikipédien » sur un blog spécialisé dans le web marketing. Le rédacteur de l'encyclopédie répondait à un article sur la meilleure façon d'utiliser Wikipédia lorsqu'on est une société soucieuse de sa e-réputation.

Le blog en question, qui se demande si on peut et si on doit influencer le contenu, donne aussi aux entreprises les conseils suivants : « Si vous décidez vous-même de mettre en avant toutes les qualités de votre entreprise au sein de la page Wikipédia vous concernant, fort est à parier que vous serez vite repéré. Le mieux étant de passer directement par des contributeurs reconnus bien qu'en théorie leurs principes feront qu'ils seront d'un a priori plutôt négatif. »

Confirmant les dires de notre wikipédien, la phrase laisse entendre que les contributeurs seraient parfois contactés, voire soumis à des pressions. Ce fut le cas de Remi Mathis en 2013, selon Nathalie Martin, directrice générale de Wikimedia France et successeur de Remi Mathis à ce poste. Mais c'est surtout en tant que contributeur/administrateur qu'il fut instamment pressé de retirer l'article sur la station hertzienne militaire de Pierre-sur-Haute, par la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). Le sujet était alors jugé secret-défense par l'institution, alors qu'une vidéo publique en faisait déjà état.

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Rémi Mathis, bibliothécaire et historien.


Pour le contributeur reconnu Pierre-Carl Langlais, « d'autres institutions pourraient également arguer de cet incident pour faire pression sur des administrateurs en recourant à toutes sortes de menaces légales et para légales. Entreprises, hommes politiques... ». Mais depuis republié, l'article fait alors beaucoup de bruit et ne joue pas en faveur du service de renseignement qui s'attire une mauvaise publicité.

Wiki Watchdog

Le hacker américain Virgil Griffith crée en 2007 un outil capable de détecter les adresses IP à l'origine des millions de modifications anonymes sur Wikipédia. Le but avoué était que soient connues les organisations susceptibles d'être à l'origine de ces modifications. Plébiscité par les fondateurs de Wikipédia eux-mêmes, Wikiscanner est très vite utilisé par la presse du monde entier (comme en témoigne cet article de l'Express, daté de 2008).

L'outil est supprimé en 2011 par son créateur, mais le groupe de recherche italien Fondazione Bruno Kessler réintroduit en ligne un site aux aptitudes similaires intitulé Wiki Watchdog (« Le chien de garde de Wikipédia »). Toujours en ligne à cette adresse, il permet de nouveau une meilleure transparence des modifications effectuées, mettant aussi en évidence que la plupart de celles-là sont tout à fait légitimes. A titre d'exemple, 14203 articles ont été modifiés depuis le nom de domaine diplomatie.gouv.fr.


Les gardiens de l'encyclopédie

Après 15 années d'existence, Wikipédia a pu tirer parti de ses erreurs et son fonctionnement ne laisserait plus de place aux modifications discutables, selon Wikimedia France. Interrogée par nos soins, l'association estime que la communauté des « patrouilleurs » (contributeurs/administrateurs qui veillent au suivi de l'ouvrage) suffit désormais à débusquer d'éventuels changements abusifs : « Lorsque vous avez un compte, vous avez accès à toutes les modifications - qui sont publiques - en temps réel, car elles sont systématiquement notées dans la page d'accueil du site. Les ajouts ou retraits douteux sont retirés à une vitesse phénoménale, et ceux qui ne sont pas correctement sourcés sont signalés aussitôt. Les doutes concernant Wiki, c'est de l'histoire ancienne. »

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Christophe Henner (président) et Nathalie Martin (directrice générale) de Wikimedia France.


Néanmoins, la directrice de Wikimedia Nathalie Martin admet recevoir au minimum deux appels téléphoniques par mois qui ont pour objet des demandes de suppression de contenu : « Très vite ils comprennent que nous n'y pouvons rien car les seuls gardiens de l'encyclopédie sont les contributeurs. D'ailleurs, il y a déjà eu des cas de condamnation pour des contributeurs, accusés de diffamation par la justice. Le procureur peut tout à fait adresser une demande d'authentification d'un auteur au siège de San Francisco. »

Wikipedia compte aujourd'hui 1 738 128 articles en français, ce qui en fait la plus grande encyclopédie jamais éditée en cette langue. Première encyclopédie contributive, il n' y a aujourd'hui que 100 000 wikipédiens actifs à travers le monde.

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Commentaires (1)
Defilenfil

Tout cela est bien gentil, mais que dire des « administrateurs » qui abusent de leur pouvoir ? Font du zèle ? Qui vous considèrent comme un criminel, ou comme ces sociétés dont vous parlez, alors que vos interventions sont innocentes, non mercantiles… Comme cette Bédévore qui commence à avoir une liste longue comme le bras de personnes qu’elle a maltraitées, et traitées avec mépris… Qui utilise l’artillerie lourde contre de simples auteurs de BD… entre autres…

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