S'il a fait couler beaucoup d'encre depuis son premier vol à la frontière de l'espace en avril 2015, le projet New Shepard de Blue Origin était en préparation depuis déjà une décennie. Mais avant de transporter des astronautes, il vaut mieux assurer la sécurité. En 2023, le système est encore en question et devrait évoluer.
Cela dépendra de la reprise des vols après l'accident de l'année dernière.
Des débuts bien discrets
Les premières années de Blue Origin sont nimbées de secret, et 20 ans plus tard, la chronologie exacte de certains projets n'est pas encore exactement connue du grand public. En effet, il faut revenir au 8 septembre 2000 pour que Jeff Bezos (qui n'est alors pas exactement un inconnu, mais n'est pas non plus l'ultramilliardaire d'aujourd'hui) crée sa start-up du spatial. Celle-ci ne fera pas parler d'elle avant longtemps. Cela n'empêche pas une petite équipe de travailler, et même de premiers essais qui, déjà, ont lieu au sein de l'énorme terrain acquis par la société à Van Horn, au Texas.
Après un prototype en 2005, Blue Origin fait décoller en novembre 2006 une capsule qu'elle a nommée Goddard, équipée de 9 moteurs développés par l'entreprise. Ce véhicule autonome ressemble à son cousin de la NASA, le DC-X, qui teste les technologies ainsi que des algorithmes de décollage et d'atterrissage. C'est que Blue a de la suite dans les idées et souhaite mettre au point une capsule habitée, qui serait autant réutilisable que son système de lancement. Avant 2010, ce projet a déjà un nom, celui du premier Américain à avoir atteint l'espace : New Shepard.
Une capsule pour aller où ?
New Shepard est un concept de capsule réutilisable suborbitale, c'est-à-dire qu'il est conçu pour aller voler quelques minutes jusqu'à dépasser la ligne de Kármán (100 kilomètres) avant de revenir se poser. Pourtant, lorsque le projet s'affine en 2007-2008 à partir de la capsule Goddard, il n'est pas question d'un seul système, mais de deux. Une autre capsule, plus grande et avec des capacités orbitales, est en projet. Adaptée pour décoller avec d'autres lanceurs comme Atlas V, elle est proposée à la NASA, qui cherche dès 2010 des constructeurs privés capables de remplacer dans son nouveau contrat « Commercial Crew » ses navettes proches de la retraite. New Shepard est alors un système intermédiaire, un tremplin vers des projets plus ambitieux.
Ironiquement, c'est un communiqué de presse de Jeff Bezos qui donnera le plus d'informations sur New Shepard. Celui-ci sera publié après un crash de la première version du système, lors d'un tout premier essai à haute altitude (plus de 13 kilomètres) et à haute vitesse (Mach 1.3) le 24 août 2011. L'entreprise n'avait presque rien publié en cinq ans ! Mais Blue Origin nous apprend que le véhicule a dévié de sa trajectoire avant d'être détruit par le système de sauvegarde. Et la capsule ? Il n'y en avait pas sur cette version de test, qui n'embarquait qu'une coiffe bombée, et dont le booster était équipé de trois moteurs, et non d'un seul comme aujourd'hui. Il y a d'ailleurs tout à parier que c'est après ces essais que les équipes de Blue ont choisi un design « final ». Elles ont utilisé un moteur-fusée hydrogène-oxygène BE-3, qui fut en développement dans les années suivantes.
La recherche s'affine
Les années 2011-2015 ont été décevantes pour Blue Origin, qui a dû se recentrer autour d'une équipe restée petite. À ce moment-là, l'entreprise n'a pas été retenue pour être finaliste du contrat « Commercial Crew » (avec SpaceX, Sierra Space et Boeing), et perd divers combats légaux et administratifs face à SpaceX pour un système d'atterrissage sur barge et pour l'attribution du célèbre site de lancement LC-39A au Centre spatial Kennedy.
Surtout, Blue Origin est restée dans l'ombre, ou presque. En 2012, elle réussit un test important pour sa capsule, avec une mise à feu du système d'éjection d'urgence depuis le sol. Puis, silence. Le développement du moteur BE-3 est enfin complété trois ans plus tard, et le premier véhicule New Shepard est prêt pour son vol suborbital. Le lanceur est constitué d'un étage unique de 3,7 mètres, et de 18 mètres de haut avec sa capsule. Il est doté d'un seul moteur à l'intérieur d'un carénage spécial, de plusieurs dispositifs de contrôle de trajectoire et de quatre pieds déployables pour se poser à la verticale. Comme pour les générations de prototypes précédents, le décollage a lieu depuis Van Horn, au Texas.
Bienvenue au club
Mais cette fois, ça marche ! Le 29 avril 2015, une capsule fonctionnelle décolle sur un booster, c'est le premier véritable vol de New Shepard, et à cette occasion, la capsule frôle les 100 kilomètres d'altitude (93,5). Cette incroyable réussite permet à Blue Origin de sortir de son traditionnel silence et de communiquer à la fois sur la capsule, mais aussi sur son système réutilisable, même si pour le premier tir, le booster a souffert d'un raté au cours de sa descente. Un système hydraulique est resté bloqué, et l'étage de fusée s'est crashé (ce n'était pas en direct) alors que la capsule revenait avec succès se poser dans les buissons, sous ses parachutes.
Par la suite, le 23 novembre 2015, l'entreprise remet le couvert. Elle récupère au passage son booster en le faisant atterrir à la verticale. Jeff Bezos en profitera, un mois plus tard, pour « troller » SpaceX lorsque le premier étage d'une fusée Falcon 9 se pose pour la première fois intacte, avec un hilarant (ou déplacé, selon les points de vue) « Bienvenue au Club ».
L'année 2016 est très encourageante pour New Shepard, qui réussit cinq vols d'affilée avec la même capsule (nommée Jules Verne) et le même booster, mis tous les deux à la retraite en fin d'année. Blue Origin est désormais suffisamment confiante pour diffuser des directs de ses tentatives de vol, mais aussi pour un essai grandeur nature d'un problème avec le booster, qui a lieu le 5 octobre. L'entreprise simule un échec critique dans une phase de vol en haute altitude, et la capsule réussit une fois de plus à s'éjecter, à plus de Mach 3, avant de revenir encore se poser sans incident. De quoi rassurer les futurs clients.
En effet, Blue Origin ne s'en cache plus, New Shepard volera « bientôt » avec 6 touristes à son bord, dans un profil de vol totalement automatisé et sans pilote. Un nouvel exemplaire de la capsule est exhibé, et il vaut le détour : d'énormes hublots pour une capsule claire, 6 sièges ergonomiques disposés en cercle, un intérieur capitonné et pressurisé. Mais il faut encore « quelques essais » avant les vols habités.
Mais où est New Shepard ?
Malgré l'enthousiasme du public, l'exemplaire suivant ne volera pas avant une année entière. La réalité a rattrapé Blue Origin, qui n'est encore qu'une petite structure et qui a du mal à produire un matériel totalement réutilisable en un temps court. D'autant que l'entreprise n'a pas vraiment le droit à l'erreur, malgré les garde-fous pour assurer la sécurité. La troisième capsule New Shepard, H.G. Wells, n'emportera donc toujours aucun astronaute, mais un mannequin équipé de très nombreux capteurs ainsi que des expériences réparties dans la capsule et des caméras qui vont montrer aux futurs chanceux la vue qu'ils auront à la frontière de l'espace. Le programme est très lent : un vol en 2017, deux en 2018, trois en 2019 et un seul en 2020. À chaque direct pourtant, les commentaires sont dithyrambiques, et les vols réguliers sont pour très bientôt…
Après 7 vols consécutifs de la même capsule et de son booster, Blue Origin est enfin confiante sur le système New Shepard. La 4e génération est là, avec sa capsule RSS First Step, qui vole une première fois en janvier 2021, puis en avril (à chaque fois à 100 kilomètres d'altitude) dans une répétition générale de son premier vol habité pour roder les préparations au sol. L'entreprise met les petits plats dans les grands et prévoit son premier décollage avec Jeff Bezos, son frère et Wally Funk (l'une des « Mercury 13 ») pour la date anniversaire de l'alunissage d'Apollo 11. La dernière place est même mise aux enchères ! Malheureusement pour Blue Origin, ce premier vol habité se fait griller la priorité par un autre milliardaire, Richard Branson, qui vole 10 jours plus tôt à bord de son propre avion-fusée. Décidément !
2022, l'année dorée, jusqu'à…
Mais en 2021, puis en 2022, Blue Origin va s'affirmer comme le leader des vols commerciaux suborbitaux. En 13 mois, la capsule RSS First Step s'envole à 6 reprises vers l'espace, emmenant 31 passagers au-delà des 100 kilomètres d'altitude (dont un, Evan Dick, qui a même volé deux fois).
L'entreprise gagne en puissance, annonce une deuxième capsule, prévoit jusqu'à 15 vols avec ses boosters réutilisables, et plus encore pour les capsules. Plusieurs invités de marque sont conviés à voler à la frontière de l'espace avec New Shepard : l'acteur William Shatner, le présentateur Michael Strahan, Laura Shepard, la fille d'Alan Shepard. Les prix des places achetées, non publics, évoluent entre 500 000 et plus de 1 million de dollars lors de ventes aux enchères.
Mais New Shepard va subir un difficile coup d'arrêt le 12 septembre 2022. La capsule H.G. Wells décolle sans astronautes, mais avec plusieurs expériences, notamment pour la NASA. Cependant, son étage de fusée subit une rupture de tuyère sur son unique moteur au cours de la montée vers l'espace. Le système d'éjection s'active immédiatement, la capsule se pose sans incident. Même s'il y avait eu des astronautes à bord, ils auraient tous survécu, mais le mal est fait.
Au printemps 2023, Blue Origin annonce avoir terminé son enquête et appliquer des corrections sur son moteur BE-3 pour le rendre plus fiable. L'entreprise annonce un retour prochain des vols de New Shepard, mais ces derniers, fin août, ne se sont pas concrétisés. C'est donc plus d'un an supplémentaire qui s'ajoute à la longue mise en service de ce système. Cela a permis à la concurrence de Virgin Galactic de revenir sur le devant de la scène. Il est sinueux, ce chemin vers la ligne de Kármán…