Et ce n'est pas fini, car au fil des années, les Yamada Denki, Best Denki, Bic Camera, Yodobashi Camera et autres grandes enseignes du secteur, n'en finissent pas de grossir et de s'implanter dans les lieux les plus fréquentés des populeuses villes nippones, et ce au détriment d'autres types de commerces sur les plates-bandes desquelles ils marchent désormais allègrement.
Mais diantre, comment font-ils donc pour parvenir à ce point à séduire des clients japonais, exigeants comme pas deux et attachés au moindre détail quant à l'attitude des préposés et à la qualité de service ? (lisez le manga du dessinateur japonais surnommé Jean-Paul Nishi).
À toute heure du jour ou de la soirée, en toute saison, en semaine comme le week-end, ils ne désemplissent pas. Pourquoi tant de monde dans ce Bic Camera de Yurakucho (centre de Tokyo) un jeudi en plein milieu d'après-midi ? Tous les profils de clients se retrouvent dans ces grandes surfaces : des mères de famille qui reluquent les autocuiseurs à riz, des retraités les yeux perdus dans le rayon TV, des « salarimen » qui tuent le temps entre deux rendez-vous en testant l'iPhone au guichet des mobiles, des adolescents qui débattent devant les étagères de jeux vidéo et de jeunes OL (offices ladies) qui viennent de quitter le bureau et cherchent l'humidificateur de peau portable vanté tant et plus dans les magazines féminins.
Ces grandes enseignes, qui comptent généralement près d'une dizaines d'étages (plusieurs milliers de mètres-carrés) et peuvent aligner jusqu'à un million de références, n'ont de fait pas d'équivalent en France (la Fnac ne propose au plus que 10% des produits d'un Bic Camera, idem pour Darty ou autres chaînes françaises du même acabit).
Alors que le Japon, traumatisé, est en pleine crise lancinante depuis le 11 mars, après le séisme, le tsunami et la catastrophe nucléaire de Fukushima, les « kaden ryohanten » affichent une situation presque insolente.
« En dépit du peu d'entrain des Japonais à dépenser dans ces circonstances, nous voyons des signes de regain », indiquait modestement le groupe Bic Camera lors de la présentation de ses résultats financiers. C'est que l'univers marchand dont il fait partie sait mettre à profit toutes les situations. « Nous avons certes traversé un trou d'air en mars, mais dès avril les affaires ont repris », a souligné l'enseigne. La raison ? Bic Camera et ses concurrents ont d'emblée développé un argumentaire publicitaire collant aux préoccupations de la population.
Forcés de faire des économies d'électricité à cause de l'arrêt de pas moins de 39 réacteurs nucléaires sur les 54 que compte le pays, mais affolés par la montée des températures, les Japonais ont en masse renouvelé leurs énergivores climatiseurs domestiques au profit de nouveaux modèles plus économes. Bic Camera n'a pas arrêté de jouer avec le slogan « économie de courant » et de placarder des affiches sur une multitude d'appareils, happant ainsi le regard des chalands. Les rivaux ne se sont bien entendu pas privés d'en faire autant, faisant eux aussi une promotion en fanfare des ampoules à diodes électroluminescentes, des ventilateurs, des réfrigérateurs mieux isolés...
La fin de la diffusion TV analogique hertzienne, intervenue le 24 juillet dernier (lire Live Japon du 23 juillet 2011) a également propulsé dans les mois précédents les ventes de téléviseurs et enregistreurs vidéo Blu-Ray (puisqu'il n'y a même plus de modèles à DVD classique). Ces magasins immenses, bruyants, aux couleurs criardes et ambiance tapageuse, ont le don d'attraper les clients qui peuvent y passer des heures sans même s'en rendre compte et repartir avec deux produits au lieu du seul dont ils avaient besoin. C'est qu'il se joue entre eux une telle concurrence qu'ils se battent à coup d'infernales promotions et rivalisent avec des systèmes de points de fidélité aux avantages imbattables.
En gros, si vous payez un téléviseur 1000 euros, vous bénéficiez d'un à-valoir de 100 à 200 euros sur l'achat suivant. Le système est d'autant plus efficace pour capter le client que l'offre de produits ne cesse de s'élargir, ce qui incite fortement à revenir. Outre tout l'attirail électroménager, l'électronique, les jeux vidéo, l'informatique, la photo, la bureautique et les télécommunications (fixes et mobiles), ces magasins proposent une immense gamme d'appareils de soins et esthétique (rasoirs, sèche-cheveux, brosses à dents high-tech, ...), mai aussi des jouets, de la literie, des boissons alcoolisées (!), des accessoires de voyage, des lunettes, et on en oublie assurément.
Forts de leur réussite, ils s'aventurent aussi dans des domaines de plus en plus spécialisés, exigeant des compétences très particulières, comme la vente et la pose de systèmes photovoltaïques.
Yamada Denki (661 magasins au Japon) est dans ce domaine un des plus actifs. Le groupe édite des prospectus tape-à-l'œil pour promouvoir ses « offres éco » (économie, écologie) dont les installations solaires et les batteries lithium-ion domestiques (de 7 000 à 15 000 euros pièce). « C'est un produit nouveau qui avait toute chance de rester confidentiel mais qui du fait des conséquences du séisme et des risques de coupure de courant est beaucoup plus demandé que nous ne le pensions », a déclaré à la presse nippone un responsable du groupe.
Panasonic, Sanyo ou encore Toshiba fournissent ce genre d'engins qui n'aurait guère trouvé d'acheteurs sans la catastrophe du 11 mars. Argument massue : « produisez-vous même l'énergie dont vous avez besoin ». Comme ces commerçants sont rusés (sans être pour autant malhonnêtes), ils constituent généralement des ensembles complets pour que l'offre soit rationnelle : autrement dit « achetez de l'électroménager qui consomme moins et équipez-vous de moyens de production qui leur correspondent ». Mieux : Yamada Denki a annoncé ce vendredi 12 août 2011 l'acquisition d'une société japonaise de construction de maisons individuelles, pour proposer ainsi à ses clients non seulement l'équipement intégral mais aussi le toît et les murs du foyer.
Yamada Denki est aussi, avec Bic Camera, l'une des enseignes qui commercialisent la voiture électrique i-Miev de Mitsubishi Electric, estimant qu'à l'avenir, les véhicules de ce type pourront presque être considérés comme un équipement électroménager. Le fait est qu'une automobile dotée d'une batterie lithium-ion peut elle aussi servir de source d'alimentation électrique pour le foyer. La preuve : Nissan a présenté récemment un système permettant d'utiliser de la sorte la batterie de sa voiture électrique Leaf, en la chargeant le jour par énergie solaire ou par secteur aux heures creuses nocturnes. La batterie de la voiture, reliée à l'installation électrique du foyer, peut ainsi notamment dépanner en cas de coupure de courant ou aider à pallier l'insuffisance d'électricité en limitant l'usage au moment des pics de consommation, un argument vendeur au Japon. Nissan prévoit de commercialiser ce dispositif d'ici au printemps prochain. A noter que l'offre des « kaden ryohanten » ne s'adresse pas seulement aux particuliers mais également aux entreprises.
Bic Camera (intégrant aussi l'enseigne Sofmap), qui propose aussi des installations solaires, s'est par ailleurs félicité récemment d'être le premier à avoir mis en place un comptoir spécial pour racheter des appareils hors d'usage dans le but précis d'y récupérer les métaux rares, une initiative prise alors que le Japon est un des plus gros utilisateurs de ces ressources précieuses et qu'il dépend sur ce plan en partie des bons vouloirs de la Chine.
Bien que surprenante au premier abord, la logique de raisonnement de Yamada et Bic Camera n'est jusqu'à présent pas si idiote. Elle a sa cohérence. On a un peu plus de mal en revanche à comprendre la raison qui les pousse à s'immiscer dans un autre secteur très spécialisé, celui de la pharmacie. Depuis le début du mois, le très fréquenté Bic Camera de Yurakucho commercialise deux catégories de médicaments, délivrables sans ordonnances mais exigeants quand même des personnels qualifiés. Pour cela, le groupe s'est lié avec une chaîne spécialisée, Qol Group.
Puissantes et capables d'investir, ces chaînes qui comptent de quelques dizaines à plusieurs centaines de boutiques dans l'archipel, se disputent les meilleurs emplacements, à savoir les immeubles à la sortie des nombreuses gares des grandes villes, lesquelles sont les centres névralgiques urbains. Rien que cette année, l'ensemble des 9 grands groupes du secteurs prévoient d'ouvrir au Japon la bagatelle de quelque 250 boutiques supplémentaires.
Traditionnellement, à proximités des grandes stations ferroviaires, se trouvent les surnommés « hyakkaten » (grands-magasins, tels Mitsukoshi, Takashimaya, Seibu, Tokyu). Mais comme ces établissements chics de mode, accessoires et épicerie fine ont de plus en plus de mal à résister à la crise lancinante depuis une vingtaine d'années, les « kaden ryohanten » sont les premiers sur le coup lorsque l'un d'eux tire le rideau. En mars 2012, le vénérable Mitsukoshi Alcott avec ses espaces Louis Vuitton ou Junkudo de la sortie est de la gare de Shinjuku à Tokyo sera remplacé l'été suivant par un Bic Camera, tout comme l'a été en 2010 un autre Mitsukoshi à Ikebukuro par un Labi (Yamada Denki).
Il n'est en outre pas rare que les navires amiraux de ce conquérants, d'une surface qui peut atteindre 15 000 mètres carrés, s'affrontent à une distance de seulement quelques dizaines de mètres, comme dans les quartiers de Shinjuku et Ikebukuro à Tokyo, d'où une infernale guerre des prix dont profitent les clients. Autre champ de bataille féroce : la gare de Nagoya où Bic Camera et Yamada Denki ont ouvert les hostilités cette année en attendant Yodobashi en 2016.
Pour vous donner une idée de la taille de ces « kaden ryohanten », sachez que Yodobashi Camera et Bic Camera totalisent chacun des recettes annuelles à peu près équivalentes à un dixième de celles de Sony dans le monde, soit de l'ordre de 5,7 à 6,5 milliards d'euros.
Quant à Yamada Denki, il devrait encaisser cette année un chiffre d'affaires de l'ordre de 20 milliards d'euros, plus de deux fois supérieur à celui de Nikon ou Nintendo dans le monde, et représentant plus d'un quart de celui de l'ensemble des grandes enseignes du secteur.
Conscient qu'une telle réussite puisse surprendre et susciter questions et convoitises, le patron de Yamada (entreprise fondée il y a 37 ans) s'est fendu d'un ouvrage, « Dakara Yamada de kaitakunaru » (« C'est pour ça que j'ai envie d'acheter chez Yamada ») où il explique un pan des recettes secrètes de son succès intrigant.