Voilà qui laisse un tantinet perplexe J.P. Nishi, personnage créé par le mangaka éponyme nippon qui, au passage, vient de publier en France un manga intitulé "A nous deux, Paris !" où il dessine ce jeune Japonais paumé dans la capitale française et aussi mal à l'aise devant les Parisiens imprévisibles et incorrigibles que devant le robot "Télénoïd" rencontré cette fin de semaine à Tokyo.
Il se nomme Hiroshi Ishiguro, un nom somme toute assez commun au Japon, mais le personnage, lui, ne l'est pas. Profession: roboticien. Spécialité: créateur de robots androïdes. Objectif de ses recherches: comprendre ce qu'est l'homme. L'ombre de M. Ishiguro, professeur de l'université d'Osaka, est présente derrière la plupart des humanoïdes développés au Japon, à commencer par son propre clone, Geminoïd, ou celui d'une femme, Geminoïd F. Dernièrement, M. Ishiguro a encore fait parler de lui en présentant une nouvelle créature qui diffère un peu de ses projets antérieurs mais procède néanmoins de la même logique. Il s'agit, en l'occurrence, non pas d'un robot, mais d'une silhouette semi-humaine rembourrée, couverte de tissu coloré, souple, de la taille d'un enfant d'un an environ. Baptisé "Hugvie", cet objet (une sorte de traversin ou coussin androïde) a pour vocation de rendre la communication interpersonnelle distante plus tangible, plus sensuelle. Explications: Hugvie est équipé de vibreurs et d'une pochette dans la tête, prévue pour accueillir un téléphone portable. Chacun des deux interlocuteurs distants munis d'un Hugvie glisse son mobile dedans et converse en tripotant l'objet, lequel vibre en fonction des impulsions sonores (volume et hauteur de la voix). A l'avenir, il est prévu de doter Hugvie de capteurs de sorte que les actions effectuées sur l'un des deux Hugvie soient transmises à celui situé à distance pour que l'interlocuteur puisse les percevoir.
Selon le professeur Ishiguro, ce simple objet, qui est appelé à évoluer, a été développé dans le but de:
1- proposer un nouveau médium utilisable par tous à un prix raisonnable
2- transmettre la sensation de présence humaine et faciliter ainsi la communication distante via un objet que l'on peut aisément prendre dans ses bras, manipuler, cajoler.
Actuellement exposé dans une galerie attenante à un magasin de robotique du quartier d'Akihabara à Tokyo, le Hugvie en question est effectivement agréable au toucher, mais téléphoner à son chéri ou à ses enfants en collant sa tête à un tel objet et le serrer dans ses bras laisse quand même une sensation de malaise. Il n'empêche, il y a sans doute des clients pour ce genre de choses censées aider les humains à approfondir leurs relations. Pour parfaire encore l'illusion que l'être avec qui l'on parle est réellement à côté, sont aussi proposés des arômes censés correspondre au parfum de l'autre. A noter que l'appellation "Hugvie" est la fusion du terme anglais "hug = embrassade" et du vocable français "vie", le tout ayant pour sens "embrasser la vie". Une version basique, sans vibreurs, c'est-à-dire grosso modo un "coussin à bisous" en forme semi-humaine est d'ores et déjà en vente en divers coloris pour un tarif de l'ordre de 45 euros.
Le professeur Ishiguro et l'Institut de recherches sur les télécommunications avancées (ATR) avaient déjà exploré des possibilités similaires il y a un peu plus d'un an avec une autre créature étrange, appelée Elfoïd, un prototype de téléphone portable en forme d'être humain, un medium qualifié alors de "révolutionnaire" pour mieux ressentir la présence de l'interlocuteur.
Cette chose est conçue pour donner une sensation de proximité et contribuer à enrichir la conversation, de façon visuelle (couleurs, animation) et grâce au toucher. "Les téléphones portables évoluent très rapidement et sont aujourd'hui dotés d'excellents logiciels et interfaces", soulignait alors M. Ishiguro, "mais ils ne permettent de ressentir la présence de l'interlocuteur que grâce à sa voix", regrettait-il. Avec cette reproduction miniature, la personne avec laquelle on converse à distance devient presque tangible. "On comprend au premier coup d'oeil qu'il s'agit d'une représentation humaine, à laquelle on peut en outre donner l'aspect d'un homme, d'une femme, d'une personne âgée ou d'un enfant", précisait-il. Bref, Elfoïd, tout comme Hugvie, a une forme assez humaine pour être assimilée à une personne, mais un faciès neutre qui peut, grâce à l'imagination et aux sensations ressenties, adopter tous les visages, toutes les postures donc toutes les identités. Le matériau extérieur duquel est habillé Elfoïd offre en outre, paraît-il, une sensation proche de la texture d'une peau et est donc agréable au toucher. Le prototype de téléphone en question est dépourvu de boutons, l'objectif étant d'utiliser des instructions vocales, des surfaces tactiles ou la reconnaissance d'images. "La nouvelle communication que rendra possible cet objet, en faisant ressentir la présence humaine, peut contribuer à modifier notre façon de vivre, tout comme l'ont fait internet et le téléphone mobile", ont insisté ses créateurs qui espèrent le proposer dans les quatre ou cinq ans à venir.
Avant ces deux objets, M. Ishiguro avait présenté un robot de silhouette ressemblante, Telenoïd, un vrai robot cette fois, qui lui aussi, de par la neutralité de son visage, peut être assimilé à toute personne. Telenoïd est également destiné à renforcer la sensation de présence de l'autre lors de communication distance, en l'occurence cette fois avec la téléphonie via internet. L'interlocuteur parle devant son ordinateur et ses mots sont reproduits par Telenoïd qui, dans l'imaginaire de la personne présente devant lui, prend les traits de l'interlocuteur distant. Il peut s'agir aussi bien d'une aide-soignante discutant avec un patient que d'un grand-père avec son petit-fils ou d'une femme avec son mari.
La décision de créer une apparence humaine neutre résulte de la volonté de rendre l'humanoïde plus aisément utilisable. Auparavant, M. Ishiguro s'était distingué avec des créatures-clones, portraits crachés d'être existants. Du coup, impossible de les associer à une autre personne que celle dont ces robots étaient des représentations, d'où des applications limitées. Telenoïd, lui, qui, à l'instar de Hugvie ou Elfoïd, n'a pas de bras finis, pas des mains ni de jambes, doit être posé sur un support ou tenu. Il bouge la tête, les yeux, la bouche, les bras et le buste en fonction des mots qu'il restitue. Jusqu'à présent, quatre versions successives de Telenoïd ont été développées, dont la dernière, Telenoïd R21, la plus basique, la plus légère, la plus abordable, l'a été le mois dernier.
"A la vue de Telenoïd, personne ne pense que l'objet soit mignon: il est plutôt jugé répugnant et met carrément mal à l'aise. Mais si on l'expérimente, la sensation change du tout au tout. Dès qu'on lui parle et qu'il réagit, on se sent bien et en sécurité avec lui, il devient presque adorable", témoigne une personne qui l'a testé en fin d'année dernière.
Il n'empêche, comme le dit si bien le mangaka J.P. Nishi, on n'en vient quand même pas au point de tomber amoureux.
Les recherches du professeur Ishiguro, même si elles font indéniablement progresser la compréhension de l'humain en démontant ses mécanismes et en essayant de les reproduire, posent question. En effet, dans la société nippone où les relations humaines se distendent pour diverses raisons, les Japonais ont tendance à rechercher dans l'emploi de technologies nouvelles des solutions pour les renouer, alors même que les techniques sont justement parfois la cause même de cette dislocation relationnelle. A cet égard, l'emploi immodéré du téléphone mobile conduit certes les gens à se contacter de plus en plus souvent, que ce soit en s'appelant ou s'écrivant des courriels, mais aussi in fine à se voir de moins en moins souvent et, déshabituer, à appréhender de plus en plus la rencontre de visu. Or, pour résoudre cela, au lieu de suggérer une utilisation plus raisonnée du mobile ou d'autres moyens de télécommunications, l'on transforme un mal social en application commerciale en imaginant des objets afin de tenter de créer à distance une sensation de proximité qui, toute parfaite puisse-t-elle être, n'en restera pas moins artificielle. Si cela était limité au seul cas de M. Ishiguro, il n'y aurait peut-être pas lieu de s'inquiéter outre-mesure, mais le fait est qu'il s'agit d'une orientation commune à de nombreux chercheurs du secteur des technologies, ce qui découle aussi du fait que le Japon est souvent parvenu dans le passé à apporter des réponses à ses problèmes structurels (absence de ressources naturelles, intense activité sismiques, terre insulaire, etc.) grâce à ses développements technologiques.