Après les années 60 qui ont vu la France devenir la troisième puissance spatiale, puis la décennie 1970 marquée par la difficile consolidation de l’industrie spatiale européenne, l’ESA a réussi à s'imposer comme un acteur commercial sérieux grâce aux fusées Ariane 3 et Ariane 2. Mais avant même qu’Ariane 1 ne fasse son premier vol, l’Agence spatiale européenne avait prévu de concurrencer la nouvelle navette spatiale européenne avec un lanceur lourd et modulaire : Ariane 4.
A la fois économique, fiable et versatile, Ariane 4 finira par occuper près de 60% des parts du marché mondial des satellites commerciaux !
Vers l’industrialisation du secteur spatial
A la toute fin des années 1970, alors qu’Ariane 1 préparait son premier vol, le CNES dévoile son plan d’action pour la prochaine décennie. Avec l’émergence du marché des gros satellites de télécommunication, l’idée est tout d’abord d’améliorer en profondeur Ariane 1 et de tester en conditions réelles l’utilisation de boosters et plusieurs améliorations sur les moteurs Viking, notamment. Cela donnera naissance à Ariane 2 et Ariane 3, qui permettront de patienter en attendant l’arrivée d’Ariane 4, bien plus grosse et novatrice.
En 1981, l’ESA (Agence spatiale européenne) valide officiellement le projet proposé par la France. Comme pour les précédents lanceurs, le développement est confié au CNES, et l’industrialisation est portée principalement par le français Aérospatiale et l’allemand MBB, avec une participation minoritaire d’autres industriels européens. A l’époque, la mise en service est attendue pour 1986.
Par rapport aux lanceurs précédents, Ariane 4 devra véritablement révolutionner le secteur. En effet, si le marché suit, il est prévu de commander ces nouveaux lanceurs en grande série. Les commandes auprès des fournisseurs se comptant en dizaines de lanceurs, il sera possible de réduire par deux ses coûts de production. Une première pour un lanceur commercial !
Concurrencer la navette spatiale
A l’heure où l’Europe se penche sur la production industrielle à grande échelle de fusées Ariane « consommables », le concurrent américain s’oriente vers une tout autre voie. Après l’arrêt du programme Apollo, la NASA s’est lancée dans l’aventure de la navette spatiale. Construite en petite série mais conçue pour être réutilisable des centaines de fois, la navette spatiale doit non seulement offrir un accès à l’orbite basse pour des équipages humains, mais aussi permettre le déploiement de nombreuses charges utiles lourdes, y compris vers l’orbite géostationnaire. Mieux encore : la navette spatiale pouvait permettre de réparer un satellite en orbite, ou de le ramener sur Terre pour maintenance si nécessaire !
Sur le papier, la navette spatiale était imbattable. Dans les faits, cependant, le lanceur s’est vite avéré extrêmement coûteux à opérer. De quoi laisser de la place pour la concurrence européenne, qui bénéficiait au début des années 1980 de plusieurs lanceurs fiables et d’une excellente position de tir proche de l’équateur.
Malheureusement, la situation a empiré pour les Etats-Unis après la perte dramatique de la navette Challenger, en janvier 1986, avec sept personnes à bord. Outre un arrêt des vols de navettes de près de trois ans, cet accident a entrainé un changement de stratégie de la part de la NASA, qui va désormais réserver les capacités de lancement de la navette aux satellites gouvernementaux, relançant alors l’industrialisation des lanceurs conventionnels. Un désastre industriel, politique et humain pour la NASA, qui permettra à Arianespace de gonfler son carnet de commandes pour Ariane 4.
Innover dans la continuation
Pour concevoir Ariane 4, le CNES et les industriels ont opté pour une approche à la fois sécurisée et innovante. Dans les grandes lignes, Ariane 4 ressemble à une version agrandie et sur-vitaminée d’Ariane 3, qui poussait elle-même le concept d’Ariane 1 dans ses retranchements. Comme toutes les fusées Ariane jusqu’à présent, Ariane 4 dispose d’une structure à trois étages surmontée d’une coiffe pouvant embarquer plusieurs satellites.
Dans un premier temps, le deuxième et le troisième étage subissent peu de changements par rapport à Ariane 2 et 3. Ils sont renforcés pour supporter la masse accrue et les plus grandes performances du lanceur, mais conservent des dimensions similaires ainsi que les mêmes moteurs Viking 4B (2e étage) et HM-7B (3e étage). Ils évolueront cependant au fil du temps, notamment le 3e étage H10 qui finira sa carrière en embarquant une tonne d’ergols supplémentaire.
On notera d’ailleurs qu’Ariane 4 conservent les mêmes ergols qu’Ariane 2 et 3, les moteurs Viking étant alimentés par un mélange d’UH25 et de peroxyde d’azote. Si le premier étage est un temps envisagé avec cinq moteurs Viking, il conservera une configuration quadrimoteur comme ses prédécesseurs. Toutefois, les ingénieurs du CNES et de l’Aérospatiale vont considérablement revoir leur copie sur ce premier étage, modifié et agrandi pour pouvoir embarquer 227 tonnes d’ergols et des Viking 5C plus puissants. Pour concurrencer la navette spatiale américaine et sa soute de 4,5 m de large, Ariane 4 reçoit une nouvelle coiffe de 4 m de diamètre, qui surmonte une case à équipement dotée d’une électronique moderne.
Enfin, les petits boosters d’Ariane 3 laissent la place à de nouveaux propulseurs d’appoint à poudre (PAP) plus longs et plus performants, pouvant être embarqués à quatre exemplaires. Pour booster encore plus les performances au décollage, Ariane 4 est aussi capable d’embarquer des propulseurs d’appoint à ergols liquides (PAL), dotés de moteurs Viking 6, variante sans tuyère mobile des Viking 5C. Une évolution qui va en réalité faire toute la différence en permettant à une unique fusée de couvrir tous les besoins de ces clients, aussi bien pour l’orbite basse que pour l’orbite géostationnaire.
Un lanceur particulièrement modulaire
Ariane 2 et Ariane 3 différaient uniquement par la configuration de leur propulsion, avec ou sans PAP. Si la même logique a conduit à la conception d’Ariane 4, il n’est plus question de changer complètement la désignation du lanceur pour chaque variante. Et pour cause : il aurait alors fallu pousser la série jusqu’à Ariane 9 pour prendre en compte les six configurations de la nouvelle fusée ! En lieu et place, la désignation Ariane 4 est suivie d’un chiffre qui précise le nombre de boosters, et d’une ou deux lettres qui détaillent leur nature :
- Ariane 40 : aucun booster. Elle pèse 240 tonnes au décollage et peut mettre 2,1t en orbite de transfert géostationnaire (GTO) ou 4,6t en orbite basse.
- Ariane 42P : deux propulseurs d’appoint à poudre (PAP). Elle pèse 320 tonnes et peut lancer 2,9t en GTO, et 6t en orbite basse.
- Ariane 44P : quatre PAP. Elle pèse 30 tonnes de plus que A42P, mais offre une capacité GTO de 3,4t et de 6,5t en orbite basse.
- Ariane 42L dispose de deux gros propulseurs d’appoint à ergols liquides (PAL). Avec 360 tonnes sur la balance et une capacité de 3,5t en GTO, elle dispose de caractéristiques semblables à Ariane 44P. Elle peut cependant déployer jusqu’à 7t en orbite basse. Il s’agit de la limite structurelle du lanceur, les versions plus puissantes ne pouvant pas dépasser ces 7t d’emport.
- Ariane 44LP : 2 PAL et 2 PAP. Elle atteint 420 tonnes sur la balance et emporte, en fin de carrière, jusqu'à 4,3t en orbite GTO.
- Enfin, Ariane 44L dispose de quatre PAL, et donc de huit moteurs Viking au décollage ! Sa masse atteint alors 480 tonnes, le double d’Ariane 40, et permet la mise en orbite de 4950kg de charge en orbite GTO.
La modularité exemplaire du système de propulsion permettra à Ariane 4 de s’adapter à chaque charge utile. Grâce aux économies réalisées par sa production en série, même un lanceur techniquement sous-exploité comme Ariane 40 restera largement concurrentiel et évitera d’avoir à opérer simultanément un lanceur lourd avec une capacité de 4-5 tonnes en GTO, et un lanceur léger dédié avec une capacité d’emport de 2 ou 2,5 tonnes par exemple.
Sous la coiffe, l'autre arme secrète d'Ariane 4
La modularité d’Ariane 4 ne s’arrête pas à son système de propulsion. Sa coiffe, en apparence simple, cache en réalité de très nombreuses innovations et une grande souplesse d’emploi. Pour les lancements doubles, les précédents modèles d’Ariane disposaient du système SYLDA, une structure mécanique intégrée sous la coiffe qui avait l’inconvénient de consommer du volume sous cette dernière.
Avec Ariane 4, les ingénieurs ont innové et proposent SPELDA (« Structure porteuse externe de lancement double Ariane »). Ce système permet, en quelque sorte, de disposer d’une coiffe en deux étages. La partie basse, SPELDA, permet d’embarquer une charge utile, tandis que la partie haute, la coiffe, vient simplement s’empiler sur SPELDA. Le dispositif SPELDA a été proposé en trois tailles (23 m3, 32 m3 ou 42 m3), tandis que la coiffe est proposée en deux longueurs, 8,6 m de haut ou 9,6 m de haut. Le volume de la coiffe, de 60 m3 ou 70 m3, est réduit d’environ 10 m3 en cas d’utilisation de SPELDA. Pour les lancements uniques, la coiffe seule peut être utilisée. Une variante extra-longue de 11 m de haut a été proposée, mais jamais utilisée.
Les différentes combinaisons possibles entre les SPELDA et les coiffes de différentes longueurs expliquent que la hauteur d’Ariane 4 peut varier entre 54 et 60 m. A noter également que le système SPELDA n’empêche pas l’emport de deux satellites sous la coiffe supérieure, permettant d’embarquer trois charges utiles principales. L’un des premiers vols d’Ariane 4 a même réutilisé un système SYLDA prévu pour Ariane 3. De même, pour l’envoi de micro-satellites en plus d’une charge utile principale, Ariane 4 emploie le système ASAP, un adaptateur spécialisé pour les satellites de très petites dimensions, placé sous la charge utile principale.
Une carrière exemplaire
Grâce à cette architecture unique, Ariane 4 a connu une carrière commerciale exemplaire, battant tous les records de fiabilité et de rentabilité. En effet, dans le cas particulier des lanceurs spatiaux, le succès appelle le succès : les premiers vols sans incidents ont amené de nouveaux clients à Arianespace, qui a pu commander Ariane 4 et les moteurs Viking en grande série, augmentant ainsi la fiabilité tout en réduisant les coûts, ce qui attire de nouveaux clients, etc. Entre le lancement du programme Ariane 4 en 1981 et sa mise en service commercial, le carnet de commandes d’Arianespace est passé d’une douzaine à une cinquantaine de satellites, profitant de l’abandon de l’utilisation commerciale de la navette spatiale.
Sa conception dans la continuité d’Ariane 2 et 3 a permis un développement rapide du lanceur, même si le premier tir, prévu en décembre 1986, est finalement reporté de plus d’un an. Pour l’ESA comme pour Arianespace, il était en effet hors de question de prendre le moindre risque sur ce premier vol, d’autant plus qu’Ariane 2 et Ariane 3 restaient disponibles pour les clients les plus pressés. Finalement, le premier vol d’une Ariane 4 (version 44LP) a lieu le 15 juin 1988 depuis le nouveau pas de tir ELA-2, à Kourou, et se déroule à la perfection. Pour l'occasion, la fusée embarque un satellite météo européen, un satellite de télécommunication américain et un satellite radioamateur.
Entre 1988 et 2003, Ariane 4 connaîtra 116 vols, pour seulement trois échecs, dont un causé par un chiffon oublié dans une conduite de moteur. A certaines périodes, la cadence de tir pouvait dépasser un lancement par mois ! Lors de sa mise à la retraite, Ariane 4 détenait le record de 74 succès consécutifs, qui ne sera battu que par Ariane 5 des années plus tard. En tout, 7 Ariane 40 ont volé, 15 Ariane 42P (un échec), autant d’Ariane 44P, 13 Ariane 42L, 26 Ariane 44LP (un échec) et 40 Ariane 44L (un échec), mettant en orbite plus de 180 satellites, principalement des satcoms en orbite géostationnaire. Sa fiabilité atteint le taux exceptionnel de 97,4%.
Alors que l’Europe espérait récupérer 30% du marché des satellites commerciaux, elle réussit avec Ariane 4 à en monopoliser les deux tiers ! Malgré l’excellente conception d’Ariane 4, la fusée est progressivement mise en retrait avec l’arrivée d’Ariane 5 et de nouveaux concurrents étrangers. Mais ceci est une autre histoire !
L’héritage d’Ariane 4
Si Ariane 4 a cédé la place à un lanceur européen encore plus fiable et économique, cette fusée mythique a fait des émules un peu partout dans le monde. Son système de coiffes modulaires a notamment été exporté aux Etats-Unis, où quatre coiffes et un lot de SPELDA ont été vendus à Martin Marietta pour équiper le lanceur Titan 34D au début des années 1990.
Dans les années 2000, le constructeur ukrainien Yuzhnoye a conçu la fusée Cyclone-4 en prenant en compte une coiffe de 4m de diamètre directement dérivée de celle d’Ariane 4. Le projet, en partenariat avec le Brésil, ne verra jamais le jour. Mais une nouvelle variante, Cyclone-4M, pourrait bien voler depuis le Canada en 2023. Cette fois-ci, c’est tout le lanceur qui est conçu autour de la coiffe d’Ariane 4, la fusée entière optant désormais pour un diamètre de 4 m.
Source : ESA, Arianegroup, CapComEspace