Alors que la carrière d’Ariane 5 se termine, et qu’Ariane 6 s’apprête à décoller l'année prochaine, il est temps de revenir sur l’histoire des lanceurs européens de la famille Ariane. Une histoire dont les bases remontent au milieu du XXe siècle, quand la France a entrepris de devenir la première puissance militaire et spatiale du continent européen.
Si le programme spatial français débute officiellement en 1961, ses origines sont en réalité plus anciennes.
De l’EA-41 à la Super V2 : les tâtonnements d’après-guerre
Comme bien souvent dans l’exploration spatiale, les premières avancées technologiques françaises ont été le fait de programmes militaires. Pionnier de l’astronautique française, Jean-Jacques Barré conçoit au début de la Seconde Guerre mondiale la fusée EA-1941, destinée à atteindre la frontière de l’espace (100 km) avant de retomber sur Terre. La fusée, ainsi que son dérivé agrandi d’après-guerre EOLE, ne parviendront jamais à atteindre leurs objectifs, que ce soit en tant que missiles ou fusées-sondes. Pourtant, ces engins permettront aux ingénieurs français de développer des compétences en matière d’ergols cryogéniques.
Au final, la filière des fusées-sondes françaises profitera de l’expérience allemande après 1946. Contrairement aux Américains, Soviétiques et Britanniques, la France ne parvient pas à mettre la main sur les célèbres fusées allemandes V2, ni sur leur documentation détaillée. Mais, en 1946, plusieurs ingénieurs et spécialistes allemands sont installés avec leurs familles à Vernon, en Normandie, ainsi que dans les différents centres d’expertise nationaux, notamment à Cannes.
Pendant un temps, les ingénieurs français et allemands travaillent conjointement au développement d’une Super V2, avant que le projet ne se réoriente vers le développement d’un missile anti-aérien défensif, par la suite abandonné. Tous ces programmes sont menés, dès 1946, sous l’égide ou avec le soutien du LRBA, le « Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques », rattaché au Ministère de la guerre.
Véronique : la fusée-sonde française de référence
Après l’abandon de Super V2, et parallèlement au projet EOLE, les efforts se portent surtout vers le programme Véronique, pour VERnon électrONIQUE. Développé dès 1949, ce projet vise à développer la première fusée suborbitale française. Nous sommes alors encore bien loin du premier satellite Spoutnik, qui ne sera mis en orbite par les Soviétiques qu’en 1957. Sur le plan technique, la petite fusée française, monoétage à ergols liquides, est nettement moins ambitieuse que ses concurrentes soviétiques ou américaines, ou même que le concept EOLE.
Pour le gouvernement, l’idée est alors de disposer d’un engin simple, capable de franchir la limite de l’espace à 100 km d’altitude, afin d’engranger des données scientifiques sur la haute atmosphère, qui serviront à l’exploration spatiale et, bien entendu, au développement de futurs missiles balistiques.
Lancée pour la première fois en 1950, dans une version réduite, Véronique-R ne dépasse pas 2 000 m d’altitude. Mais la fusée évolue rapidement, avec Véronique-N qui vole à 65 km d’altitude, puis Véronique NA, qui atteint 135 km d’altitude, dépassant alors le seul cadre d’usage des fusées-sondes (l’exploration de la haute atmosphère) pour devenir un véritable lanceur suborbital.
Véronique AGI : le succès scientifique est au rendez-vous
Mais les plus grands succès de la fusée seront ceux de la version Véronique AGI, pour « Année Géophysique Internationale », entre 1957 et 1958. En raison de problèmes techniques, cette fusée capable d’atteindre 210 km d’altitude ne fera cependant son premier vol que l’année suivante, mais se rattrapera en apportant beaucoup à la recherche scientifique.
Au mois de mars 1959, deux Véroniques s'élancent successivement depuis le désert algérien. Elles permettent, grâce au panache de gaz qu’elles libèrent, de mettre pour la première fois en évidence la turbopause, la limite qui sépare l’atmosphère homogène, mélangée par les différents courants aériens, des couches extrêmes de la très haute atmosphère, stratifiée en fonction du poids moléculaire de ses composants, dont les plus légers s’échappent dans l’espace.
C'est aussi avec Véronique AGI que sont envoyés dans l’espace les premiers animaux français. Parmi eux, on peut notamment citer le rat Hector, en février 1961, et le chat Félicette, en 1963. Malheureusement, d’autres animaux n’ont pas eu la chance de revenir sains et saufs de ces expériences. Entre 1964 et 1969, la fusée suborbitale Vesta, sorte de « Super Véronique », effectue cinq vols, dont deux permettront d’envoyer avec succès des singes à plus de 200 km d’altitude.
Si aucune Véronique n’atteindra jamais l’orbite, cette famille de fusées connaîtra une riche carrière. De fait, les vols de Véronique se sont échelonnés de 1950 à 1969 ! Dans ses différentes versions, la fusée a volé depuis les communes de Vernon, Suippes et Cardonnet en France métropolitaine, avant d’opérer depuis le Centre spatial d’Hammaguir et de finir sa carrière à Kourou, en Guyane !
1961 : lancement du programme spatial français
Alors que la course à l’espace bat son plein entre l’URSS et les USA, le général de Gaulle prend deux décisions, en 1959, qui forment les fondations du futur programme spatial français et européen. D’une part, il créé la SEREB, Société d’étude et de réalisation d’engins balistiques, destinée à créer un missile balistique nucléaire, et qui prend le pas sur le LRBA. Très vite, et parallèlement à leurs attributions militaires, les ingénieurs de la SEREB imaginent la possibilité d’équiper un missile balistique d’un troisième étage afin d’en faire une fusée. Si la SEREB n’évoque rien aujourd’hui, elle va pourtant fusionner avec Sud-Aviation et Nord-Aviation en 1970 pour devenir Aérospatiale, l’une des sociétés qui donneront naissance au groupe Airbus.
D’autre part, de Gaulle instaure le Comité de Recherches Spatiales, ou CRS. Purement consultatif, le CRS est une administration peu efficace. Mais la prise de conscience de ses défauts conduit très vite à la création d’une nouvelle structure capable de porter pleinement le secteur spatial civil français : le CNES, ou Centre national d’études spatiales.
À l’été 1961, le programme spatial français est donc acté. Le général de Gaulle valide la proposition des ingénieurs de la SEREB, donnant naissance au programme Pierres Précieuses, et confirme le remplacement du CRS par le CNES, effectif dès 1962.
Le programme Pierres Précieuses vise l’orbite basse
Si Véronique permet à la France de s’inscrire pleinement au concert des nations astronautiques, elle n’en reste pas moins un engin simple, suborbital, d’environ 2 tonnes de masse et doté d’une propulsion et d’un mode de guidage rudimentaires. Pour atteindre et maîtriser l’orbite basse, la France a besoin de fusées multiétages qui alternent propulsion liquide et solide, dotées d’un système de guidage inertiel complexe. Autant d’avancées qui, bien sûr, serviront également à la constitution des missiles nucléaires français.
C’était là tout l’enjeu du programme Pierres Précieuses, qui vise à l’acquisition successive de toutes les connaissances nécessaires à la conception du premier lanceur orbital français : la fusée Diamant.
Dans un premier temps, il s’agit de valider la conception du système de télémesure, de la case à équipements et des installations au sol. Cela se fait via des fusées légères Aigle, en service depuis 1960, et Agate dès 1961, première fusée à être désignée selon la nomenclature des Pierres Précieuses.
Topaze, qui vole dès 1962, permet de valider les systèmes de pilotage et de guidage, et la mise en rotation de la fusée (qui assurera la stabilité de la charge utile non-guidée). Topaze servira également de deuxième étage à la future fusée orbitale.
Emeraude est le démonstrateur du premier étage du futur lanceur. Doté d’ergols liquides, Emeraude permet de valider le moteur Vexin. Après trois échecs en 1964, le premier vol réussi intervient en février 1965.
Dans la foulée, Emeraude est équipée du second étage Topaze. Ensemble, ils forment Saphir, d’une masse de 18 tonnes, et qui vole avec succès dès juillet 1965. Elle sert à valider l’intégration multiétage pour le programme spatial, avant de réaliser principalement des essais militaires.
Rubis, parallèlement, vole dès 1964. Son premier étage est une petite fusée Agate, surmontée d’un second étage Turquoise. L’ensemble sert à valider les procédures de séparation des étages, de largage de la coiffe et de suivi de la satellisation depuis le sol.
Astérix : le premier satellite français
Le 26 novembre 1965, après un nouvel essai réussi de Saphir, le pas de tir d’Hammaguir lance avec succès la première fusée Diamant A. Elle emporte avec elle le premier satellite français, Astérix, dont l’orbite elliptique atteint 527 km au périgée et à 1 697 km à l’apogée. Une orbite suffisamment haute pour que le satellite ne subisse que très peu de friction moléculaire à son périgée, ce qui devait permettre à Astérix de rester en orbite pendant plusieurs siècles.
Comme les premiers satellites soviétiques et américains, ce satellite de 40 kg n’emporte pas d’équipements scientifiques mais uniquement des transpondeurs radars, des équipements radios et de télémesures permettant de valider les procédures de tir. Endommagé lors de la séparation de la coiffe, Astérix n’arrive cependant pas à déployer ses antennes, limitant drastiquement ses capacités d’émission.
Malgré tout, ce lancement est un succès retentissant pour la France, qui devient la troisième puissance spatiale. Même si le Canada, le Royaume-Uni et l’Italie ont alors déjà mis en orbite des satellites, cela s’est fait via des fusées américaines, et pas à partir de moyens propres. Diamant A effectuera des lancements de satellites scientifiques D1 du CNES depuis Hammaguir, jusqu’à la fermeture du site en 1967. En 1970, Diamant B décolle pour la première fois du Centre Spatial Guyanais, qui exploite la fusée jusqu’en 1975 et l’arrêt brutal de Diamant et du programme spatial français. Mais ceci est déjà une autre histoire…