Les inventions de l'imaginaire 2 image

Avant que les écouteurs True Wireless ne conquièrent notre paysage quotidien, un homme avait déjà tout imaginé… Il y a près de 70 ans, Bradbury dépeignait avec une pertinence déconcertante des petits accessoires renfermant une technologie futuriste au creux de leur coquille. Brulez avec nous à 451 degrés Fahrenheit pour cette flamboyante invention de l'imaginaire.

Que serait la science-fiction sans ses inventions qui nous fascinent ? Anticipations perspicaces de l’avenir ou véritables sources d’inspiration pour les scientifiques, certains de ces fantasmes technologiques ont transcendé la fiction pour accéder aux portes du réel. Dans Les inventions de l'imaginaire, nous vous parlons d’une technologie qui a d’abord été mentionnée dans une œuvre de science-fiction avant de faire son entrée au grand jour. Embarquez pour un voyage tantôt littéraire, tantôt cinématographique où l’imaginaire fait plus que jamais partie de la réalité…

Ray Bradbury, écrivain américain du 20e siècle, est un auteur majeur de l’anticipation. On lui doit quelques chefs-d'œuvre dont, entre autres, Chroniques martiennes (1950), L’Homme illustré (1951) ainsi que le célèbre roman dystopique de science-fiction Fahrenheit 451 (1953) dont il va être question aujourd’hui. Dans ce récit qui extrapole la réalité de l’époque dans un futur proche, plusieurs technologies sont imaginées, mais c'est un objet en particulier qui a retenu notre attention. Il s’agit d’un petit accessoire fonctionnant en duo, l’écouteur Bluetooth, True Wireless s’il vous plaît, enfin plutôt son aïeul fictif : le Coquillage radio…

bradbury fahrenheit

Des Coquillages dans les oreilles

Fahrenheit 451, le titre du roman, est la température idéale pour incendier un livre. Dans cette société où la littérature est interdite et toute forme de culture prohibée, les pompiers n’éteignent plus les feux mais les allument. Parce qu’il véhicule du savoir et produit de la réflexion, le livre est en effet perçu comme un objet dangereux qui génère à coup sûr des conflits entre les citoyens. Il cristallise ainsi la haine et les craintes. Abêtis, la plupart des gens ne communiquent quasiment plus entre eux, préférant regarder, à longueur de journée, des émissions stupides sur le « mur-écran » dans leur « salon-télé » où ils s’abreuvent de stimuli qui saturent leurs sens, les gavent de son, de lumière, de couleur et de violence, cherchant désespérément à combler artificiellement un vide intérieur qu’ils ne parviennent même plus à identifier. Un vrai bonheur, donc.

  Si le Coquillage radio jouit d'une image poétique semblant inviter à la rêverie, son utilisation tourne au cauchemar.

Les écouteurs, ces « Coquillages radio-dés », servent à poursuivre cette occupation de la pensée, ils ont la lourde tâche de « faire passer le temps ». Si le Coquillage radio jouit d'une image poétique semblant inviter à la rêverie, son utilisation tourne au cauchemar. Comme une droguée, Mildred, la femme du personnage principal Montag, porte ces appareils dès qu'elle ne regarde plus le mur-écran, même la nuit venue, et ce, irrémédiablement, depuis dix ans.

« Et dans ses oreilles les petits Coquillages, les radio-dés bien enfoncés, et un océan électronique de bruit, de musique et de paroles et de musique et de paroles, battant sans cesse le rivage de son esprit toujours éveillé. »

Les petits objets sans fil fonctionnent en totale autonomie. Ils peuvent même s’installer seuls dans l’oreille de l’utilisateur après un simple effleurement : « Au contact de ses doigts, le dé électrique se déplaça comme une mante religieuse sur l’oreiller. Et voilà qu’il était de nouveau dans son oreille, à bourdonner. »

Mildred et ses écouteurs dans l'adaptation de Fahrenheit 451 par François Truffaut (1966)

Fahrenheit 451 a été porté au cinéma en 1966 par Truffaut, un film globalement réussi, d’une esthétique singulière, assez envoûtante bien qu’un poil datée. On y aperçoit les écouteurs qui, contrairement à la description faite dans le récit, sont des accessoires filaires qui ne gardent du coquillage que leur couleur d’un blanc de nacre. HBO a également proposée une adaptation du roman de Bradbury réalisée par Ramin Bahrani et diffusée en 2018. Cependant, l’intérêt pour le spectateur concernant ces appareils est, de fait, ici plus modéré : il y a deux ans on risquait moins de tomber des nues à la vue d’une paire d’écouteurs Bluetooth.

Quoi qu’il en soit, pour 1953, l’idée de ces Coquillages radio est fort ingénieuse et dénote, de la part de l'auteur, un regard d'une grande finesse ; d’autant que ce n’est pas que la pertinence de l’objet qui ébranle, mais également celle du contexte dans laquelle il intervient. La SF, reine pour anticiper l’avancée de la technologie, l’est également pour projeter dans le futur un imaginaire politique ou sociétal qui, bien souvent, fait mouche. Si les autodafés institutionnalisés nous semblent heureusement très éloignés de notre réalité, Fahrenheit 451 nous parle d’un monde où, avant qu’une quelconque loi ne leur soit imposée, ce sont d’abord les gens qui ont cessé de lire, par paresse mentale et devant la facilité de consommer des médias de masse… une vision prospective déroutante à l’heure où le futur ex-président des États-Unis se vante de ne jamais lire et où le gouvernement français assigne à la lecture une valeur non-essentielle.

l'exemple même d’une communication téléphonique via oreillette Bluetooth avec micro intégré […] en 1953…

Un peu plus loin dans le roman, on découvre pour la seconde fois des écouteurs sans fil, mais, cette fois-ci, dans un tout autre contexte. Les Coquillages ont été brillamment retravaillés par un ami de Montag et seront désormais l'allié du héros, lui offrant de l'aide et permettant un soutien moral important dans une situation périlleuse.

Le nouvel écouteur, un « petit objet de métal vert pas plus gros qu’une balle de calibre 22 » permet en effet, non seulement de diffuser du son, mais aussi d’en recevoir. En somme, nous avons ici l'exemple même d’une communication téléphonique via oreillette Bluetooth avec micro intégré ! Nous sommes pourtant toujours en 1953… une invention qui émerveille les personnages eux-mêmes et qui a dû sembler révolutionnaire aux lecteurs d’alors.

« Montag inséra la balle verte dans son oreille. Le vieil homme enfonça un objet similaire dans la sienne et remua les lèvres.

- Montag !

La voix résonnait dans la tête de Montag.

- Je vous entends !

Le vieillard se mit à rire.

- Je vous reçois parfaitement moi aussi ! »

Il est tout de même sacrément épatant d’avoir eu l'intuition de ce que serait un tel objet dans le futur et imaginé un appareil si élaboré et si malin. Le même appareil, miniature de surcroît, sert en effet à la fois à la communication téléphonique et à la réception des ondes radiophoniques, soit exactement l’usage que permet le Bluetooth aujourd’hui, mais le tout sans objet « relais », sans smartphone. Ce qui est peut-être plus impressionnant encore, c'est d'avoir intuitivement compris l'importance qu'il prendrait dans le futur et d'avoir immédiatement imaginé de façon si fine son ambivalence sociale, l'éloignement ou le rapprochement des gens qu'il peut engendrer selon l'utilisation qui en est faite.

Mais au fait, l'écouteur, c’est apparu comment ?

En 2020, nous sommes proches du niveau technologique des Coquillages ou des « balles » de Bradbury à ceci près que nos écouteurs nécessitent une source à proximité et qu'ils ne se déplacent pas seuls jusqu'à nos oreilles. Cependant, cela n’enlève rien aux progrès qui ont été faits depuis la sortie du livre.

Casque Brandes (1919)

Le principe de l’écouteur est né avec celui du téléphone, puis s’est développé, comme c’est souvent le cas, avec les enjeux liés à l’évolution de la société. De l’outil rudimentaire des standardistes américaines s’égosillant durant toute la fin du 19e, l’appareil devint, au début du siècle suivant, un véritable casque élaboré et robuste, bientôt utilisé par l’US Navy. Dans chaque écouteur, une importante bobine entourait les pôles d’un aimant situés près d’un diaphragme en acier : lorsque ce dernier vibrait, des ondes sonores s’en dégageaient.

la machine ultra moderne n'était pas vendue seule : elle était accompagnée d’écouteurs filaires de petit format, à placer dans le conduit auditif

Dans les années 50, le développement technologique de l'audio portable est d’une actualité « brûlante ». En 1954, soit un an après la publication de Fahrenheit 451, fut commercialisée la première radio à transistors, la Regency TR-1. Ce fut une sortie historique. En outre, la machine ultra moderne n'était pas vendue seule : elle était déjà accompagnée d’écouteurs filaires de petit format, à placer dans le conduit auditif ! On sait que ces oreillettes tiraient leur inspiration des appareils d'aide auditive destinés à des sujets malentendants.

La première radio à transistors, la Regency TR-1

À peine quelques années plus tard, en 1958, le premier casque stéréo est inventé par John Koss, un musicien de jazz américain, et permet d’écouter de la musique en toute tranquillité. Un objet plutôt tourné vers une utilisation solitaire particulièrement populaire chez les anciens soldats.

Création de la prise 3,5 mm, démocratisation du casque, Beatlephones, sortie du cultissime Walkman Sony puis du mini lecteur CD, popularité nouvelle des DJ : des années 60 jusqu’à l’aube de l’an 2000, les écouteurs et le monde des techno audio dans son ensemble ont connu de belles et riches années. En 2001, la cerise est posée sur le gâteau avec l’apparition tonitruante de l’iPod, un tout petit objet qui permet d'écouter des milliers de titres !

Le célèbre Walkman Sony (1979)

Dans notre quête d’assembler les pièces nous menant du Coquillage bradburyen à l’écouteur True Wireless, un menu détail perdure. Cela ne vous aura pas échappé, tous les appareils évoqués sont munis d’un plus ou moins long, plus ou moins épais, plus ou moins coloré et plus ou moins résistant… fil. Or, nulle trace de ce svelte et alors salutaire cordon dans le roman d’anticipation ! Mais c’était faire fi de l’apparition du Bluetooth, cette norme de communication créée en 1994 par Ericsson (une entreprise suédoise)…

Oreillette Bluetooth

Comme développer une liaison à courte distance a vite emballé de grosses sociétés comme Microsoft ou Motorola, le projet du Bluetooth a pu avancer rapidement et, dès 1999, les premiers téléphones qui en sont équipés entrent dans la place. La progression continue en 2004 avec l’apparition d’un meilleur débit que l’on doit à la norme 2.0 et au mode EDR. Les oreillettes sans fil ne se font ensuite pas beaucoup attendre. Elles sont alors « mono », c’est-à-dire constituées d’un seul appareil.

À l’époque, l’oreillette Bluetooth venait compléter, avec la cravate et la mallette, la panoplie de l’homme d’affaires moderne

Ces dernières débarquent ainsi sur le marché presque 50 ans tout pile après la sortie du roman de Bradbury. À l’époque, l’oreillette Bluetooth venait compléter, avec la cravate et la mallette, la panoplie de l’homme d’affaires (certains diront « pressé ») moderne. Il faut à peine quelques années pour que des grandes marques sortent des casques sans fil de plus en plus qualitatifs mais aussi de plus en plus design et confortables. L'explosion des smartphones participe bien entendu très fortement de la démocratisation du Bluetooth et des écouteurs connectés. Peu de temps après, les True Wireless, « écouteurs vraiment sans fil » qui respirent la modernité feront une entrée remarquée. Parmi eux les fameux Airpods, tout de blanc vêtus, nous ramènent rêveusement à nos chers Coquillages.

Aujourd'hui accessoires de mode comme compagnons de sport, les écouteurs sont utilisés comme outils de communication ou de loisir, de culture comme de travail, et s'adaptent à peu près toutes les situations du quotidien. Ils sont l'extension audio personnelle de notre fidèle smartphone.

Les Airpods d'Apple

Nul besoin d'être devin ou auteur de science-fiction pour affirmer que les écouteurs Bluetooth, toujours plus stables, plus confortables et plus intelligents, ont un bel avenir devant eux. Savoir comment cette technologie évoluera encore et quels usages il en sera fait, sont d'autres questions. Dans tous les cas, tant qu'aucun incendie ne pointe à l'horizon, nous aurons toujours les livres pour rêver et nous projeter dans d'autres réalités, de préférence technologiques !