Le traducteur universel, outil privilégié de la SF, permet de transposer instantanément tout discours dans une autre langue, qu'elle vienne de la Terre… ou d'ailleurs.
Dans la réalité, on parle de traducteur automatique, mais la problématique est à peu près la même : comprendre la langue de l'autre pour pouvoir communiquer. Dans La Nuit des temps (1968), René Barjavel saisit la question à bras le corps : langue voisine ou langue inconnue, qu'importe, la traduction doit toujours être possible.
Que serait la science-fiction sans ses inventions qui nous fascinent ? Anticipations perspicaces de l’avenir ou véritables sources d’inspiration pour les scientifiques, certains de ces fantasmes technologiques ont transcendé la fiction pour accéder aux portes du réel. Dans Les inventions de l'imaginaire, nous vous parlons d’une technologie qui a d’abord été mentionnée dans une œuvre de science-fiction avant d'apparaître au grand jour. Embarquez pour un voyage tantôt littéraire, tantôt cinématographique, où l’imaginaire fait plus que jamais partie de la réalité…
La Nuit des temps ne vient pas des plus profondes entrailles de la Terre mais du projet inabouti de faire, d’une histoire d’amour, un film de science-fiction phénoménal. Trop coûteux pour les producteurs français de l’époque qui ne pouvaient souffrir d’entendre murmurer le terme « SF », sous peine de voir leurs poils frileux se hérisser, le tournage n'a jamais lieu.
Mais le scénario écrit par René Barjavel et André Cayatte ne restera pas pour autant au fond d’un tiroir.
La Nuit des temps, ou l'urgence de traduire
Après plusieurs années d'écriture peu productives, ce nouveau projet semble offrir à l’auteur de Ravage l'inspiration tant attendue, et lui permet de noircir à nouveau des pages. La Nuit des temps devient donc un roman, et pas des moindres : dès sa sortie en 1968 il reçoit un accueil des plus enthousiastes, du côté de la critique comme du public, et reste encore aujourd’hui une œuvre d’anticipation très populaire en France et même au-delà des frontières de l'Hexagone.
« C’est une femme et un homme unis comme les deux moitiés d’un même fruit et qu’on va séparer et déchirer pour essayer de sauver une civilisation. L’histoire de leur amour, qui a commencé il y a 900 000 ans, n’est pas encore terminée aujourd’hui »
René Barjavel (1969)
La Nuit des temps, c’est l’histoire d’un amour si fort que les langues actuelles ne possèdent pas le vocabulaire adapté pour le mettre en mots. Malgré le haut degré de performances du traducteur universel, aucun terme ne correspond à l'amour évoqué : il est intraduisible et demeure ainsi inimaginable.
Préservé dans un passé lointain, cet amour, du moins son récit, va sortir de l’oubli quand, lors d’une expédition en Antarctique, un groupe de scientifiques venus du monde entier découvre les vestiges d’un monde gelé. Les profondeurs glacées renferment, protégés dans une grande cabine ovoïde, un homme et une femme dont les corps sont restés intacts, conservés par le froid.
Les scientifiques, scrutés par les yeux du monde entier via une télévision par satellite mondialement connectée, vont faire le choix de réveiller ces individus fascinants, en commençant par la femme, Éléa.
Barjavel nous offre le plaisir d'un rêve tout babélien en intégrant à son roman d'anticipation un appareil extraordinaire, bien loin d'exister en l'état à la fin des années 60 et dont les performances ne sont toujours pas égalées aujourd'hui : le traducteur universel automatique.
Cette invention technologique est personnifiée en une figure féminine par le nom qui lui a été donné, « la Traductrice ». La machine permet avant tout aux scientifiques de nationalités différentes de communiquer entre eux.
« pour rendre les relations plus faciles, le Japon avait installé à EPI 2 une Traductrice universelle à ondes courtes. Elle traduisait immédiatement les discours et dialogues qui lui avaient été transmis, et émettait la traduction en 17 langues, sur 17 longueurs d’ondes différentes…»
Lors de l'expédition polaire, la Traductrice a pour mission de traduire instantanément et simultanément chaque parole émise par un membre de l'expédition aux oreilles des autres. La communication ainsi devenue fluide, les scientifiques peuvent s'atteler sans frein à leurs recherches. Un sacré gain de temps. Et lorsqu'Éléa est sortie de son long sommeil, la machine se révèle d'une utilité remarquable, et même vitale…
« …Chaque savant […] avait reçu un récepteur adhésif, pas plus grand qu’un pois, à la longueur d’onde de sa langue maternelle, qu’il gardait en permanence dans l’oreille, et un émetteur-épingle qu’il portait agrafé sur la poitrine ou sur l’épaule. »
La jeune femme « aux yeux d'outre-temps », figure d'un idéal féminin vénéré pour sa beauté et sa fidélité (malheureusement cette image ultra sexualisée et caricaturale de la femme, il faut bien l'avouer, alourdit considérablement le roman), parle une langue inconnue, qui brille par sa complexité. La langue parlée par Éléa est d'une telle richesse qu'elle semble dénuée de toute répétition ; établir des réseaux de sens se révèle alors bien difficile.
Cependant, après des jours de travail acharné, Lukos, qui a « conçu le cerveau de la Traductrice », parvient à un résultat probant qui lui permet de traduire la langue de ce personnage, que l'absence de compréhension avec autrui précipitait vers la mort. En effet, aucun des aliments qui lui avaient été proposés jusqu'alors ne parvenait à nourrir Éléa.
Pour dialoguer, les deux partis utilisent un langage artificiel, une « interlangue » qui demande une traduction en deux temps
Barjavel n’est pas le premier à avoir fait mention d’un traducteur universel dans sa littérature, et il sera loin d’être le dernier. Dans le domaine de la science-fiction, le pionnier est Murray Leinster dans Premier Contact, une nouvelle publiée en 1945 (aucun lien avec le film éponyme de Denis Villeneuve sorti en 2016).
Le récit expose les tout premiers échanges entre des aliens et des humains. Pour dialoguer, les deux partis utilisent un langage artificiel, une « interlangue » qui demande une traduction en deux temps. D'abord de la langue du locuteur vers un code intermédiaire – lequel est composé de symboles et d’images pour désigner, d’une part, les éléments du monde et de l’autre les relations qui existent entre ces objets – puis du code vers la langue du destinataire. Le terme « code » ne fait pas ici référence au code informatique mais bien à un système artificiel et rudimentaire de langue.
Et déjà quelques siècles en arrière, en 1659 exactement, Michel de Pure publiait Épigone, histoire du siècle futur, un roman parodique parfois désigné comme la première uchronie. On y découvrait les exploits d'une « grande machine » qui, lorsque l'on embouchait son canal de cristal, avait le pouvoir de traduire instantanément les discours émis.
Si l'on ne peut pas parler de science-fiction pour cette œuvre, les chercheurs établissent un lien séminal important avec le genre. En outre, c'est probablement la toute première fois qu'un tel outil de traduction apparait en littérature.
On retiendra d'entre tous Robby le robot, qui parle 188 langues et leurs dialectes
Dans un paysage culturel plus proche, les exemples ne manquent pas, et les méthodes ravissent parfois par leur caractère farfelu : un poisson qui se faufile dans l'oreille pour y traduire n'importe quelle langue dans Le Guide du voyageur galactique (1979), des bactéries traductrices dans la série télévisée australo-américaine Farscape (1999)… La liste complète serait bien longue.
On retiendra, d'entre tous, Robby le robot, qui parle 188 langues et leurs dialectes, une invention extraordinairement élaborée qu'on a envie d'avoir pour ami, à découvrir dans le légendaire Planète interdite (1956) de Fred McLeod Wilcox.
Mais ce qui distingue La Nuit des temps des autres œuvres de science-fiction et ce qui nous intéresse ici, c'est bien sûr l'efficacité et l'ingéniosité de la Traductrice. Sans oublié sa pertinence dans le contexte du roman.
Barjavel ne fait pas qu'évoquer un instrument révolutionnaire : il en fait un élément indispensable à l'histoire. La machin est ainsi décrite au plus près, de manière à ce que nous percevions son fonctionnement, sa construction, ses enjeux. La Traductrice sait certes traduire de façon spectaculairement rapide et pertinente les langues, mais elle a aussi l'intelligence d'hésiter, ou d'avouer lorsque la retranscription est difficile, voire impossible.
« Simon s'assit, reposa sur le lit ses mains qui tenaient toujours celles de la femme et commença à parler. Très doucement, presque chuchoté. […]
- Nous sommes des amis… dit-il. Vous ne comprenez pas ce que je vous dis, mais vous comprenez que je vous parle comme un ami… »
La problématique du traducteur automatique, et l'aveu de ses failles, permet alors à Barjavel de proposer une réflexion globale sur le langage. Si la langue est perçue comme un outil sophistiqué, nécessaire à notre espèce, la part belle est également faite à la communication non verbale, simple et mystérieuse à la fois, dépeinte comme quelque chose de plus primitif, mais aussi de plus pur, reliant les êtres humains entre eux.
Si la traduction verbale est une clé pour communiquer, savoir entendre les autres signes en serait une autre…
Le traducteur automatique, ce n'est pas un long fleuve tranquille
Les premières recherches pour mettre au point un traducteur automatique ont débuté dans les années 1950. À l'époque de Planète interdite mais aussi de La Nuit des temps, les scientifiques avaient donc déjà commencé à plancher sur la question ; leurs résultats n'étaient toutefois absolument pas comparables aux projections des auteurs.
Les recherches dans ce domaine vont en effet mettre plusieurs dizaines d'années à aboutir à un système fonctionnel et l'évolution de ce dernier se dessine plutôt sous les traits de montagnes russes. En revanche, dans la réalité comme dans la fiction de Barjavel, c’est dans un contexte politique tendu, et même dans un climat de guerre froide, que le traducteur automatique est imaginé.
Utilisant la technique dite « naturelle » du mot-à-mot, le traducteur d'IBM, ne prend pas en compte le contexte ni aucune habitude d'usage.
Le tout premier programme informatique de traduction apparaît en 1954. Il est le fruit des recherches conjointes d'une université américaine et de la société IBM. Mais après plusieurs années de travail sur le projet, les résultats sont peu probant… C'est même le moins que l'on puisse dire.
Utilisant la technique dite « naturelle » du mot-à-mot, le traducteur d'IBM, censé traduire une soixantaine de phrases du russe vers l'américain, ne prend pas en compte le contexte ni aucune habitude d'usage. L'appareil se contente en effet de traduire chaque mot individuellement, à la façon d'un dictionnaire, en suivant les règles grammaticales les plus basiques.
Les suites de mots qui en ressortent sont donc peu compréhensibles et encore moins pertinentes. Le projet, qui avait suscité tant d'enthousiasme côté américain et fait espérer un triomphe après le succès indécent du satellite russe Spoutnik, le tout premier à être lancé dans l'espace, est ainsi brutalement remis au placard et ce, pour plusieurs années.
Dans les années 1970, pourtant, les besoins en matière de traduction de documents sont très importants. Comme il paraît bien compliqué d'élaborer un système automatique, les recherches vont alors plutôt se tourner vers la traduction assistée par ordinateur (TAO). Cet outil n'est certes pas apte à « faire le job » tout seul, mais il vient tout de même faciliter celui d'un traducteur humain.
Pour parvenir à une traduction de qualité, c'est donc le nombre qui prime
Lors de la décennie suivante, IBM tente une approche différente, cette fois basée sur la statistique. Le procédé consiste à proposer le mot qui semble le plus probable par rapport à ce qui a été observé, suite à l'enregistrement de corpus bilingues. Pour parvenir à une traduction de qualité, c'est donc le nombre qui prime ; or, avec l'arrivée d'Internet, les sources affluent.
Inévitablement, ce système crée une inégalité, car plus une langue est utilisée, plus il y a de données disponibles, et donc, plus la traduction peut être précise et adaptée. Les langages peu répertoriés sont ainsi plus difficiles à traduire, en particulier lorsque les méconnaissances concernent à la fois la langue de départ et la langue d'arrivée. Pour simplifier ce type de traduction, l'anglais, qui, sans surprise, est la langue la mieux traduite, peut alors servir d'interlangue - comme dans Premier Contact, mais cette fois via une langue à part entière et non un simple code - évitant ainsi d'avoir à créer des relations entre tous les couples de langues.
Cette petite révolution, nous la devons au deep learning, ou apprentissage profond, rendu possible grâce à l'intelligence artificielle (IA)
L'histoire du traducteur automatique suivait ainsi tranquillement son cours, quand soudainement, en 2014, survient un véritable coup de tonnerre. Un, puis deux, puis trois articles sont publiés à un très faible intervalle, exposant le développement d'une toute nouvelle méthode.
Cette petite révolution, nous la devons au deep learning, ou apprentissage profond, rendu possible grâce à l'intelligence artificielle (IA). Il en résulte une technique appelée Neural Machine Translation (NMT), soit « traduction automatique neuronale » qui est appliquée à la traduction de texte.
Ces neurones, qui sont en réalité des fonctions mathématiques, ressemblent par leur fonctionnement en réseaux à ceux du cerveau humain. Ils vont alors être exposés à une phase « d'apprentissage » grâce à un ensemble de données, leurs connaissances ne venant ainsi ni de statistiques, ni de règles directement enregistrées par l'humain.
Lorsqu'une traduction est sollicitée, chaque mot de la phrase source est codé en une séquence numérique, laquelle représente l'aspect sémantique et prend en compte le contexte (de par les mots situés à proximité). Le logiciel va ensuite « décoder » l'ensemble des séquences, c'est-à-dire les transférer dans la langue d'arrivée.
« La compréhension est un cas particulier du malentendu »
Antoine Culioli (1990)
Cette méthode permet une traduction bien plus cohérente et naturelle. Si elle impressionne, même parmi les linguistes, elle reste en partie mystérieuse et perfectible. Yoshua Bengio, a qui l'on doit, ainsi qu'à ses équipes de l'université de Montréal, deux des fameux articles de 2014, le souligne : « Les erreurs faites par ces systèmes montrent qu’ils ne comprennent pas vraiment le sens commun, soit la compréhension générale du monde qui nous entoure. Pour cela, il faudra aller au-delà des corpus de textes et de traductions, et s’attacher à associer les mots et les phrases à des réalités auxquelles ils font référence, et que l’ordinateur comprenne la nature de cette réalité, les relations de cause à effet ».
De fait, il nous faut admettre qu'une communication, même dans une langue comprise par les deux parties, et entre des individus d'un même milieu, peut aboutir à une incompréhension mutuelle…
Certes, avec l'utilisation des réseaux de neurones, nous nous rapprochons de l'ingéniosité de la Traductrice décrite dans La Nuit des temps ; mais quant à savoir si un jour ce système deviendra universel, et permettra de déchiffrer une potentielle langue inconnue comme celle parlée par Éléa… C'est une autre histoire. Nul doute que cela passionnerait les linguistes et les statisticiens autant que les spécialistes de l'IA. La question serait peut-être alors de savoir si nous aurions suffisamment de mots et d'images dans nos langues pour donner le change à une nouvelle forme de langage…
Le second point pratique qui distingue encore aujourd'hui le traducteur automatique de Barjavel de ceux que nous connaissons, est la dimension orale de la traduction. Celle-ci comporte encore bien des difficultés, et principalement celle de la transcription de l'oral. Des entreprises s'y penche toutefois de plus en plus : l'application mobile Pilot, par exemple, en fait sa spécificité, mais il faudra encore patienter quelques années pour discuter de façon relativement fluide avec une personne parlant une langue qui nous est inconnue.
En attendant de nouvelles avancées en la matière, on sait déjà qu'il y a un domaine dans lequel le traducteur automatique restera incomplet : celui de la sensibilité et de la singularité de nos œuvres littéraires. Ici, le talent des traducteurs humains semble rester indispensable à la transmission des valeurs culturelles et de l'émotion esthétique…