Les Inventions de l'Imaginaire 100 ans après la carte de crédit Large

Moyen de paiement le plus utilisé dans notre société, symbole de la finance et de la consommation de masse, objet on ne peut plus ancré dans la réalité, la carte de crédit nous vient pourtant, contre toute attente, de la fiction. Pour découvrir les origines de ce concept, nous embarquons auprès d'Edward Bellamy pour un retour vers le futur Cent ans après, en l'an 2000.

Avant d’élire domicile dans nos portefeuille, sac à main, boite à gants et autres bonnes vieilles poches de pantalon, la carte de crédit, ce petit objet du quotidien devenu aussi banal qu’indispensable, n’était, au départ, qu’un outil d’encre et de papier : une invention de l’imaginaire.

Que serait la science-fiction sans ses inventions qui nous fascinent ? Anticipations perspicaces de l’avenir ou véritables sources d’inspiration pour les scientifiques, certains de ces fantasmes technologiques ont transcendé la fiction pour accéder aux portes du réel. Dans Les inventions de l'imaginaire , nous vous parlons d’une technologie qui a d’abord été mentionnée dans une œuvre de science-fiction avant d'apparaître au grand jour. Embarquez pour un voyage tantôt littéraire, tantôt cinématographique, où l’imaginaire fait plus que jamais partie de la réalité…

Fait plutôt cocasse, la carte de crédit est née d’une utopie socialiste. Un roman d'anticipation dans lequel la monnaie n'existe plus et où les valeurs prônées sont le partage des richesses, à parts égales et entre tous les citoyens. Cette œuvre, c'est Cent ans après ou l'An 2000 (Looking Backward de son titre original), un roman utopique de science-fiction écrit par l'américain Edward Bellamy et paru en 1888.

National City Bank, 55 Wall Street, New York
National City Bank, 55 Wall Street, New York

Une utopie, rappelons-le, fait le récit d'une société fictive idéale. Le mot est un néologisme daté de 1516, assemblage des mots grecs « ou » non, et « topos », le lieu, traduisible littéralement par le « non-lieu », soit l'ailleurs, le « lieu qui n'existe pas ». Le terme a été inventé par Thomas More, intellectuel du XVIe siècle, pour son roman Utopia dans lequel il dresse le portrait d'une civilisation parfaite établie sur l'île d'Utopie.

L'auteur a également par une fois utilisé l'orthographe « Eutopia » pour désigner son lieu idyllique. Le préfixe « eu » signifiant « bon », cette seconde construction qui se traduit par le « bon lieu » ou « lieu du bon » fait également sens avec la société décrite, affinant ainsi le concept.

L'île d'Utopie, extrait de l'œuvre de Thomas More

Les genres de l'utopie et de la science-fiction entretiennent des liens privilégiés. Loin d'être inséparables, ils se rejoignent tout de même dans certains récits où, souvent, l'ailleurs devient futur, ce qui est précisément le cas dans Cent ans après. Ces récits prospectifs d'une société idéale permettent alors au lecteur de s'évader vers un monde plus beau, laissant libre cours à ses fantasmes optimistes, tout en levant le voile sur les problèmes de la réalité qui s'affiche alors comme un miroir teinté de gris.

Pour cause, ces œuvres ont surtout le mérite d'ouvrir des débats de fond sur nos modèles de société.

Une invention brillante et un rêve d'égalité

Dès sa parution, Cent ans après ou l'An 2000 se vend comme des petits pains aux États-Unis, mais aussi à l'étranger. Il est notamment traduit en français à peine trois ans plus tard. Le roman va inspirer de nombreux auteurs parmi les contemporains de Bellamy, qui vont réagir au modèle économique décrit.

Le célèbre récit de science-fiction Nouvelles de nulle part, de son titre original News from nowhere (1890) du britannique William Morris est ainsi une réponse à Cent ans après.

Honoré Daumier, L'Émeute (1848 ou plus tard)

Le postulat de départ nous plonge d'emblée dans l'univers de la SF : Julian West, le personnage principal et contemporain de l’auteur, s’endort un soir a priori ordinaire de 1887 et se réveille, plus de cent ans après, en l’an 2000. Il va découvrir une société métamorphosée par un système politique et des valeurs radicalement différents de ce qu’il connaissait jusqu’alors.

Tandis que le XIXe siècle n’abritait que misère, inégalités et conflits de classes, il règne dans le nouveau siècle une harmonie sociale et une entente sereine entre les humains. L'État industriel est la pierre angulaire du système, qui est basé sur le collectivisme et la méritocratie. Plus de riches, plus de pauvres, même plus de monnaie, seulement des citoyens recevant un même dû : le crédit universel.

Un crédit, correspondant à la part du produit annuel de la nation, est ouvert à chaque citoyen, au commencement de l'année, et inscrit sur les livres de l'État. On lui délivre une carte de crédit, au moyen de laquelle il se procure, quand il veut, dans les magasins nationaux établis dans toutes les communes, tout ce qu'il peut désirer.


Cent ans après ou l'An 2000, Edward Bellamy

Le développement de ce système bien ficelé constitue la majeure partie du roman, et c'est réellement passionnant. L'auteur questionne avec pertinence le modèle, et surtout les valeurs, du capitalisme. Bien que le ton soit assez didactique, le style est limpide et l'alternance maîtrisée entre dialogues et récits - ajoutée à l'intrigue amoureuse qui se trame - rend l'ensemble parfaitement fluide. Un vrai plaisir de lecture.

Il est particulièrement intéressant de découvrir ce que pouvait signifier le progrès pour un Américain de la fin du XIXe.

Le modèle économique et social décrit se veut égalitaire et fraternel, mais le pouvoir de l’État est tel que, si juste et louable soit son application, on ne peut s'empêcher de songer que la liberté individuelle y est immanquablement entamée et que nous avons affaire à un régime totalitaire.

Il est aussi particulièrement intéressant de découvrir ce que pouvait signifier le progrès pour un Américain de la fin du XIXe. La place des femmes y est, par exemple, très ambivalente, penchant tantôt vers un progressisme bienveillant avant d'apparaître, à la ligne suivante, d'un archaïsme tout bonnement incroyable.

Mais revenons à nos crédits. L'homme qui accueille Julian dans cette nouvelle ère, le très cordial Dr. Leete, lui dresse le portrait détaillé de la société de l'an 2000 et de son fonctionnement. C'est par ce biais que nous apprenons l'existence du crédit universel sur lequel est basé le système économique de la nation, et son pendant pratique : la carte de crédit.

Cette dernière est utilisée dans les « magasins nationaux », les seuls admis, puisque tout passe donc par l'État et que le commerce comme nous l'entendons aujourd'hui n'existe plus.

Remarquez, dit-il, pendant que je regardais curieusement le morceau de carton qu'il me tendit, remarquez que nos cartes de crédit représentent un certain nombre de dollars ; nous avons gardé le mot en supprimant la chose […]. Le prix coûtant de chaque acquisition est marqué sur votre carte de crédit par l'employé, qui détache en même temps un ou plusieurs carrés pointillés correspondant à la valeur de votre achat.


Cent ans après ou l'An 2000, Edward Bellamy

Bellamy invente ainsi le concept de la carte bancaire, bien qu'il soit un peu différent dans le principe, mais également, si ce n'est surtout, la locution « carte de crédit », et même l'aspect physique de l'objet. Dans le roman, la carte de crédit est en effet un simple petit bout de carton qui permet de jouir d'un bien. Comme nous allons le voir, cette invention de l'imaginaire est très proche de ce qui va apparaître quelques décennies plus tard dans le monde réel.

La carte de crédit ou l'envie de payer autrement

Nous sommes, comme l'avait prédit Bellamy, aux États-Unis, mais encore bien loin de l'an 2000… À la fin du XIXe, l'envie de regrouper ses frais et de ne pas avoir à compter ses espèces à chaque transaction grandit chez les consommateurs. Quelques stratégies sont mises en place avant l'apparition des premières cartes, permettant d'effectuer des paiements différés. Ainsi, des hôtels proposent à certains de leurs habitués un système de jetons, tandis qu'au début du siècle suivant, la société Western Union met en place une carte client en métal.

Ces petits systèmes vont se développer peu à peu jusqu'à ce que les new-yorkais assistent à l'apparition de la première carte de crédit. Nous sommes alors en 1950.

Diners Club Card

Cette première carte est en papier, comme celle imaginée par l'auteur de Cent ans après, et se présente sous la forme d'un petit carnet. Si elle est polyvalente, elle est d'abord utilisée pour régler ses notes au restaurant, d'où le nom de la société qui la propose : le Diners club.

Le succès de la carte en papier ne se fait pas attendre : en à peine un an, plus de 40 000 personnes se procurent une Diners Club Card.

Frank McNamara, son créateur, l'inventa après un épisode fâcheux qui le mena en garde à vue ; le businessman avait tout simplement oublié d'emporter son portefeuille avec lui au restaurant et il en garda un souvenir suffisamment cuisant pour vouloir à tout prix éviter de revivre cette situation.

Le succès de la carte en papier ne se fait pas attendre : en à peine un an, plus de 40 000 personnes se procurent une Diners Club Card. Trois ans plus tard, elle commence à s'exporter à l'international. La carte continuera de se développer, ne servant plus uniquement à régler des additions, et inspirera d'autres entreprises financières.

La Bankamericard, de la célèbre Bank of America et future carte Visa, débarque ainsi en 1957, suivie de près par l'American Express, avec la toute première carte en plastique.

Le comédien américain Marty Allen (1960)

De l'autre côté de l'Atlantique, où la carte de crédit est, aujourd'hui et depuis au moins les années 2000, totalement implantée, son ascension est au départ moins fulgurante. Le marché commence à se montrer plus favorable au court des années 60 avec l'invention de l'Eurocard par un banquier suédois.

En 1967, l'Hexagone voit débarquer la désormais célèbre Carte Bleue - désignée ainsi, vous vous en doutez, en raison de sa couleur - première carte de crédit à la française. Elle est le résultat d'un travail de collaboration entre six grosses banques du pays. L'année suivante, un premier distributeur automatique de billets fait une entrée remarquée à Paris.

Inauguration de la première caisse automatique française rue Aubert, le 2 juillet 1968 DR

Si d'un point de vue technique, le fonctionnement et l'aspect de la carte de crédit n'ont déjà eu de cesse de se transformer - métal, papier, plastique, embossage - en France, les années 70 accélèrent la cadence : la dimension technologique de l'objet fait un pas de géant avec le lancement de la première carte à piste magnétique en 1971, tandis qu'il devient possible d'effectuer des paiements à l'étranger dès 1973.

Prototype de carte à puce réalisé par Roland Moreno (1975)

L'année suivante, Roland Moreno dépose un brevet : il vient d'inventer la carte à puce. Ce petit miracle de technologie va influer fortement sur le secteur bancaire, mais pas seulement ; la téléphonie est bien sûr concernée, et bientôt divers autres domaines qui nécessitent une identification personnelle.

Une carte à puce est une carte en plastique qui contient un petit circuit intégré (la puce) en capacité de conserver de précieuses informations. Le temps d'affiner et de sécuriser totalement la technique, l'application de la carte à puce sur les cartes de crédit sera disponible en 1986 et généralisée quelques années plus tard, en 1992.

Notre année 2000 ne ressemblait ainsi aucunement à celle que connurent Julian West et sa carte en carton.

Normes EMV, code d'accès à 4 chiffres, possibilité de faire opposition, cryptogramme visuel, etc., dans la décennie qui suit, les progrès des cartes de crédit n'ont cessés de croître. Notre année 2000 ne ressemblait ainsi aucunement à celle que connurent Julian West et sa carte en carton.

Tandis que le personnage découvrait une société dépourvu de consumérisme, notre système capitaliste continuait de s'emballer. Suivant cette évolution, les règlements par cartes bancaires se multipliaient, jusqu'à détrôner l'antique chéquier aujourd'hui tombé en désuétude.

Paiement via un bracelet connecté

Nos modes de paiement ont de grandes chances de se transformer de façon exponentielle.

Avec l'explosion d'internet mais aussi des smartphones et objets connectés, les modes de consommation continuent d'évoluer et les moyens de paiement aussi.

Grâce à la technologie NFC (Near Field Communication) les paiements « sans contact » sont désormais chose commune. Il est ainsi déjà possible de régler un achat simplement grâce à son mobile et en passant par une authentification biométrique ; soit en apposant son empreinte digitale, soit en passant par l'outil de reconnaissance faciale. Des solutions de paiement étonnantes, par la voix ou même par le rythme cardiaque, se développent également. De plus en plus d'objets connectés, parfois insolites, s'équipent de la fonction paiement : en 2015 par exemple, une start-up australienne a créé une tasse de café connectée permettant de boire et de payer… son café !

Les recherches pour effectuer ses achats à l'aide de la réalité virtuelle et autres technologies de pointe sont nombreuses et ambitieuses, aussi nos modes de paiement ont encore de grandes chances de se transformer de façon exponentielle. Est-ce que la carte de crédit aura voix au chapitre ? Difficile de l'affirmer…