Et si la vie n'était que mensonges éhontés, canulars et manipulations ? Si elle ne prenait de sens qu'en étant scrutée par des milliers de regards anonymes ? Et si, définitivement, il était plus confortable de regarder quelqu'un d'autre avoir peur, rire, pleurer et aimer derrière son écran de télévision ?
La première question, nul doute que Truman Burbank se l'est posée. La seconde a peut-être effleuré l'esprit de candidats de télé-réalité. La dernière, tout le monde peut en faire l'expérience un jour ou l'autre…
Que serait la science-fiction sans ses inventions qui nous fascinent ? Anticipations perspicaces de l’avenir ou véritables sources d’inspiration pour les scientifiques, certains de ces fantasmes technologiques ont transcendé la fiction pour accéder aux portes du réel. Dans Les inventions de l'imaginaire, nous vous parlons d’une technologie qui a d’abord été mentionnée dans une œuvre de science-fiction avant d'apparaître au grand jour. Embarquez pour un voyage tantôt littéraire, tantôt cinématographique, où l’imaginaire fait plus que jamais partie de la réalité…
Ce mois-ci dans Les inventions de l’imaginaire, nous n’allons pas parler d’une technologie au sens propre, mais d’un genre télévisuel, un objet de consommation devenu phénomène de société : la télé-réalité. Si elle est aujourd’hui un programme presque banal et prospère sur tout type de chaines – avec, bien entendu, des approches différentes selon le média et une part de « réalité » plus ou moins élevée – elle a fait couler énormément d’encre depuis sa création. Genre éminemment polémique, la télé-réalité a souvent mauvaise presse. Pourtant, elle continue de rassembler un nombre impressionnant de téléspectateurs, en France comme dans bien d'autres pays.
Aussi, cela peut surprendre mais la télé-réalité fait partie, du moins dans une certaine forme, des inventions inspirées voire anticipées par la science-fiction, souvent amenée à grossir le trait de son propos et de la réalité pour mieux l'exprimer. Trois films ont ainsi traité avant l'heure de concepts phares de la télé-réalité. Heureusement, dans le réel, ces programmes n'ont pas atteint le degré de violence et de cruauté qui se joue dans ces œuvres…
Le premier est Le Prix du danger, un long-métrage franco-yougoslave d'Yves Boisset sorti en 1983 et inspiré de la nouvelle éponyme de Robert Sheckley, publiée en 1958. Ce film aux accents satiriques raconte le parcours d'un homme qui décide de participer à un jeu télévisé à succès des plus macabres. Sous les yeux de milliers de téléspectateurs, le candidat doit rejoindre un lieu secret en étant traqué par une poignée de tueurs. S'il s'en sort, il empoche un million de dollars, mais les chances de réussite sont faibles : aucun participant avant lui n'a survécu.
Running Man (1987), de Paul Michael Glaser avec le jeune « Schwarzy » dans le rôle principal, reprend la même idée quelques années plus tard. L'intrigue se situe dans une société dystopique où, pour distraire les citoyens, des prisonniers sont forcés de s'affronter à mort ; soit l'idée que l'on se fait des gladiateurs, sauf que tout cela se déroule dans le cadre d'un jeu télévisé.
Préfigurant des émissions comme Survivor (1997) ou Koh-Lanta (2001) en France, notamment concernant les mises en difficulté physique et psychologique des personnages, ces films nous parlaient également déjà du regard particulier du spectateur et de ce que cela raconte de la société.
Une vie, une télé
Le troisième film à avoir interrogé et devancé les nouvelles formes de télé-réalité est une œuvre emblématique de la fin des années 90, réalisé par Peter Weir et incarné par le talentueux Jim Carrey : il s'agit de The Truman Show. Le long-métrage a autant interrogé le climat ambiant de l’époque, cette société étasunienne abreuvée de consommation et de télévision, qu’anticipé le futur de la télé-réalité. Un futur particulièrement proche d’ailleurs, puisque la première émission à bouleverser ce qui se faisait alors en la matière sera programmée aux Pays-Bas seulement un an après la sortie du film.
Le projet était d’enfermer une poignée de participants triés sur le volet dans une maison équipée de caméras durant trois mois, sans possibilité de sortie ni moyen de communiquer avec l’extérieur. Cela vous rappelle quelque chose ? C'est également le principe du fameux Loft (2001), of course, d'ailleurs produit par la même société, Endemol, et diffusé par M6, le concept néerlandais s'étant exporté en un rien de temps… mais nous y reviendrons dans la seconde partie.
On ne supporte plus aujourd’hui, de voir des acteurs exprimer de fausses émotions. On s’est lassé de la pyrotechnie et des effets spéciaux. Et, même si le monde dans lequel il évolue est plus ou moins artificiel, en ce qui le concerne, Truman ne triche jamais. Aucun scripte, aucune note. Ce n’est pas toujours du Shakespeare, mais c’est authentique. C’est la vie d’un homme.
Christof, The Truman Show (1998).
Truman, le héros - du film comme du show - est un jeune trentenaire un brin loufoque et très attachant (Jim Carrey oblige) qui vit dans un monde totalement artificiel, et pour cause : il est l'unique candidat involontaire d'une émission de télé-réalité.
Pour faire de l'audimat et donner un semblant de vie à leur personnage adoré, la production a créé de toute pièce une ville factice strictement parfaite. Le rêve enjoint à l'Américain moyen de l'époque se déploie ainsi en continu sous les yeux du téléspectateur : une épouse blonde, sourire crispé aux lèvres et consommatrice effrénée, un meilleur ami aussi prodigue de bières bon marché que de conseils paternalistes (tout aussi bon marché), un job moyen dans les assurances et, bien sûr, une maison de banlieue où la vertu des voisins se lit à la tenue de leur gazon ; voici le lot quotidien du brave Truman.
Adopté par la société de production et manipulé depuis sa naissance, Truman - on note le jeu de mot de son prénom, « True-man » qui signifie « le vrai homme », « l'homme véritable » - mène, dans cette prison dorée, une vie scénarisée, lui offrant un champ d'action personnel, disons, limité.
Une des bonnes idées de Peter Weir est de nous présenter son héros comme le perçoit le public de l'émission, c'est-à-dire depuis l'objectif des caméras disséminées dans le studio de tournage. Truman est ainsi observé sous des angles étonnants - on pense notamment à la scène filmée depuis l'intérieur de son autoradio. Surtout, ce procédé nous permet d'expérimenter le regard voyeuriste du téléspectateur venant épier les faits et gestes du jeune homme. Pour nous impliquer encore davantage, le réalisateur nous amène à dévisager le public du Truman Show par le biais de son propre poste d'observation : la télévision. Ainsi, c'est vers nous que les regards concentrés, passionnés ou incrédules sont dirigés, et c'est parfois déstabilisant. Un jeu d'arroseur arrosé qui invite à réfléchir sur notre propre façon de regarder.
Par le prisme de la fiction, le film pose un œil ironique sur la société et alerte sur les dérives bien réelles du tout consommable. Ce qui interpelle le plus est sans doute cette banalisation du mal, cette acceptation quotidienne de l'ignominie par le public : l’utilisation de Truman, d’un humain, comme pur objet de divertissement, comme un animal de cirque la maltraitance physique en moins.
Nous avons des gens qui, pour se rassurer, ne l’éteignent pas de la nuit.
Christof, The Truman Show (1998).
Le téléspectateur est placé dans une situation paradoxale : il éprouve de l'empathie pour Truman, ressent pour lui des sentiments positifs, il dirait sans doute qu'il l'aime, cependant il adhère silencieusement au concept de l'émission et accepte de voir cet homme dépossédé de sa vie. Le public se fait ainsi le bourreau ému qui tremble, rit et pleure avec sa victime. En outre, le film le montre bien, le téléspectateur est lui-même esclave du programme : les gens passent énormément de temps à regarder le Truman Show, souvent au travail, négligeant celui-ci, préférant vivre par procuration que de se confronter à la réalité.
Truman, poussé par son désir amoureux et sa soif de découverte choisit le monde de la connaissance, il décide de s'émanciper, de sortir de la caverne.
L'élément déclencheur de l'intrigue de The Truman Show est le retour du faux père de Truman (qui bien sûr est un acteur, comme toutes les personnes que côtoient le jeune homme), pour qui le malaise dure depuis trop longtemps. Le prisonnier sent bien que quelque chose ne colle pas dans sa vie et chez les autres. C'est l'amour sincère pour une femme qui donnera à Truman le courage de remettre son monde en question. Une rencontre éphémère, mais pour une fois bien réelle, qui l'a marqué à jamais.
The Truman Show nous invite à questionner la cohérence du monde dans lequel on vit et, si besoin, à le défier. Le film rejoue l'allégorie de la caverne exposée par Platon dans le Livre VII de La République : si un humain auparavant enchaîné dans le noir avec ses semblables est libéré et conduit à la sortie, il y fera l'expérience positive mais douloureuse de la connaissance. S'il persévère dans cette voie, il atteindra « les merveilles du monde intelligible » et pourra alors, malgré les difficultés, rejoindre ses anciens compagnons pour témoigner de ce qu'il a vu et compris. Cependant, les autres humains enchaînés sont-ils capables d'entendre ce message ? « Ne le tueront ils pas ? ».
Truman, poussé par son désir amoureux et sa soif de découverte choisit le monde de la connaissance, il décide de s'émanciper, de sortir de la caverne. Son acte, visible par tous, sera-t-il compris par le public « enchaîné » ? Auront-ils envie de détourner les yeux de leur écran afin de vivre à leur tout leur propre vie ? La question reste ouverte.
La télé-réalité, quelle idée ?
Le concept de télé-réalité, dans son sens le plus global, ne date pas d'hier. Il n'est d'ailleurs pas toujours simple à définir précisément, se rapportant dans un premier temps à une forme de documentaire feuilletonnant. C'est en 1973, aux États-Unis, que l'aventure commence avec An American Life diffusé sur PBS (le réseau de chaînes publiques).
L'idée est de filmer le quotidien d'une famille d'américains lambda vivant une période de crise (divorce des parents, coming out du fils aîné). Pour ce programme, les images sont tournées deux ans avant la diffusion, sélectionnées et montées. Le résultat est présenté en douze épisodes pour des centaines d'heures de tournage ; il y a donc encore une distance bien perceptible entre le réel et le divertissement télévisuel. Reste que le concept, totalement novateur, enthousiasme et s'exporte rapidement, notamment en Grande-Bretagne.
Le succès de An American Life ne lance pas qu'une simple mode mais bien un genre en soi, qui s'installe durablement. Aux États-Unis, de nombreuses émissions vont à leur tour flirter entre réalité, fiction et, parfois, jeu télévisé. Le public devient alors particulièrement friand de scènes à fortes intensités émotionnelles.
En France aussi, le divertissement se rapproche de la vie des citoyens, notamment avec la célèbre émission Perdu de vue (1992) présentée par Jacques Pradel, qui a pour but de réunir des personnes qui se sont éloignées, voire de retrouver des disparus. En sept ans d'existence, l'émission marqua durablement la culture télévisuelle et la société françaises.
Aux début des années 1990, MTV une chaîne musicale américaine accessible à l'international sur le câble, lance une émission se rapprochant de plus en plus du concept du Truman Show et de ce que deviendra la télé-réalité moderne. Surfant sur la grande popularité de séries comme Beverly Hills, The Real World propose de regarder la vie de sept jeunes qui ne se connaissent pas et se retrouvent enfermés dans un appartement durant trois mois. Le programme est là aussi diffusé sous forme d'épisodes.
Le nom de Big Brother est une référence au monument de l’anticipation qu'est 1984 de Georges Orwell… Qui a dit qu'un hommage ne pouvait être cynique ?
Le véritable bouleversement a lieu à la veille du nouveau millénaire, aux Pays-Bas. La télé-réalité passe alors un cap et introduit une nouvelle forme de genre télévisuel avec Big Brother, d'après l'idée d'un certain Monsieur de Mol, cofondateur d'Endemol. Comme The Real World, l'émission installe ses candidats dans une maison sans possibilité de sortie ni liberté de communiquer avec l'extérieur. Les jeunes gens sont filmés en permanence et, cette fois-ci, il n'y a pas de montage, pas de barrière entre eux et les téléspectateurs : les images sont diffusées en direct et en continu.
Il existe toujours des épisodes qui viennent reprendre les moments les plus marquants, mais les participants peuvent être observés par leur public 24 heures sur 24. L'autre nouveauté est que les candidats sont mis en compétition : chaque semaine, ils choisissent la personne qu'ils souhaitent voir s'en aller. La décision finale revient aux téléspectateurs à qui l'on offre également la possibilité d'agir sur le sort des participants, en votant.
Le nom de Big Brother est quant à lui une référence au monument de l’anticipation qu'est 1984, de Georges Orwell. Dans ce roman dystopique publié en 1949, la société entière est surveillée en permanence par l'œil indiscret d’un gouvernement liberticide, autoritaire et violent… Qui a dit qu'un hommage ne pouvait être cynique ?
Suite au succès d'audience de l'émission, de nombreux pays se précipitèrent pour mettre en place leur version de ce programme. En France, il devient Loft Story, et les jeunes volontaires sélectionnés doivent tous être célibataires. À noter que quelques mois auparavant, une autre émission diffusée sur TF6 avait déjà tentée l'expérience avec ses Aventures sur le Net, mais sans réelles répercussions.
Comme ce fut le cas pour Big Brother aux Pays-Bas, Loft Story marqua un tournant dans l'histoire de la télévision en France. Nombre de téléspectateurs, mi-curieux mi-critiques, eurent l'impression d'assister à une sorte d'étude anthropologique au rabais tant le principe semblait étrange, à la fois audacieux et malaisant. Les sociétés de production, elles, venaient de trouver leur pain béni. Ne nécessitant que très peu de moyens et attirant le public en masse, cette forme de télé-réalité s'est en effet révélée extrêmement rentable tout de suite.
Aujourd'hui, la télé-réalité fait partie du paysage télévisuel ordinaire. En France, après une grosse vague d'émissions aux principes relativement contraignant et intrusif pour les candidats au début des années 2000 (Star Academy, Koh Lanta, L'Ile de la tentation, Nice People), les programmes se sont largement diversifiés, certains se rapprochant plus du divertissement, d'autres restant dans une branche plus « dure » de la télé-réalité, le tout étant peu ou prou mis en scène.
Les programmes du genre vont ainsi du télé-crochet (Nouvelle Star) aux émissions mettant en scène des inconnus ou des pseudos célébrités dans un endroit insolite (Les Ch'tis à Ibiza, La Ferme Célébrités) en passant par des compétitions culinaires (Top Chef), des défis de rénovation (Le Chantier), des rencontres amoureuses (L'amour est dans le pré) ou encore des modifications de modes de vie (Super Nanny), et même la programmation de son mariage (Quatre mariages pour une lune de miel)…
D'abord pris d'assaut par les chaines privées, en particulier les groupes M6 et TF1, le champ de la télé-réalité est désormais investi par le service publique. Ce dernier propose son lot d'émissions se rapprochant peu ou prou du concept, dans un cadre plus strict et à visée culturelle, avec des programmes tels que Qui sera le prochain grand pâtissier ?, l'éphémère À vos pinceaux ! ou encore le feuilleton itinérant Nus et culottés.
Suite au succès de certaines émissions, de buzz en buzz, d'anciens candidats se sont fait connaître, certains entamant même une carrière à la télévision, parfois en enchaînant les télé-réalité ; le programme Les Anges découle d'ailleurs de ce principe. Les participants les plus marquants se voient même proposer leur propre émission (Allô Nabilla) dans laquelle ils sont généralement filmés dans leur vie quotidienne, tout simplement. Ce genre puise son inspiration aux États-Unis où il y est particulièrement populaire : qui n'a jamais entendu parler de la famille Kardashian ?
Absolument tout, dans le monde de Truman était à vendre. Les spectateurs étaient ainsi influencés dans leurs achats par des personnages qu'ils appréciaient.
La société et la télévision ont beaucoup changé depuis la sortie de The Truman Show, notamment avec l'avènement d'Internet, et il est clair que les frontières entre écran et réalité ne sont plus aussi marquées qu'elles ont pu l'être. Dans le film, on pouvait déjà apercevoir, en filigrane, les prémices d'une nouvelle forme de publicité : absolument tout, dans le monde de Truman était à vendre. Les spectateurs étaient ainsi influencés dans leurs achats par des personnages qu'ils appréciaient.
Depuis que les réseaux sociaux ont fait leur apparition, un nouvel espace de mise en scène de la vie privée dans la sphère médiatique, parfois dans un but lucratif, s'est ouvert. Les influenceurs, blogueurs, youtubeurs, et autres instagrameurs professionnels utilisent ainsi leur image afin de vendre des produits ou recevoir des rémunérations issues de sponsors.
Cet avènement du privé dans le paysage public a notamment créé de nouvelles activités rétribuées et de nouvelles façons d'acheter, venant gommer les frontières entre divertissement, information et consommation.
Dès lors, émerge une ambivalence : si cela laisse en apparence plus de choix et de liberté aux consommateurs, dans le même temps, le sentiment de faire des achats en conscience peut être biaisé par ce système… Se pourrait-il que les réseaux sociaux soient, eux aussi, une « invention de l'imaginaire » ?