Dans le cadre de la sortie du jeu vidéo Haven, le compositeur et musicien Danger a accepté de répondre à nos questions. De ses débuts sur MySpace à ses nombreuses influences, en passant par sa méthode de travail, ses goûts en matière de jeux vidéo et ses collaborations avec le studio The Game Bakers, Danger fait tomber le masque, le temps d'une interview.
Aujourd'hui fort de plusieurs EP et de deux albums, le français Franck Rivoire, a.k.a Danger, s'est surtout fait connaître de la scène gaming après sa participation à l'OST du jeu vidéo Furi en 2016, alors accompagné d'autres artistes. Pour son nouveau projet en collaboration avec le studio The Game Bakers, Danger est cette fois seul à la barre pour assurer l'ambiance musicale électro et chatoyante de Haven.
Interview exclusive de Danger
Depuis combien de temps composes-tu ?
Ça fait 15 ans que je fais de la musique professionnellement maintenant. J'ai commencé Danger à l'époque bénie de MySpace, dont peu de gens se souviennent maintenant, mais qui a permis à plein de groupes, notamment d'électro, de profiter de ce qu'on a appelé la « french touch 2.0 ». Il y avait Justice, Kavinsky, Sebastian… Des artistes qui essayaient d'intégrer la pop culture des années 70/80 à des orchestrations électroniques un peu plus musclées, et qui sortaient des sentiers battus de la house et de la techno pour aller chercher des énergies carrément rock.
« J'adorerais continuer à bosser sur du jeu vidéo, c'est quelque chose qui me plait énormément »
Et le jeu vidéo dans tout ça ?
Depuis le départ j'utilise énormément de sons de jeux vidéo dans ma musique. La première musique électronique que j'ai écoutée de ma vie c'était une bande originale de jeu vidéo. Les soundtracks, que j'écoutais quand je jouais, petit, ont été ma première source d'inspiration.
J'ai commencé avec un Amiga 600 sur lequel il y avait des OST incroyables dont je pourrais te parler pendant des heures. Grâce au jeu vidéo, pendant toute mon adolescence j'ai essayé de mélanger différentes influences dans ma musique et, un beau jour, à force d'en parler et de faire des petits trailers ici et là, les gens de The Game Bakers m'ont contacté, à l'époque de la sortie de Furi.
Ils ont proposé à Carpenter Brut, Lorn, moi et plein d'artistes très synthwave de faire une OST pour ce jeu et j'ai juste dit "yes pas de problème". À partir de ce moment là je me suis rendu compte que ma musique fonctionnait plutôt pas mal avec le jeu vidéo et venait bien compléter mon univers, puisque je suis aussi graphiste.
Après cette première expérience, j'ai gardé une très bonne relation avec l'équipe de The Game Bakers et on s'est dit que ce serait cool de refaire une OST ensemble. Surtout, ils ont vu que je n'étais pas renfermé sur la synthwave, que j'étais capable d'aller vers différentes couleur musicales.
Voilà en gros comment j'ai commencé à bosser pour le jeu vidéo ; et c'est quelque chose qui me plait énormément, j'adorerais continuer.
Comment définis-tu ton genre musical, au-delà de la synthwave ?
Mon travail avec Danger, depuis le début, c'est d'essayer de cerner toutes les émotions et la nostalgie des années 80, dans lesquelles j'ai grandi, et de les mélanger avec des influences plus contemporaines, sur lesquelles ont pourrait danser et bouger son corps… Ce qui n'est pas forcément le cas avec le générique de MacGyver au départ, par exemple !
Comment as-tu travaillé sur Haven ? Est-ce que tu as composé la musique avant, pendant, après le développement du jeu ?
J'ai travaillé sur la musique pendant tout le développement du jeu. J'ai commencé alors que Haven n'était encore que des personnages et un scénario écrit sur quelques feuilles, et j'ai continué jusqu'à il y a… Trois semaines ! Au dernier moment je finissais encore des petits trucs sur certaines musiques.
C'est ce qui est bien avec le jeu vidéo, par rapport au cinéma par exemple : tu peux toujours reupdater ton média, et pour la musique c'est très intéressant. Ca permet de remodifier un peu les mixs et de réajuster des choses après la sortie.
« Avec Haven, j'ai essayé de faire des musiques qui étaient presque de la pop »
C'était super intéressant de pouvoir collaborer avec toute l'équipe et j'ai eu l'impression que le jeu émergeait aussi avec mon travail. C'est d'ailleurs en travaillant comme ça qu'on a réussi, je pense, à faire un truc qui collait à l'ambiance. En tout cas je l'espère.
Certains artistes, qui aiment composer pour des œuvres, détestent ensuite avoir à réaliser une redécoupe pour en faire un album. Comment t'en es-tu sorti avec Haven ?
J'ai toujours été très influencé par la musique à l'image, que ce soit de la musique de film ou de jeu vidéo ; ça fait partie, dès le départ, de la base des compositions de Danger, où je cherche à être dans quelque chose d'épique, qui va apporter des images et de la nostalgie.
Dans le jeu vidéo ce que je trouve parfois dommage c'est que les soundtracks servent trop le côté ambiant, en laissant le jeu faire le reste. Ce que j'ai essayé de faire, avec Haven, c'est l'inverse. Je savais que c'était un jeu court, j'en ai beaucoup parlé avec Emeric Thoa, le créateur du titre. Alors j'ai essayé de faire des musiques qui étaient presque de la pop. Des trucs avec des thèmes, un refrain, un couplet… Des tracks qui donnent l'impression qu'il s'agit d'un album normal en fait ! Mais tout en essayant d'étirer les formats pour les rendre un peu plus oniriques et planants, pour quand même laisser un peu de place aux dialogues et aux FX.
Quel est l'élément qui t'as le plus inspiré pour l'OST d'Haven, plus légère et lumineuse que tes travaux précédents ?
Ce côté plus lumineux vient du synopsis du jeu, qui m'a beaucoup plu. Depuis 15 ans, dès qu'on parle de quelque chose de cyberpunk, on te demande de faire le truc le plus dark possible. J'aime ça, et je pense avoir prouvé que j'en étais capable, mais là, j'étais très content de pouvoir faire quelque chose de plus heureux. Surtout cette année d'ailleurs, où avec la crise du coronavirus, j'ai passé beaucoup de temps enfermé, à me poser comme beaucoup de gens de nouvelles questions sur la vie.
« Cette OST m'a forcé à aller dans des directions qui ne sont pas celles que j'emprunte le plus souvent »
Ce jeu et son scénario font écho à l’adolescence, et même à l'enfance pour moi, avec des éléments un peu mignons, des choses insouciantes, des inspirations de vieux jeux vidéo, auxquels je jouais quand j'étais petit… C'est dans ça que je suis allé puiser cette fois, à l'inverse des influences habituellement plus tortueuses que j'utilise pour Danger. En ça, c'est aussi une OST qui m'a forcé à aller dans des directions qui ne sont pas celles que j'emprunte le plus souvent ; généralement j'ai envie de parler des cauchemars, là j'ai plutôt parlé des rêves.
Toi qui es joueur depuis longtemps, quels sont les jeux et OST qui t'ont le plus marqué ?
Un très grosse partie des sons et influences que j'utilise dans la musique actuellement, vient de mes premiers contacts avec les ordinateurs. Et notamment mon Amiga 600, dans lequel il y avait plein d'OST de légende comme celle de Shadow of the Beast, les OST de Stéphane Picq sur Dune ou sur Lost Eden… Xenon, Turriccan… Ca c'est vraiment le côté old school.
« Haven me rappelle aussi de vieux dessins animés des années 80, des coproductions franco-japonaises »
Et un peu plus récemment j'ai beaucoup joué à des JRPG sur PlayStation, après les avoir découverts sur Super Nintendo… Donc évidemment les OST de Final Fantasy, Chrono Trigger, les travaux de Nobuo Uematsu…Tout ça m'a énormément influencé musicalement. J'en oublie certainement, mais disons qu'une grande partie de mon inspiration vient des OST de la PlayStation… Même le CD de démo, avec le dinosaure et la raie Manta m'a influencé !
Et pour les inspirations les plus récentes, je continue d'évoquer des jeux un peu oniriques. J'ai toujours aimé les jeux et les bandes-son comme Shadow of the Colossus, ICO… J'aime aussi beaucoup Hideo Kojima et le travail de Hayao Miyazaki, même si pour ce dernier ce n'est pas du jeu vidéo.
Pour revenir à Haven, qu'est-ce que tu as pensé du jeu en lui-même ?
Je ne l'ai pas encore fini, je voulais avoir la même expérience que n'importe quel joueur. Ce qui est difficile, quand on fabrique quelque chose comme ça depuis plusieurs années, c'est qu'on est impatient de découvrir le résultat final, mais qu'on connait déjà de gros morceaux par cœur, sans même y avoir touché.
Au premier abord, je pense que c'est un jeu qui se tisse autour du joueur par la musique et sa relation avec les personnages. C'est une dimension sur laquelle Emeric a beaucoup travaillé, pour vraiment impliquer le joueur dans la narration et les émotions des personnages. Haven, n'est pas un jeu avec un gameplay ultra joueur, où il faut scorer ou avoir des skills de fou… C'est plutôt la recherche d'un certain onirisme.
Ce qui me plait aussi dans l'esthétique de ce jeu, c'est qu'il me rappelle de vieux dessins animés des années 80, des coproductions franco-japonaises comme Ulysse 31, Les Mystérieuses Cités d'Or… Ils avaient ce style un peu écolo, mais aussi des passages un peu flippants et des personnages ultra expressifs.
Est-ce que tu peux nous en dire plus sur tes outils et ta méthode de travail ?
J'utilise principalement du logiciel pour travailler, dont du synthétiseur logiciel et des logiciels de MAO, en l’occurrence Logic. Ensuite je me sers quand même de quelques synthés hardware, des Jupiter et des Juno, pour le côté synthwave. Et pour Haven j'ai aussi joué un peu de guitare, et un peu de hang drum, un instrument que beaucoup de gens redécouvrent depuis quelques années.
Sur cette BO, très vite j'ai écrit une espèce de grammaire musicale pour garder une cohérence entre les instruments, même s'il y a pas mal de variétés et de textures. C'est un peu une hybridation de plein de choses, ces instruments, des éléments de la synthwave, du trap, des petites touches funky… Pour arriver à des morceaux qui font 100, 150 parts chacun.
Pourquoi les titres de tes morceaux sont-ils des heures ? Ca te sert à indiquer le moment où tu as terminé la piste ?
Pas forcément, j'essaie surtout de trouver des heures qui sont assez jolies. Au départ c'était effectivement ça, l'heure où je terminais la piste, parce que quand j'ai découvert la musique électronique j'ai fait énormément de choses et je n'avais pas le temps de chercher des titres. Finalement je me suis dit que graphiquement c'était intéressant.
La musique ça fait toujours référence au temps, généralement un morceau te rappelle un moment, quand tu l'as écouté… Et puis j'aimais bien me dire que j'étais "le mec avec les heures", celui dont tu ne peux jamais te souvenir du titre des chansons.
Quel avenir pour Danger ? Quelles sont tes envies, et projets concrets ?
L'année prochaine il va y avoir des sorties pour Danger, du bon vieux Danger j'ai envie de dire. Un premier single et un clip devraient arriver dans les prochains mois… Sur les OST de jeux vidéo je ne sais pas encore trop ce qui va se passer. On va voir si celle-là fonctionne déjà, mais quoi qu'il en soit je serais très content de pouvoir en composer de nouvelles dans le futur.
Mais avant ça je voudrais quand même revenir sur mes albums personnels, que j'ai commencé à travailler en parallèle de Haven. J'ai aussi un label, dans lequel j'ai d'autres alias/avatars que Danger (Facing the Sunset et I am Lil Brain), sur lequel je sors d'autres projets, avec différentes saveurs… Il va y avoir pas mal de sorties de mon côté l'année prochaine.
Tu avais été approché pour Cyberpunk 2077 ?
J'ai été approché pour faire quelques musiques de trailers effectivement. Mais il y a tellement de production synthwave dans la communauté indépendante depuis Hotline Miami, que c'est difficile de percer, et puis ce n'est pas forcément ce qui m'intéresse le plus. J'ai l'impression de faire de la synthwave depuis super longtemps et il y a désormais plein de jeunes producteurs qui se prêteraient plus au jeu.
Je pense qu'il y a toute une génération de jeunes qui va se nourrir de ce genre de musique, capable de véhiculer des images et des émotions fortes. Et ce qui va émerger de ces influences, de ces jeunes producteurs de synthwave qui essayent de sortir de leur zone de confort, ça devrait être super intéressant. Pour le moment, ça ne fait que commencer.
Un dernier mot avant de se quitter ?
J'étais très content de travailler avec un studio indépendant de jeux vidéo, avec une certaine transversalité. Ce n'est pas toujours le cas, le plus souvent dans les grosses entreprises du jeux vidéo, c'est difficile pour les créateurs ou les musiciens d'avoir une vue d'ensemble. Là j'étais hyper reconnaissant de travailler avec une petite équipe, une entreprise 100 % française, aidée par le CNC et le ministère de la culture pour promouvoir le jeu vidéo français…
Personnellement, je m'identifie depuis mes débuts à une culture musicale française. J'ai baigné dans le travail de Jean-Michel Jarre, de Jacno, dans les BO de Remi Gazel sur Rayman et des compositeurs de jeux dont je parlais tout à l'heure, qui ont réalisés des BO magistrales. Mon label s'appelle 1789 Records… c'est pour dire !
Et au delà du jeu en tant que produit culturel, j'ai beaucoup aimé l'échelle humaine. On parle souvent, dans le monde du jeu vidéo, du crunch et de la souffrance des créateurs, alors c'est très important que les indépendants puissent, de plus en plus, être capables de faire des jeux sans ces contraintes.
Je suis super content d'avoir travaillé sur Haven aussi pour ça ; et même si le jeu ne plait pas à tout le monde, au moins son créateur a une vision originale et a essayé de réaliser quelque chose qui nous motivait, nous en tant qu'équipe. Ce n'était pas une commande d'actionnaire formatée, mais un vrai travail entre gens passionnés.
Clubic remercie sincèrement Danger de nous avoir accordé cette interview, Mylène Lourdel pour le contact, et David Hourt pour les photos de live !