Pour les fans les plus fervents de Quentin Tarantino, le nec plus ultra fut de connaître avant tout le monde - des mois avant ! - le moindre dialogue, la plus petite scène de Kill Bill, qui s'annonçait déjà en 2003 comme le chef d'œuvre du jeune maître. Car le scénario s'était mis à circuler un peu partout sur Internet. Il portait la marque de son auteur d'une manière irréfutable, avec ses annotations manuscrites et ses innombrables détails (même les morceaux de musique qui figurèrent plus tard dans la bande-son étaient déjà indiqués, à la bonne place), dans une telle profusion d'informations que l'on pouvait déjà voir le film défiler devant nos yeux. Le casting étant déjà connu à cette époque, le cinéphile compulsif lisait et relisait chaque séquence avec, en tête, le comédien qui dirait plus tard telle ou telle ligne de dialogue : la jouissance était totale.
Mais pourquoi, au fait ? Pour quelle raison certains pensent-ils qu'un Tarantino serait meilleur si on le lisait avant de le voir ? Poser la question, c'est déjà identifier l'extrême originalité de ce cinéaste à part, pour qui l'écriture est le cœur du processus, mais qui parvient néanmoins à transcender sa narration par la mise en scène.
Notoirement cool et indulgent, Quentin Tarantino a perdu son calme dans l'affaire des Huit Salopards. Étrange revirement...
Tarantino crée deux fois, d'abord sur le papier, ensuite sur pellicule, et l'on comprend dès lors que de nombreux fans vont voir ses films comme l'on se rend au théâtre après avoir étudié la pièce, ou à l'opéra en connaissant au préalable le livret : après la claque d'un verbe et d'une structure qui n'appartiennent qu'à l'auteur, vient la surprise d'une réappropriation scénique qui recèle toujours son lot de surprises.
Ainsi, ceux qui dans la salle connaissent d'avance le déroulé du film sont encore plus surpris que les autres, d'abord par le rythme ou la direction d'acteur, souvent en rupture avec ce que l'écrit laissait supposer, ensuite par l'absence - presque systématique - des scènes réputées les meilleures du scénario. Les aficionados de Tarantino ont ainsi toujours en mémoire une fameuse partie de cartes, ainsi qu'un duel final au sabre sur une plage, inexistants dans le montage final de Kill Bill et dont ils ne feront jamais complètement le deuil. Une frustration inutile ? Pas tout à fait. Même quand il nous déçoit, Tarantino ravive notre engouement pour le processus artistique, il nous renvoie à une époque où les œuvres étaient fabriquées par des hommes, non par des services marketing.
Le duel final de Kill Bill était bien plus spectaculaire sur le papier, d'où la déception inévitable de certains fans.
Qui est le traître ?
Depuis Kill Bill, trouver le script du prochain Tarantino sur la Toile est presque devenu une habitude : Inglourious Basterds et Django Unchained ont connu le même destin, avec des débats toujours plus endiablés autour des scènes - forcément les plus géniales - qui ne se retrouvent pas dans le métrage final, ou bien traitées d'une manière fort inattendue. A tel point d'ailleurs que Django s'est vu par la suite adapté en comic book, pour un traitement intégral du scénario d'origine : le film rêvé par les fans avait pris corps, malgré tout.Mais une question, pour ne pas dire une énigme, demeure : qui laisse ainsi fuiter les manuscrits de films aussi attendus et commercialement juteux ? Beaucoup pensent que c'est Quentin Tarantino lui-même, soucieux de montrer son travail au stade absolu de maîtrise avant que les imprévus du tournage ne gâchent peut-être une partie de sa vision, à moins qu'il n'ait tout simplement plaisir à faire monter le buzz autour d'un script dont il garde toujours - comme par hasard - la version la plus avancée par-devers lui. Le cinéaste n'a jamais confirmé sa responsabilité dans les fuites, désignant plutôt la « passoire » de Hollywood où rien ne reste jamais secret bien longtemps. Bon prince et plutôt compréhensif, le réalisateur de Reservoir Dogs n'a jamais montré d'agacement vis-à-vis de cette pratique qui gâche pourtant largement l'effet de surprise de ses œuvres. Comme s'il était toujours certain de gagner la partie, même quand ses cartes ont été dévoilées à l'avance.
A l'écran Inglourious Basterds est bien plus orientée comédie qu'il ne l'était à la lecture du script initial.
Pourtant, l'ami Quentin a perdu son sang-froid légendaire à l'occasion de la fuite du scénario de Hateful Eight (Les Huit Salopards), en avril 2014. Il venait de confier son premier jet à six contacts très privilégiés, soit les acteurs Tim Roth, Michael Madsen et Bruce Dern, et leurs agents respectifs, lorsque des propositions se sont mises à fuser de toutes les plus grosses boîtes de casting, visiblement au parfum. Notre homme entre alors dans une colère noire et n'a plus qu'une obsession : trouver la balance. Quand Madsen apprend dans les médias que le cinéaste a écarté Tim Roth de la liste des suspects, il sent du même coup l'étau se resserrer autour de lui et proteste de son innocence. Tarantino le croit mais pas son propre fils, qui lui demande même comment il a pu oser trahir la confiance de Quentin ! D'autant plus improbable que la carrière de Michael Madsen doit tout, ou presque, à Reservoir Dogs...
Comme dans son film en huis-clos où tout le monde est suspect, Tarantino a cherché partout le coupable de la fameuse fuite.
Alors, qui a fait le coup ? Bruce Dern ? Son agent ? Un stagiaire anonyme ? Nul ne le saura sans doute jamais. Depuis, Tarantino a enterré la hache de guerre : il a finalement tourné cet Hateful Eight qu'il voulait d'abord jeter à la poubelle, il a recruté les trois comédiens initialement soupçonnés, et il a surtout renoncé aux poursuites contre Gawker Media, propriétaire d'un site qui avait fourni des liens vers les blogs proposant le fameux scénario. Tarantino passe même l'éponge sur les pratiques de la profession, demandant seulement aux agences artistiques un peu plus de respect de la confidentialité. Enfin, il se remémore l'époque lointaine où il aurait tout donné pour la moindre info sur Scarface, et il pardonne le péché d'enthousiasme...
Artiste fébrile, ne pas déranger
Il y a pourtant de quoi s'interroger sur le positionnement fluctuant, voire incompréhensible, de Quentin Tarantino face à un Internet dont la porosité fut longtemps son allié, et contre lequel il s'est néanmoins braqué - même momentanément - avec une rare virulence. Etait-ce la première fuite non contrôlée par lui, ce qui justifierait sa surprise ? A-t-il décidé d'exercer un contrôle plus strict sur son œuvre ? Ou bien avait-il moins confiance en lui que d'ordinaire, et craignait-il que ce scénario ne dévoile trop ses faiblesses et hésitations d'écrivain ? Bingo ! C'est bien cette troisième hypothèse qui s'avère la bonne et notre homme, calmé et rasséréné, l'a reconnu sans gêne : avec Hateful Eight, il a tenté une méthode d'écriture inédite pour lui, moins improvisée et « free jazz », davantage construite de manière classique, comme un film américain de l'âge d'or, qu'auraient pu tourner John Ford, Howard Hawks et John Huston.Après l'annulation de Hateful Eight en 2014, le Petit Journal de Canal + en proposa l'adaptation parodique. Pas si mal !
Ce deuxième western n'est donc pas né de l'habituelle inspiration torrentielle d'un Tarantino porté par son ivresse « cinéphilique », mais d'une rigueur d'approche qui le vit avancer pas à pas, à tâtons, avec une prudence inédite. Le script distribué aux trois comédiens n'était dès lors pas le reflet de sa vision définitive, et ses lacunes - idées en germe, séquence à refaire, scènes manquantes - étaient bien plus gênantes, aux yeux de l'artiste, que celles de ses œuvres précédentes. En changeant de manière de travailler, Tarantino a, du même coup, modifié son rapport à la lecture « sauvage » qui, au lieu de le stimuler, s'est muée en expérience castratrice. Et Internet, d'allié objectif contribuant à flatter son ego, devint ce regard dérangeant qui scrutait au-dessus de son épaule alors qu'il peinait à se concentrer. Intolérable !