Parue en 2006, la série de comics Civil War a fait l'effet d'une bombe dans la galaxie Marvel, et c'était d'ailleurs bien son intention : prendre prétexte d'un grand crossover - comme on n'en avait plus vu depuis les deux sagas Guerre Secrète de Jim Shooter (1984 et 1985) - afin de largement redistribuer les cartes d'un univers qui campait peut-être un peu trop sur ses positions.
C'est ainsi que certains super-héros font la révélation de leur identité secrète et que d'autres (et non des moindres) passent l'arme à gauche, afin de redynamiser les futures histoires autour d'un socle commun à tous les personnages : un événement suffisamment fort pour servir de nouveau référent historique à l'éditeur. Ce n'est donc pas un hasard si cette mini-série a été baptisée en référence à la Guerre Civile américaine (1861-1865), le but étant précisément de mettre en scène une fracture fondée sur les valeurs, comme si Marvel faisait son inventaire moral, pour mieux justifier de poursuivre son travail de créateur de mythes.
Entre un Iron Man qui abdique son libre-arbitre à la Loi et un Captain America se faisant l'écho de la liberté, valeur-clé de la constitution américaine, le torchon brûle.
En résumé, le choix du titre n'est en rien anecdotique, mais au contraire, puissamment symbolique : jamais il n'a été plus clairement affirmé que les justiciers en costume occupent une place essentielle sur la scène politique, et que leurs actions sont à la fois les reflets et les causes des remous de la société dans son ensemble. En optant pour une telle approche, Marvel réalise également une synthèse spectaculaire de la question citoyenne dans ses bandes-dessinées. Entre le patriotisme d'affiche de propagande d'un Captain America (créé en 1940) et les questionnements profonds de certaines histoires écrites juste après le 11 septembre (où Spider-Man et consorts se heurtent frontalement au réel), on pouvait alors croire que le gouffre était infranchissable.
Mais la saga Civil War (celle sur papier, donc) réconcilie pourtant ces tendances au travers de la figure de Captain America, justement, dont le destin tragique l'élève au rang de conscience américaine : sa fin, qui renvoie à celles de Lincoln ou Kennedy, mais aussi aux tours jumelles du World Trade Center, donne d'autant plus d'importance à sa stature symbolique. De fait, jamais la presse mainstream ne parle tant de comics, depuis la mort de Superman en 1993. Nous vous laissons la surprise quant au sort qui lui est réservé dans le film Captain America 3 : Civil War, au sujet duquel certains fans ont fait courir les rumeurs les plus folles.
La question du timing
Une adaptation de Civil War en film arrive-t-elle au bon moment dans l'ensemble cinématographique de Marvel/Disney ? On le sait, il ne s'agit pas d'une reprise littérale de la BD, mais de la transposition de son idée générale, qui voit deux camps de héros, - l'un mené par Iron Man, l'autre par Captain America -, s'opposer sur la question de la soumission ou non à l'ONU qui réclame une prise de contrôle des faits et gestes super-héroïques après qu'un énième affrontement a causé d'importants dégâts. Mais là où le comic-book d'origine posait un regard critique sur une culture hyper-foisonnante, avec l'ambition claire de relire les mythes du point de vue de l'homme de la rue (celui qui lève les yeux pour voir passer Spider-Man dans le ciel et qui, cette fois, réclame des comptes), le film prend le risque de se cantonner à n'être qu'une péripétie parmi d'autres, du fait du caractère encore jeune, voire naissant, de l'univers Marvel sur grand écran.Dans le comics Civil War, Captain America subit l'ultime sacrifice et devient le martyre de ses propres valeurs.
Presque tous les récits filmés jusqu'ici sont ceux des origines, alors que Civil War ne prend son sens qu'au regard des vieilles habitudes prises par des héros soudain sommés de changer leur manière d'être. L'entreprise vise à souligner, de manière dramatique, que les temps ont changé, et d'acter dans la chair-même des héros en costume l'indispensable assimilation du 11 septembre. Dans la mesure où la plupart des personnages de Captain America : Civil War sont apparus au cinéma après les fameux attentats, on peut dire qu'ils sont le produit du désenchantement, ils ne peuvent donc s'opposer à lui.
Le choc des consciences
La concurrence s'en sort-t-elle mieux, sur un thème similaire ? En effet, le très controversé Batman v Superman entretient une étrange ressemblance avec le comics Civil War, par la manière dont le réalisateur Zack Snyder fait de son film le contrepoint moral de l'épisode précédent, Man of Steel, sorti en 2013. On se souvient que ce blockbuster tonitruant se concluait avec une bataille opposant Superman au général Zod et ses séides de Krypton, le tout entraînant la destruction d'une bonne partie de Metropolis. A l'époque, la scène fait couler beaucoup d'encre dans la presse et les forums, chacun s'offusquant des dégâts matériels et humains causés par ce règlement de comptes entre aliens.Là où Superman est resté fidèle à la logique décomplexée des super-héros à l'ancienne, Batman se fait l'écho de questionnements plus modernes.
Ce qui dérange le public tient moins au constat purement pragmatique de la séquence (quand des héros se battent, il y a de la casse) qu'à l'absence apparente d'affect dans la mise en scène. On suit cet enchaînement d'explosions et d'effondrements d'immeubles sans qu'à aucun moment, ce chaos n'impacte le regard distancié et lointain porté par Snyder sur ce château de cartes en train de s'effondrer. D'où l'idée d'assister à un film irresponsable, pour lequel l'action n'est que festive, démesurée car ajustée à ses personnages, mais coupée du réel. A ce niveau d'abstraction, le spectateur se sent contraint de faire lui-même le travail de mise en contexte, d'où l'abondance de commentaires spéculant sur le coût faramineux des travaux pour la remise en état de la ville. A l'arrivée, pour certains, Man of Steel fait l'effet d'une œuvre dépeignant Superman sous un jour antipathique, comme s'il méprisait l'humanité supposée être, en principe, sa préoccupation première. Une erreur d'approche de la part du réalisateur ?
Deux films, deux points de vue
Il est probable que Zack Snyder privilégie ici le grand spectacle au détriment du sens, et qu'une partie des critiques sont donc justifiées. Toutefois, notre homme - qui a également signé l'ambitieux Watchmen - opère un revirement aussi audacieux que pertinent dans Batman v Superman, lequel n'est rien d'autre que la dramatisation des reproches formulés à l'encontre de Man of Steel.Si, pour le spectateur - soit le civil lambda - les actes d'un Superman sont terrifiants tant ils le renvoient à son statut de fourmi microscopique et insignifiante, alors le réalisateur s'empresse de relire la séquence finale de Man of Steel pour en faire l'ouverture de Batman v Superman, avec une nuance de taille : cette fois, tout est vu depuis la rue, et le duel homérique, désormais à peine discernable au milieu des explosions, se transforme en véritable film-catastrophe. Encore plus fort, le vecteur d'identification offert au public n'est autre que Bruce Wayne lui-même, impuissant devant la destruction de ses locaux et la mort de ses employés.
Chez Frank Miller, la baston Superman/Batman est purement politique : dans le film de Snyder, c'est moins clair.
Traduction : en faisant de Batman le porte-parole des critiques opposées au premier film, Snyder assoit l'affrontement programmatique de son deuxième opus sur une opposition de projets, Superman étant le porte-parole d'un cinéma de la toute-puissance (Man of Steel), Batman, celui d'un cinéma du scandale et de la révolte des hommes « normaux ». Les deux films imbriquent de manière inextricable la présentation du mythe et les outils de sa contestation, jouant sur les cadrages pour faire naître deux visions d'une même scène, et donc deux lectures possibles du super-héros. De ce point de vue, le traitement politique proposé par Snyder est plus profond que celui de Captain America : Civil War, qui ne fait que raconter une situation préparée dans Avengers : l'ère d'Ultron (à savoir le ras-le-bol mondial face aux destructions commises par l'équipe), au lieu de questionner la nature-même de son sujet.
Le débat désamorcé
En dépit d'une approche idéale pour élever son duel en véritable débat idéologique, Batman v Superman refuse in extremis d'emprunter cette direction. La faute à un Superman bien moins politisé que Batman. Si ce dernier veut vraiment en finir avec son adversaire afin de supprimer une menace potentielle (c'est le principe de la guerre préventive, tout à fait dans sa logique droitière de vigilante pur et dur), Superman n'a pas d'avis sur Batman, il ne le combat que contraint et forcé. Voilà, hélas, tout ce qui sépare ce film de la bande-dessinée Dark Knight Returns de Frank Miller, matrice thématique et stylistique de Batman v Superman, où l'auteur allait plus loin en campant un « man of steel » docilement au service du pouvoir, toutou surpuissant d'un simili-Reagan cynique. On espérait que Batman v Superman serait la querelle du super-flic et du super-justicier, soit deux conceptions irréconciliables de l'ordre. Mais en l'absence de contradiction, Batman polémique dans le vide...L'idéalisation de Superman par les simples mortels aurait pu déboucher sur des questions morales, hélas très peu abordées.
Les conditions de l'engagement
Un constat reste incontournable, celui du désir exprimé par les studios, qu'ils soient Disney ou Warner, de produire des films de super-héros capables de se faire l'écho de la maturité de leurs équivalents sur papier. Ce qui fait encore obstacle à cette ambition, et la réduit souvent à un simple gimmick au lieu d'engendrer une remise en cause réelle des codes, tient à ce qu'aucun de ces films n'a jusqu'à présent été initié à la suite d'un vrai bouleversement politique. Les problématiques de Captain America : Civil War et de Batman v Superman font écho aux attentats du 11 septembre 2001, mais de manière lointaine, presque comme une figure imposée, pas comme l'expression d'une nécessité.Et si les super-héros s'engageaient carrément en politique ? L'idée en a effleuré certains, dont Wonder Woman (couverture de 1943), héroïne féministe.
Ce sont des films qui semblent arriver un peu trop tard, alors que les grands comics « politisés » étaient en général à l'heure, raccords avec leur temps : chez DC, Dark Knight Returns et Watchmen (tous deux sortis en 1986) se voulaient le reflet et la satire des années Reagan, de même que l'étonnante saga L'Escadron Suprême de Mark Gruenwald, publiée par Marvel en 1985. Là aussi, il était question d'un groupe de justiciers qui éclatait sous les poids des divergences politiques, entre les tenants d'un état d'urgence tout puissant, et les derniers défenseurs du libre-arbitre. Mais s'il fallait citer LE comics engagé par excellence, ce serait sans doute la mini-série regroupant l'Archer vert et Green Lantern, scénarisée par Dennis O'Neil et dessinée par Neal Adams : publiée durant les années 60, elle compilait tous les maux d'une société en mutation et perte de repère. Héritiers d'un âge d'or aux valeurs bien arrêtées, nos héros se heurtaient à la dure réalité (la scène où l'Archer Vert découvre que son ami Speedy se shoote, est devenue culte) et finissaient par l'accepter. Mais ça, c'était avant. Et maintenant ?
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