Voilà plusieurs décennies que le cinéma et l'industrie vidéoludique jouent le jeu des vases communicants. Films à succès adaptés en jeux vidéo, ou icônes de sagas ludiques propulsées sur grand écran : l'histoire commune de ces deux médiums est riche, autant de belles rencontres que de ratés honteux. Mais la porosité et le respect mutuel que se témoignent deux des plus grosses industries du divertissement de notre ère est loin de se limiter aux seules adaptations.
Depuis le début de la crise sanitaire, il se dit que l'industrie du jeu vidéo pèse plus lourd et génère plus de revenus que les industries du sport, de la musique et du cinéma réunies. Un marché estimé aujourd'hui à plus de 180 milliards de dollars par an, qui suscite évidemment des convoitises.
Autrefois regardé de haut, ou considéré comme un « sous-loisir », le jeu vidéo vit assurément ses plus belles heures. Les barrières tombent et, avec elles, les réticences de la part des grands studios d'Hollywood à faire confiance aux mastodontes du secteur vidéoludique, comme le montre le succès des adaptations les plus récentes.
Les adaptations cinématographiques : un doux rêve qui devrait parfois le rester
De l'insultante mais mémorable apparition de Mario et Luigi dans le film éponyme de 1993 au crâne rasé d'un Timothy Olyphant à côté de la plaque dans Hitman, en passant par la misérable tentative d'Universal de rendre honneur à la brutalité de Doom sur grand écran... c'est peu dire que l'histoire des adaptations cinématographiques de licences de jeux vidéo est cabossée.
L'inverse est également vrai, entendons-nous bien. Pendant la plus grosse partie des années 90 et des années 2000, les jeux issus de grandes sagas diffusées au cinéma se sont contentés d'être des produits de commande. Tous les opus d'Harry Potter y sont passés, tout comme les Spider-Man de Sam Raimi ou, bien entendu, les Seigneur des Anneaux.
En réalité, et même s'il est parfaitement possible de trouver des qualités à ces jeux ou ces films, nous restions alors dans le domaine du produit dérivé. En d'autres termes, une petite friandise offerte aux fans pour qu'ils et elles puissent revivre depuis leur salon les événements découverts dans les salles obscures.
Or, les choses ont bien changé aujourd'hui. D'abord, on remarque qu'il y a ces dernières années beaucoup plus d'adaptations de jeux vidéo en films que l'inverse. Ensuite, les studios semblent commencer à comprendre que ce qui fait la particularité d'un jeu vidéo c'est... que c'est un jeu vidéo, sous entendant qu'un ou une joueuse tient une manette et contrôle un avatar ; adapter trait pour trait une œuvre vidéoludique sur grand écran est donc illusoire — au risque d'aboutir au genre de résultat douteux que vous connaissez sans doute, et dont nous avons évoqués quelques exemples précédemment.
Pourtant, désormais visiblement mieux entourés, les studios d'Hollywood sont plus pertinents dans leur façon d'extraire la substantifique moëlle d'un jeu vidéo pour le faire entrer dans un moule cinématographique. Personne n'y aurait cru, mais Sonic, le film et Détective Pikachu ont réalisé un véritable carton au box-office, non parce qu'ils sont une copie carbone des jeux dont ils sont issus, mais bien parce qu'ils ont su saisir l'essence de ce qui donne leurs lettres de noblesse aux licences originelles.
Plus récemment, on retient également les résultats du film Uncharted. Et c'est peu dire que nous craignions le pire à son propos ! Dans les cartons depuis plus de 12 ans, passé entre les mains de pas moins de six réalisateurs, et pourvu d'un casting de talent, certes, mais dont on peine à voir la ressemblance avec les personnages du matériau d'origine, Uncharted avait tout du ratage annoncé.
Il n'en fut rien ! Correctement accueilli par la presse, le film de Sony a déjà généré plus de 226 millions de dollars alors qu'il n'est pas encore sorti en Chine. Un véritable succès au box-office, qu'il doit moins à sa capacité à reproduire exactement ce qu'il se passe dans les jeux de Naughty Dog qu'à sa volonté de proposer une véritable expérience d'Uncharted au cinéma. À savoir, des trésors cachés depuis des siècles, un héros beau parleur au grand cœur et de l'action décomplexée saupoudrée d'humour.
Hollywood lâche du lest
En parallèle des adaptations de titre vidéoludiques sur grand écran, il va aussi sans dire que le jeu vidéo d'aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec celui d'il y a 20 ans. Bien sûr, on continue de pousser des joysticks pour faire avancer notre avatar, mais les moyens techniques déployés pour rendre les aventures vidéoludiques plus réalistes sont sans commune mesure avec ce qu'il se faisait au début du siècle ; nous y reviendrons.
C'est peut-être aussi pour cela qu'Hollywood semble de moins en moins réticent à ouvrir son catalogue aux studios de jeux vidéo. Moins désagréables à regarder, les jeux d'aujourd'hui ? Il y a peut-être un peu de ça. La plaie béante du tristement célèbre E.T. d'Atari commence doucement à se fermer, et de très juteux contrats n'attendent que d'être signés.
L'un des exemples les plus criants de ces dernières années est sans doute le partenariat qui a lie depuis 2013 Electronic Arts et Disney autour de la licence Star Wars. Dans le cas de la franchise imaginée par George Lucas, le jeu vidéo fait même partie du plan marketing depuis 1979. À ce jour, on compte presque 200 titres, liés de près ou de loin à Star Wars, et de nombreux autres sont à venir.
Star Wars Jedi : Fallen Order 2, Star Wars : Eclipse, Star Wars KOTOR Remake, ou encore un open-world chez Ubisoft et un FPS chez Respawn Entertainment… c'est simple : les projets jeux vidéo dans l'univers de Star Wars sont presque aussi nombreux que les spin-off, séries et films actuellement en production chez Disney. Autrement dit, le jeu vidéo fait partie intégrante de la stratégie transmédia de Mickey.
Cela ne concerne d'ailleurs plus que Star Wars ! Avengers, Spider-Man, Wolverine, Les Gardiens de la Galaxie, Indiana Jones... De nombreuses licences y passent ! On pourrait se croire revenu au début des années 2000, à la différence près que les jeux ne sont plus des excroissances maladroites de films, mais de véritables produits taillés pour les joueurs et les joueuses, sortant enfin du cadre guindé du produit dérivé. On parle ainsi plus volontiers « d'univers étendu », un peu comme le fait la littérature depuis des décennies (pensez à Halo, ou Warcraft par exemple).
Des succès (pas tous) qui encouragent évidemment les autres studios à remettre le pied à l'étrier. Warner Bros. travaille notamment depuis plusieurs années maintenant sur Hogwart's Legacy, un jeu d'action-RPG en monde ouvert basé dans l'univers de Harry Potter sans pour autant dépeindre une période déjà aperçue dans les films ou les livres.
Et, comme nous le disions avec l'évolution des ambitions des adaptations cinématographiques, l'entente entre les deux industries est réciproque. Outre les salles obscures, il n'y a qu'à jeter un rapide coup d'œil aux innombrables adaptations de jeux vidéo déjà annoncées sur les plateformes de streaming vidéo pour s'en convaincre.
Au rayon des séries, Castlevania, Cuphead ou Arcane sont déjà de formidables exemples de réussite en la matière ; nous attendons maintenant fébrilement Halo, The Last of Us ou encore l'hypothétique série God of War, pour voir si les versions sérielles marqueront leur époque autant que les jeux dont elles s'inspirent.
Le complexe cinéphile du jeu vidéo
Si le titre de ce dossier évoque une « histoire contrariée » entre cinéma et jeu vidéo, ce n'est pas uniquement à cause d'adaptations à la qualité variable.
C'est un fait : le jeu vidéo a longtemps été considéré comme l'enfant pauvre du 7e art. Regardé de haut, moqué voire pointé d'un doigt inquisiteur sur les plateaux de télévision et par les politiques, il a fallu attendre que des titres s'inspirent plus frontalement du cinéma pour que le secteur gagne ses lettres de noblesse.
À quand dater précisément la bascule ? Difficile à dire avec certitude, mais la sortie de Metal Gear Solid 2 en 2001 a assurément fait bouger de nombreuses lignes.
Le jeu d'Hideo Kojima, édité par Konami, est alors encensé par la critique — et pas forcément celle à laquelle on s'attend. Les Cahiers du Cinéma dédient au jeu un article dithyrambique, rapprochant l'ampleur du projet à celui du célèbre film de Kubrick, 2001 : L'Odyssée de l'espace.
Il y a pire compliment à recevoir pour un passionné de cinéma comme Kojima. Le game designer de 58 ans est notoirement connu pour sa cinéphilie, qu'il fait infuser librement dans ses jeux. Pour Metal Gear Solid 2, il est notamment l'un des premiers à engager un compositeur de musiques issu du cinéma (Harry Gregson-Williams, un disciple de Hans Zimmer) pour signer la bande originale d'un jeu.
L'amour du cinéma d'Hideo Kojima est indéfectible et sera illustrée à de nombreuses reprises dans ses autres productions, que ce soit par le biais de cinématiques particulièrement léchées, ou par le recours à de véritables acteurs pour incarner les protagonistes de ses jeux (on pense notamment à Norman Reedus et Léa Seydoux dans Death Stranding).
Évidemment, Kojima n'est pas le seul à être piqué d'un amour sans borne pour la pellicule. En 2001 encore, un certain Rockstar Games sort Grand Theft Auto III qui, non content de révolutionner le jeu d'action en monde ouvert, est bardé de références cinématographiques. Une patte que le studio va travailler des années durant, jusqu'au paroxysme que représentent Grand Theft Auto V (en 2013) et Red Dead Redemption 2 (2018).
La décennie passée a d'ailleurs été une année particulièrement riche pour les connexions entre cinéma et jeux vidéo. En 2013, Naughty Dog sort The Last of Us, qui reste encore aujourd'hui l'un des titres qui a le plus brouillé la frontière entre les deux médiums. La raison ? L'implication de ses acteurs et actrices, l'emphase mise sur la performance capture et le souci de la narration pour servir un scénario mémorable... autant de qualités qu'on prête habituellement davantage à des expériences vécues dans des salles obscures que face à sa console de jeu. Sa suite, parue en 2020, amène d'ailleurs le jeu sur d'autres sommets encore.
En 2018, Santa Monica Studios révolutionne son God of War, et emprunte au cinéma la technique du plan séquence. Tout le jeu est ainsi pensé d'un seul tenant, sans qu'aucun temps de chargement ne vienne hacher la progression du joueur ou de la joueuse. Une technique bien connue des cinéphiles, qui permet de maintenir un rythme sur le temps long et de ne jamais laisser la pression redescendre.
Dans le genre, on peut également citer Cyberpunk 2077 qui, malgré ses faiblesses, restera sans nul doute dans les mémoires comme le jeu qui aura accroché Keanu Reeves à son casting. Le studio français Quantic Dream n'est pas en reste en donnant la vedette à Elliot Page ou Willem Dafoe dans Beyond Two Souls, en 2013.
Un parallèle peut d'ailleurs être dressé entre le jeu vidéo d'aujourd'hui et les séries TV d'hier. Il y a de ça 10 ans, rares étaient les acteurs de cinéma à « s'abaisser » à tourner dans une série. Inutile de souligner que la donne est bien différente aujourd'hui, et il en est de même avec le jeu vidéo. Il fait moins peur, il est plus noble, plus mature. Tout simplement plus intéressant.
Transfert de compétences
Autant dire que les deux industries ressortent grandies d'avoir brisé ce tabou et ouvert le dialogue. On l'a illustré tout au long de cet article : il y a du mieux dans les productions s'inspirant respectivement des codes du jeu vidéo ou du cinéma. Or il y un endroit où les apports de l'un à l'autre sont peut-être un peu plus inattendus : nous parlons ici du véritable transfert de compétences qui s'organise entre les deux secteurs d'activité.
Outre les infidélités d'acteurs et d'actrices qui acceptent d'incarner des personnages de pixels (Ella Balinska sera prochainement dans Forspoken, Mark Hamill, Gillian Anderson et Henry Cavill dans Squadron 42 — s'il devait sortir un jour, s'entend), ce sont désormais les technologies utilisées pour fabriquer les jeux vidéo qui s'invitent au cinéma. Un exemple nous vient immédiatement en tête : la série de Disney+, The Mandalorian.
Vous vous souvenez probablement des gros titres de l'époque : The Mandalorian a été réalisée grâce à une technologie novatrice utilisant l'Unreal Engine, le moteur d'Epic Games qui anime une énorme partie des jeux vidéo d'aujourd'hui, de Fortnite à Valorant, en passant par Final Fantasy VII Remake ou Rocket League.
Plus précisément, les équipes de production de The Mandalorian ont été en mesure d'utiliser le célèbre moteur de jeu pour substituer un mur d'écran (21 mètres de diagonale) aux traditionnels fonds verts ou bleus. Finies, les incrustations laborieuses, aux oubliettes les aléas du monde réel et ses imprévus. Grâce à cette technologie, l'équipe de tournage peut passer en quelques secondes d'un décor urbain sur la planète de Coruscant à un désert rougeoyant sur Tatooine. Le tout en ajustant « naturellement » les couleurs de la scène, et sans avoir à passer des jours ou des semaines sur la route pour trouver le spot de tournage idéal.
Un game changer — sans mauvais jeu de mots — en cela que les équipes gagnent du temps, économisent de l'argent et s'épargnent un bilan carbone à 6 chiffres en n'ayant plus besoin de traverser la planète pour trouver l'endroit idéal où poser leurs caméras.
Bien sûr, ce que l'on raconte là donne de l'urticaire aux amoureux de l'analogique. Pourtant la pratique est moins neuve qu'on pourrait l'imaginer. Si The Mandalorian a fait grand bruit, il faut se souvenir que les films en live action Le Livre de la Jungle et Le Roi Lion avaient utilisé le moteur de jeu Unity quelques années auparavant. Et, bien avant cela encore, Steven Spielberg s'était servi de l'Unreal Engine pour certains plans de Rouge City dans A.I. Intelligence artificielle (2001).
Vous le voyez venir : l'inverse est également vrai. De nombreuses technologies issues du cinéma se sont invitées dans le développement de jeux vidéo et ont permis de pousser le réalisme vers de nouveaux sommets.
Spécialiste de la motion capture (ou MoCap) depuis 1984, Vicon est un partenaire de longue date des deux industries. Gollum dans Le Seigneur des Anneaux ? Vicon. L'adorable Paddington dans le film éponyme ? Vicon. Avengers ? Vicon. Or l'entreprise britannique s'est aussi rapidement acoquinée avec les studios de jeux vidéo pour donner vie à leurs personnages. Parmi leurs réalisations les plus notables, on retient Gears of War 3, Resident Evil 7 ou encore Hellblade : Senua's Sacrifice, sur lequel il faut nous arrêter un moment.
Sorti en 2017 et développé par Ninja Theory, Hellblade a fait l'effet d'une bombe dans le monde du jeu vidéo. Ce n'est pourtant pas son gameplay ou son histoire qui en font un titre immanquable, mais davantage son enrobage technique, et en particulier ses méthodes de motion capture, décrites par Vicon comme « incroyables ». C'était en effet la première fois qu'un studio était en mesure de proposer de la motion capture en temps réel. Une sorte de transposition directe des émotions de l'actrice, Melina Juergens, à la guerrière picte Senua. Une révolution, qui a ouvert de nombreuses portes, et mené à une accélération et à un perfectionnement sans précédent des techniques de capture du mouvement.
En 2019, Vicon et Epic vont encore plus loin avec la démo Siren, qui propose un rendu au moins aussi impressionnant que Hellblade tout en demandant beaucoup moins d'efforts de préparation.
Cinéma et jeu vidéo, main dans la main
Alors oui, le jeu vidéo et le cinéma ont une histoire plutôt étrange en commun. Faite de rivalités, de convoitises et de regards en coin, elle est aussi belle et durable, cette histoire. Et surtout : elle continue de s'écrire d'une plume pleine d'espoirs !
Aujourd'hui, on a le sentiment que ces deux mastodontes du divertissement arrivent enfin à se comprendre. Et les productions qui en découlent ne peuvent qu'être de meilleure teneur. Les « produits dérivés » représentent désormais une part minoritaire des adaptations qui arrivent sur le marché. Celles-ci s'inscrivent davantage dans des volontés d'univers étendus qui servent aussi bien les distributeurs de films que les éditeurs de jeux vidéo.
De fait, l'histoire conjointe du jeu vidéo et du cinéma n'est au final pas bien originale. Son état actuel est une simple résultante de notre époque, où les contenus cinématographiques, sériels ou vidéoludiques sont plus accessibles que jamais. Les portes d'entrée dans les univers fictifs n'ont d'ailleurs jamais été aussi nombreuses, et ce n'est certainement pas nous qui allons nous en plaindre !
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