Simplicité, mais pas que... Crédits Roscosmos
Simplicité, mais pas que... Crédits Roscosmos

La tension est à son comble. L'année géophysique internationale a commencé, les Américains ont leur lanceur Vanguard bientôt prêt… Mais les équipes soviétiques ont un coup d'avance, qui va se jouer à Baïkonour. Et surtout, de façon presque surprenante, le décollage du premier satellite artificiel de l'histoire va bien se passer.

Cet article est la deuxième et dernière partie d'une série dont vous pouvez retrouver l'épisode 1 ici : « Avant le bip bip : quand l'URSS préparait Spoutnik  ».

Déballe la R-7 Turbo

A Baïkonour, il devait régner une atmosphère particulière ce 22 septembre 1957 (probablement chaud et sec sur les grandes plaines kazakhes). Cette fois, pas question d'une charge utile militaire à monter sur le nouvel exemplaire de fusée R-7 qui vient d'arriver, mais bien de PS-1 (Prosteishyi Spoutnik-1), le tout premier satellite. Ce dernier a une forme aisément reconnaissable : c'est une sphère étanche de 58,5 cm de diamètre en alliage aluminium-magnésium-titane polie comme un miroir (afin que le satellite reflète le mieux possible la lumière). 4 antennes de 2,4 et 2,9 mètres sortent de la coque et sont utilisées pour émettre les fameux « bip bip » qui seront captés par les radio-amateurs du monde entier quelques semaines plus tard.

Le missile R-7 Semiorka était en fait très moyen... Pour un missile. Sa modification en lanceur de satellites par contre en a fait une icone. Crédits URSS
Le missile R-7 Semiorka était en fait très moyen... Pour un missile. Sa modification en lanceur de satellites par contre en a fait une icone. Crédits URSS

Un bip bip et pas de coyote

A l'intérieur des deux demi-sphères scellées, l'air est remplacé par de l'azote gazeux, tandis que l'ensemble est réduit au strict nécessaire : trois blocs de batteries (argent-zinc), les émetteurs radio, un petit ventilateur, un thermomètre et un capteur barométrique. Et c'est tout… mais c'est déjà bien assez ! La période et la fréquence des émissions radio sont directement liées aux valeurs de température et de pression. Ce qui, contrairement à ce que de nombreux document indiquent aujourd'hui, est bel et bien la retranscription de mesures scientifiques : Spoutnik ne se contentait pas de biper, ces signaux avaient une véritable signification. Comme les batteries ne sont pas rechargeables (et que le satellite n'est pas équipé pour le faire), le système est branché et émet en continu dès l'éjection.

L'ensemble pèse 83,6 kg, ce qui rentre dans la « marge » de masse disponible avec le lanceur R-7, estimée alors à 100 kg. Mais il est en fait très important de connaître le poids exact, puisque les paramètres de trajectoire de vol sont précalculés. Il a même fallu utiliser du temps de calcul de l'un des tout nouveaux ordinateurs de l'Académie des Sciences à Moscou… Heureusement que l'académicien Mstislav Keldysh est l'un des piliers du programme de satellites !

Les moteurs de Soyouz au décollage le 5 octobre 2021. Mais ils n'ont pas tant changé en 64 ans... Crédits Roscosmos

D) L'objet D

Comme prévu, les équipes de Koroliov et Tikhonravov ont produit deux satellites PS-1 et PS-2, qui est plus ou moins une copie au cas où les choses tourneraient mal. Il faut d'ailleurs noter que le projet initial de satellite, qui avait plus les faveurs des scientifiques, « l'Objet D » n'est pas arrêté, simplement mis en arrière-plan car il ne sera pas prêt à temps. Début octobre, tout est prêt et c'est l'heure des dernières vérifications. Koroliov a demandé aux équipes qui manipulent le satellite des précautions extrêmes de propreté et de délicatesse avec le matériel spatial… Il ne reste que deux questions : arrivera-t-il en orbite et surtout, pourra-t-il fonctionner correctement autour de la Terre ? Le 4 octobre 1957, tout le monde est prêt pour apporter des réponses… Et les Américains n'ont rien annoncé de leur côté. Les derniers préparatifs et le compte à rebours ont lieu dans le plus grand secret, et la fusée R-7 version 8K71PS allume ses moteurs à 21h28 (Paris).

Pour ce vol au profil particulier, le missile R-7 original a subi quelques modifications particulières, notamment pour tenter de l'alléger au maximum. Le gain est significatif : 7 tonnes de moins sur la balance ! Cela suffira-t-il ? Le décollage a lieu de nuit, ce qui explique en partie pourquoi il y a aujourd'hui si peu, voire aucune photo du vol historique. Visuellement, tout se passe bien, même si l'étude des données post-vol révélera que la sous-performance d'un des quatre boosters de la fusée aura menacé de la faire basculer… Heureusement, ce dernier revient rapidement dans une plage de fonctionnement nominale. Après 1 minute et 56 secondes, les boosters auxiliaires sont largués, et l'étage central se charge d'envoyer PS-1 vers l'orbite. A 4 minutes et 56 secondes, les quatre tuyères du moteur RD-108 s'éteignent (sans exploser), et l'ensemble tourne autour de la Terre. PS-1 est éjecté avec sa coiffe, ses quatre grandes antennes sont libres (en réalité elles dépassaient simplement de la coiffe le long du lanceur) et au-dessus des zones survolées, les récepteurs radio s'affolent. Bip, bip !

Timbre commémoratif du premier satellite artificiel de la Terre. Crédits Roscosmos

Soviets suprèmes

Les télégrammes d'alors sont les tweets d'aujourd'hui. Le premier satellite artificiel n'a pas encore bouclé sa première orbite que l'agence de presse soviétique officielle TASS publie un communiqué sur le succès de la mission. Les Etats-Unis termineront leur soirée dans le doute, tandis que le monde entier s'éveillera dans une nouvelle ère le 5 octobre 1957 au matin. En orbite à 223 x 950 km d'altitude, celui qui ne s'appellera plus que Spoutnik (ce n'était pas une volonté de l'URSS, plutôt un nom d'usage) émet bravement ses données, qu'astronomes amateurs, médias et militaires tout autour de la planète vont s'empresser d'essayer d'écouter. Dans le monde, les gens sortent voir Spoutnik passer dans le ciel de nuit.

En réalité, à l'œil nu il n'était pas possible de voir le petit satellite (ce qui était tout de même possible avec un équipement spécialisé), et les observateurs voyaient en fait l'étage central de la fusée R-7 resté en orbite. Non seulement ce dernier était très grand avec 3 m de diamètre et pratiquement 30 m de long, mais les équipes soviétiques ont installé des réflecteurs qui se sont déployés avec le satellite. Dès lors, impossible de le rater : il n'y en a aucun autre !

Le satellite vanguard TV03, que les américains ont tenté d'envoyer dans l'espace dans la foulée. Un air de Spoutnik... En beaucoup plus petit ! Crédits N.A.

64 ans plus tard, ce n'était qu'un début

Au grand désespoir des Etats-Unis, et au crédit de l'impressionnant travail de l'équipe autour de Koroliov, Spoutnik va continuer d'émettre jusqu'au 26 octobre : plus de 320 orbites ! L'étage de la fusée, freiné par les particules atmosphériques, sera désintégré le 2 décembre, un mois avant le petit satellite lui-même le 4 janvier 1958. Sergei Koroliov, lui, est devenu si précieux à l'URSS que c'est l'académicien Leonid Sedov qui est présenté à la presse comme le « père » de Spoutnik.

En plus de démontrer la faisabilité technique du projet, Spoutnik va résonner dans l'Histoire. Les Américains, qui pensaient les Russes en retard techniquement, en sont quittes pour un brutal réveil au son des bips radio. Les militaires sont inquiets, car un objet de l'URSS peut maintenant impunément survoler leur territoire plusieurs fois par jour. Bon nombre de scientifiques devinent déjà l'ampleur d'un nouveau domaine, tandis que dans plusieurs équipes techniques, la science-fiction laisse place à la réalité. Car si on a pu envoyer un objet là-haut, quid d'un être vivant… C'est la fin de la course à l'orbite, mais voici un royaume de nouvelles opportunités.