Début 1958, malgré l'envoi du premier satellite américain, la course à l'orbite est perdue. La prochaine étape ne fait guère de doutes, ce sera le vol habité ! Il faut rassembler l'industrie américaine qui s'est égarée entre puissances armées et laboratoires publics. Mais ce ne sera pas si facile…
Et la NACA, qui pourrait chapeauter tout ça, n'a pas les épaules.
Fossé technologique
Début 1958, l'ambiance n'est pas au beau fixe du côté des décideurs du programme spatial américain. L'URSS parade depuis trois mois avec Spoutnik, puis l'aventure tragique (mais révélatrice) de Laïka. Les responsables savent qu'ils sont sur le point d'atteindre l'orbite, même si le programme de fusées Vanguard, mené par la Marine, est jusque là un échec retentissant. En coulisses, il y a plus grave : les Soviétiques préparent évidemment des versions encore plus puissantes de leur lanceur, qui a déjà emmené une capsule de 500 kg en orbite. Il n'y a aucun doute, la prochaine étape est celle des vols habités, et cela va se jouer rapidement. Or l'effort paraît démesuré : le 1er février, Explorer-1 décolle, mais le satellite ne pèse que 14 kg…
Chacun dans son coin
Le problème réside moins dans les moyens que dans l'organisation qui va avec les efforts américains pour conquérir l'espace en ce début 1958. Pour commencer, chaque branche des très puissantes et très influentes forces armées travaille sur son propre projet, avec ressources et bureaux d'études. L'US Navy a travaillé sur Vanguard, assemblage raté qui va pourtant faire apprendre de difficiles leçons à ses concepteurs. L'US Air Force a son projet Atlas, dérivé direct de son futur missile balistique intercontinental (et sa version préliminaire, Thor), qui a pris du retard. Et l'US Army, qui dispose de l'équipe de Wernher von Braun, a ses travaux dérivés du V-2 allemand, la série Juno/Jupiter. Mais la désorganisation ne s'arrête pas là ! Il y a des projets menés par des sous-groupes (comme le missile orbital NOTS-EV), des instituts de recherche comme le Jet Propulsion Laboratory qui sont rattachés à des branches armées, et d'autres bureaux d'études qui planchent sur la question chez tous les grands noms de l'aéronautique américaine : Boeing, Rockwell, Northrop, Bell et tant d'autres veulent leur part du gâteau.
Reprendre les rênes
Pour avoir une chance de rattraper les Soviétiques, il va falloir rassembler les efforts et une partie des ressources. Pourtant, et c'est à noter, chaque développement quasi-indépendant des forces armées arrive à maturité début 1958 ! Il va donc falloir aussi une instance qui pourra choisir quelles sont les meilleures ressources pour le programme public des Etats-Unis. Et vite ! Même le premier programme spatial habité est déjà sur les rails via l'US Air Force, qui prépare le « Man In Space Soonest », ou MISS (jeu de mot douteux, puisqu'il signifie aussi « raté » en anglais), dès la fin du printemps 1958. Ils vont jusqu'à sélectionner 9 pilotes avant la fin juin… alors que les concepts de capsule ou de lanceur ne sont pas au point. La Maison Blanche a besoin de reprendre la main sur son industrie spatiale avant même de s'intéresser à celle de l'URSS.
Une petite agence…
Heureusement, elle ne part pas de zéro, puisqu'elle dispose de la NACA (National Advisory Comitee for Aeronautics), qui est déjà une institution impliquée dans le programme spatial depuis les travaux de Goddard, pionnier américain des fusées dans les années 20. La NACA, qui a participé aux recherches sur les avions supersoniques, sur les moteurs fusées et qui a aidé les différentes branches armées dans une bonne partie des projets spatiaux en cours, n'a pourtant pas autorité. Ce qui ne l'empêche pas d'être lucide, en proposant plusieurs rapports à l'administration américaine. Le 16 janvier 1958, son directeur publie un rapport sur « un programme national de recherche pour la technologie spatiale », appelant à un nouvel effort dirigé par les autorités publiques, sous la forme d'une agence civile. Le 5 mars, le jour même où le satellite Explorer-2 échoue à atteindre l'orbite, une recommandation du conseil scientifique national appelle le président Eisenhower à renforcer et redéfinir le rôle de la NACA.
Un peu d'aide de la Maison Blanche
Au milieu d'un mois d'avril compliqué par d'autres dossiers (les révolutionnaires castristes entrent à La Havane), le président des Etats-Unis soumet un projet de loi au Congrès pour la création d'une agence spatiale civile, et le regroupement sous son administration des activités de la NACA. Les décollages se succèdent pour les Etats-Unis : Explorer-3 réussit sa mission, un satellite Vanguard est finalement envoyé en orbite… Mais l'URSS réussit un nouveau coup de pression le 15 mai avec Spoutnik-3, le fameux « Objet D », en préparation depuis 3 ans. Ce dernier n'est finalement pas une grande réussite, mais ce n'est pas ce qui compte : il pèse 1,3 tonnes, et sa taille approche celle qu'une première capsule habitée pourrait prendre. La presse américaine en profite pour tirer à boulets rouges sur l'administration du programme spatial national, dont les découvertes scientifiques ne cachent pas le désarroi sur les capacités orbitales.
Il faudra attendre le 16 juillet pour le feu vert du Congrès, ce qui est rapide compte tenu de l'évolution de la situation. Mais ensuite, tout s'enchaine très vite : le 28 juillet, D. Eisenhower signe le National Aeronautics and Space Act, qui créé de facto son agence nationale civile, la NASA (National Aeronautics and Space Administration). Pour des raisons d'organisation comme administratives, le début « officiel » des opérations de la NASA est fixé au 1er octobre 1958 (premier jour de l'année fiscale 1959, selon la règle américaine). Et entre temps, il reste un énorme travail de réunification et de réorganisation des efforts !
NASA : assemblez-vous !
Car il ne s'agit pas que de « rebadger » la NACA avec une augmentation de budget. T. Keith Glennan, qui en prend les rênes, l'a bien compris. D'abord, la NASA reprend la main sur le programme habité civil : le projet MISS est annulé, et dans la foulée l'équipe de la NACA (qui formait le gros de la « task force » consacrée) démarre son propre programme, nommé Mercury. Et si la NASA se charge encore de la recherche aéronautique, l'objectif est bien de rassembler un maximum de ressources publiques pour répondre au défi spatial. La NASA récupère les centres de recherche de Langley, Ames et Lewis Field (qui deviendra plus tard le centre spatial Glenn), incorpore le JPL, au grand dam de l'US Army, avec la section balistique et l'équipe de Von Braun, le NRL (Recherche spatiale de l'US Navy) et les spécialistes de l'US Air Force.
Il faudra du temps pour travailler efficacement de concert, et les équipes le savent : l'URSS planche déjà sur une adaptation habitée de son véhicule spatial. Alors pourquoi ne pas jouer sur un autre terrain et tenter d'envoyer une sonde vers la Lune ? Le premier chapitre de la course à l'espace est joué, le deuxième commence…