Dans le morose paysage des lanceurs des Etats-Unis au début des années 2000, Boeing et Lockheed Martin tirent un trait sur leur longue querelle et s'unissent pour devenir le leader américain. Avec un monopole de fait et des lanceurs fiables, l'aventure promettait beaucoup… Mais c'était oublier un peu vite la concurrence.
Le paysage actuel des lanceurs américains est toujours basé sur ce rapprochement !
Géants aux dents longues
Pour comprendre la formation d'United Launch Alliance, il faut remonter à 1998. Cela fait quatre ans que l'US Air Force planche sur son programme EELV (rien à voir avec l'écologie : « Evolved Expendable Launch Vehicle »), qui doit assurer la capacité des Etats-Unis à disposer d'au moins deux lanceurs orbitaux en activité pour les satellites de la défense. Car les fusées américaines sont particulièrement vieillissantes. Delta II, Atlas II et Titan IV sont si chères qu'elles ne peuvent assurer leur avenir, les opérateurs privés ayant filé vers la concurrence internationale… Les lanceurs russes sont très peu chers, et les Européens viennent de mettre en ligne leur Ariane 5 et ses décollages par paires de satellites. Quatre géants industriels sont en concurrence, et les vainqueurs annoncés en octobre 1998 sont Boeing (qui a proposé sa fusée Delta IV) et Lockheed Martin (avec Atlas III-V).
Boeing et Lockheed, en concurrence ?
Il faut bien comprendre que les entreprises sont concurrentes alors, et que leurs lanceurs sont prévus pour disposer des mêmes capacités. L'idée est bien de faire jouer ces deux organisations industrielles pour que le contribuable américain puisse disposer de prix bas et s'assurer un accès à l'espace. Mais tout ne se passe pas comme prévu.
D'abord, sur le plan de la concurrence. Les deux fusées sont très différentes sur le papier, mais en réalité, Aerojet Rocketdyne est le fournisseur clé pour les deux entreprises ! Eh oui, les moteurs du premier et du deuxième étage de Delta IV, du deuxième étage d'Atlas V et de ses boosters sont tous fournis par le même groupe. Un jackpot gagnant (Aerojet Rocketdyne est un géant formé par différents regroupements) complété par les moteurs de la navette…
Quand rien ne va plus
Deux autres éléments vont faire dérailler l'idée derrière ce duo de lanceurs concurrents. Le premier, c'est le contexte du début des années 2000. Atlas V et Delta IV réussissent tous les deux à décoller en 2002, quelques mois avant la catastrophe de Columbia. Cette dernière n'est pas liée, mais la crise se propage au secteur tout entier. C'est dans ces années (et jusqu'à 2006-2007) que les Etats-Unis enverront le moins de satellites et de lanceurs vers l'orbite. Le deuxième, c'est une sale affaire d'espionnage pour Boeing, qui arrive au même moment. L'industriel de Seattle avait obtenu la majorité des lancements de l'US Air Force, mais en juin 2003, des documents sensibles concernant le lanceur de Lockheed sont retrouvés chez deux responsables de Boeing… ce qui génère un véritable scandale. 7 décollages sont transférés de Delta vers Atlas, et les rumeurs vont bon train sur une possible vente de la filière chez Boeing.
Finalement, les deux adversaires décident qu'une alliance leur coûterait moins cher, et qu'en gardant les deux familles de lanceurs, l'US Air Force sera tout aussi gagnante. Le 2 mai 2005, les Boeing et Lockheed Martin réunissent leurs activités lanceurs au sein d'une joint-venture (ou co-entreprise) à 50-50%, et font naître United Launch Alliance : ULA. L'enjeu est important, et les deux géants espèrent qu'avec cette alliance qui agit en tant qu'entité indépendante, ils pourront économiser sur les coûts de structure, rassembler leurs activités et continuer à se partager les lancements de la défense américaine. Certes, c'est un monopole de fait… Mais en gardant Atlas V et Delta IV, les contribuables américains conservent leur accès garanti et « indépendant » à l'espace.
Discussions houleuses
Une seule entité s'élève alors contre le rassemblement sous la bannière ULA : SpaceX. Mais la plainte, formulée en octobre 2005, si elle sera correctement examinée par le comité anti-trust américain, n'aboutit pas… Pour une raison très simple : il n'y a alors aucun autre concurrent pour les vols concernant la défense (SpaceX n'a même pas commencé la conception de Falcon 9 à ce moment-là). Il faudra tout de même du temps pour commencer les opérations sous une bannière commune, officiellement le 1er décembre 2006. Le premier tir a lieu deux semaines plus tard avec une fusée Delta II et tous les partenaires retiennent leur souffle. Le décollage est un succès… mais le satellite tombe en panne quelques heures plus tard. Bonne ou mauvaise augure ?
Double structure, doubles coûts
A l'origine, United Launch Alliance regroupait 4 500 employés, même si l'entreprise installe un site de production unique pour tous ses lanceurs à Decatur (Alabama) et une structure dédiée à l'ingénierie à Littleton (Colorado). Elle opère surtout beaucoup de sites de lancement : 3 à Vandenberg et 4 à Cape Canaveral ! Pour cela, et pour maintenir une capacité de production de ses trois lanceurs (Delta II, Delta IV et sa version Heavy, Atlas V), ULA reçoit un chèque annuel du gouvernement américain d'un milliard de dollars… Ce qui n'inclut pas les prix des lancements ! Les premières années représentent la période « faste », même si la décision est prise en 2010 de se séparer progressivement de Delta II, trop chère pour ses capacités et trop concurrencée par les acteurs internationaux… Et SpaceX, qui remplit rapidement son carnet de commandes.
ULA peut toutefois s'enorgueillir, malgré des tarifs élevés, d'une disponibilité sans faille pour son quasi-unique client, le gouvernement américain. Et d'une fiabilité à toute épreuve, qui se poursuit d'ailleurs aujourd'hui (avec 149 lancements réussis d'affilée à ce jour, toutes fusées confondues). Mais dès la période 2013-2014, le vent tourne, que ce soit pour la NASA ou pour le secteur de la défense. Car cette fois, le monopole peut être contesté par SpaceX, qui ne se gêne pas pour le faire. La guerre des prix est déclarée, et elle aura vite raison du directeur d'ULA, Michael Gass. Il est remplacé en 2014 par Tory Bruno (venu de Lockheed Martin), qui engage face à la concurrence un ample plan de réduction des coûts et de la main d'œuvre. En ligne de mire, un nouveau lanceur, le premier à n'être estampillé ni Lockheed Martin, ni Boeing : Vulcan.
Une colocation pérenne
Aujourd'hui, United Launch Alliance poursuit son aventure, toujours essentiellement tournée vers les vols gouvernementaux, même si plusieurs contrats privés ont été ajoutés (en particulier celui des lancements initiaux de la constellation Kuiper d'Amazon). La NASA profite de leurs services régulièrement, tout comme la Space Force (qui a remplacé l'US Air Force pour l'attribution des contrats de défense), qui a sélectionné ULA aux côtés de SpaceX en tant que fournisseur exclusif au moins jusqu'à 2026. Mais l'entreprise n'emploie plus que 2 300 à 2 500 personnes, et n'utilise que deux lanceurs (un seul régulièrement, Atlas V, et la version Delta IV Heavy environ une fois par an)… Et bientôt plus qu'un seul, lorsque Vulcan sera bel et bien en fonctionnement.
ULA n'a pas fait que des bons choix stratégiques, mais ses options étaient limitées, et la croissance spectaculaire de SpaceX a été douloureuse. L'alliance représente le spatial « OldSpace », une image qui sera difficile à gommer. L'entreprise a par exemple été critiquée pour avoir choisi Blue Origin comme fournisseur de ses nouveaux moteurs… Après avoir été critiquée pendant 15 ans parce qu'elle utilisait des moteurs russes pour Atlas V.
ULA est toujours là, et compte bien durer. Elle envisage de décliner Vulcan en différentes versions, y compris partiellement réutilisables, dans la seconde moitié de la décennie.