Première de la série, Enterprise fut indispensable au programme de navettes américaines, que ce soit pour les essais au sol, en vol ou sur les sites de lancements. Elle devait même être transformée pour le service actif… Mais elle ne volera jamais vers l'orbite.
De Rockwell à New-York en passant par Star Trek, tout de même, quelle carrière !
Une protonavette…
En janvier 1972, la Maison Blanche donne son accord à la NASA pour lancer son programme « Space Transportation System », donnant naissance aux navettes spatiales américaines. Voilà plusieurs années que les grands industriels (à l'aide des programmes précédents) peaufinent leur dossier : le design est pratiquement défini, le choix des moteurs est fait, et même si les premières attentes d'un vol prévu pour 1975-76 risquent de prendre du retard, STS est sur les rails. Le 26 juillet 1972, North American Rockwell reçoit comme prévu le contrat pour produire les navettes. Leur nombre final n'est pas encore défini, mais le premier exemplaire, numéro OV-101 (pour Orbital Vehicle) sera un vaisseau dédié aux tests, que ce soit au sol ou en vol atmosphérique. Le projet reçoit comme nom Constitution, et l'objectif est double : construire rapidement une vraie navette, tout en laissant une partie des systèmes indispensables au vol orbital de côté le temps de leur développement.
Du papier à l'assemblage
La véritable construction de Constitution ne commence que le 5 juin 1974, car les derniers éléments de design des navettes ont évolué au fur et à mesure que les industriels concernés ont proposé leurs dernières versions. Ce premier véhicule est d'ores et déjà représentatif du mille-feuille de sous-traitants et de re-sous-traitants dont le travail doit être approuvé et validé à travers une chaine administrative… ce qui, une décennie plus tard, sera l'un des facteurs menant à l'impasse du projet. Mais qu'importe : fin 1975, toutes les pièces de la première version de Constitution sont à l'assemblage à Palmdale, chez North American Rockwell, en Californie. Le montage fut terminé au printemps pour de premiers tests de vibration en hangar dès l'été, et l'inauguration de cette première navette est alors fixée le 17 septembre 1976.
Merci les séries télé
Toutefois, cette première navette ne s'appellera finalement pas Constitution, mais Enterprise. Les trois saisons originales de Star Trek ont entraîné une génération entière de « trekkies » avides de voir leur rêve prendre corps… et qui ont écrit à la Maison Blanche. S'avouant séduit par le projet, le président Gerald Ford tranche en faveur du public et demande à son agence de modifier au cours de l'été le nom de la navette de test. L'inauguration aura donc quand même lieu le 17 septembre, mais c'est la navette Enterprise qui est célébrée, avec la présence du casting quasi-complet de la série ainsi que ses créateurs.
Ma petite Enterprise
Construite aux dimensions des navettes STS, Enterprise dispose d'un cockpit entièrement équipé, ainsi que des ordinateurs de bord. Tous les éléments de vol sont identiques… sauf qu'il s'agit d'un planeur. La navette n'a aucun des trois moteurs RS-25 des modèles orbitaux, ni les deux moteurs OMS ou les petits jets sous pression RCS qui permettent de manœuvrer dans l'espace. Tout cela est remplacé par des boitiers d'une masse identique, et câblés à l'identique. Autre différence majeure, Enterprise est équipée de fausses tuiles thermiques en polyuréthane, et les bords d'attaque de ses ailes ne sont pas en carbone mais en fibre de verre. Les rapports de masse sont néanmoins conservés pour une raison très importante : Enterprise est bel et bien conçue pour voler, et dès 1977. Au début de l'année, la navette est transférée de Palmdale à la très imposante base d'essais d'Edwards.
Elle vole ! Et mieux, elle se pose
Sur place, elle est équipée d'une multitude de capteurs, et pour la première fois, l'un des deux 747 porteurs (variante nommée SCA) est mis à l'épreuve. De premiers tests sur piste réussissent le 15 février 1977… et le baptême de l'air prend place 3 jours plus tard. Lors de ce premier vol comme pour les 4 suivants, tout repose sur l'équipage du grand Boeing, car Enterprise est une « masse inerte ». Ses systèmes de bord sont éteints, et il n'y a personne à bord. L'avion porteur décolle, et manœuvre à plusieurs reprises pour jauger les possibilités de transport (les « vraies » navettes aussi utiliseront le SCA). Il y a également des tests en vue des futurs largages, mais le sujet principal est bien entendu d'évaluer l'aérodynamique d'Enterprise, qui se révèle conforme aux tests et très encourageante. En particulier avec son énorme cône arrière, un dispositif conçu pour protéger la section moteur des navettes lors des transits et améliorer sa trainée.
Il reste plusieurs modifications avant que des astronautes (la NASA tient à préparer ses futurs équipages) puissent s'installer aux commandes. C'est le cas pour 3 vols en juin et juillet 1977. Cette fois, Enterprise est active ! Mais elle est encore sur le dos de son avion porteur. Le premier véritable vol libre prend place le 12 août, et la navette plane durant 5 minutes et 21 secondes avant de se poser en douceur sur le lac salé. 4 autres largages vont avoir lieu jusqu'à fin octobre, marquant la fin des essais ALT (Approach and Landing Tests), une étape déterminante dans le programme des navettes… et qui révélera au passage quelques modifications indispensables avant de passer aux vols orbitaux.
Vibrations et quelques doutes
Enterprise quitte la Californie sur le dos d'un 747. Cette fois, ce n'est plus un essai, mais un transfert… pour le site de la NASA Marshall, à Huntsville (Alabama). Placée à la verticale dans un gigantesque bâtiment dédié aux tests structurels, elle sera secouée et soumise à toute une série d'efforts comme les véritables unités le seront pour leur décollage. En parallèle, en ce printemps 1978, le programme des navettes entre dans sa première période tourmentée : les moteurs qui emmèneront les navettes orbitales vers le firmament sont en retard. Très en retard… Le premier vol de Columbia est repoussé de fin 1978 à l'année suivante, et les échos ne sont pas très bons. La NASA décide que finalement, Enterprise ne sera pas convertie en une véritable navette, et restera un véhicule de test : il y a eu trop de modifications de design entre cette première version et les véhicules orbitaux ! C'est un autre véhicule de test qui sera repris à moindre frais, et deviendra Challenger.
Face aux retards cependant, disposer d'Enterprise est un atout important. Début 1979, la navette est amenée en Floride, où elle servira à tester les installations au sol dans le VAB, mais aussi sur les deux pas de tirs du Centre Spatial Kennedy, tout juste remis à niveau pour accueillir les navettes STS. Elle y restera finalement deux ans ! Alors que Columbia arrive pour son premier vol et fait face à de nombreux défis techniques, les équipes peuvent se reposer sur Enterprise pour plusieurs séries de tests au sol. Après le 12 avril 1981 et le tir inaugural réussi, sa carrière touche à sa fin. La navette de test est rapatriée sur la base d'Edwards en Californie pour y être stockée, et éventuellement démantelée… Ou convertie, si le programme gagne un jour une plus grande envergure.
Pas de retraite anticipée !
Sa carrière n'est cependant pas terminée. D'abord, elle sert au début des années 80 à vérifier les installations au sol pour le site de lancement de navettes de la base de Vandenberg… Qui n'entrera jamais en service, le projet ayant été abandonné après le drame de Challenger. Enterprise est un temps considérée pour remplacer la navette orbitale en 1986, mais une fois de plus la NASA décide qu'il sera moins cher d'assembler une version légèrement modernisée avec des pièces de rechange (Endeavour). Elle servira jusqu'en 2003 après l'autre drame, celui de Columbia, pour tenter de recréer les conditions d'impact de la mousse du réservoir central sur le bord d'attaque de l'aile d'une navette. Pour ne finalement prendre sa retraite « complète » qu'à la fin du programme, qu'elle aura accompagnée tout du long.
Vous pouvez rendre visite à la navette Enterprise : elle existe toujours et elle est exposée à New-York, sur le porte-avion Intrepid, transformé en musée des transports.