La station Saliout-7, énorme module unique en orbite basse. Crédits URSS/N.A. via Spacefacts.de
La station Saliout-7, énorme module unique en orbite basse. Crédits URSS/N.A. via Spacefacts.de

Entre février et juin 1985, la station spatiale soviétique Saliout-7 est hors de contrôle. Alors que l’URSS monte sa mission de sauvetage, les américains ont plusieurs vols de prévus pour leur navette spatiale. Et s’ils avaient, au nez et à la barbe de tous, voulu capturer la station ? Un documentaire l’affirme…

Un documentaire qui se veut sérieux… mais tout est faux.

Saliout-7 ne répond plus

Cela faisait pratiquement trois ans qu’elle était en orbite : le 11 février 1985, la station spatiale soviétique Saliout-7 perd réellement le contact avec le centre de contrôle. Ses systèmes sont éteints, son contrôle d’orientation est en panne, sa propulsion la laisse dériver. A l'époque, les Soviétiques n’avaient pas d’équipages permanents, il y avait donc de longues périodes où le véhicule était inhabité. Personne en orbite, une station en orbite basse à la dérive… Et si c’était la bonne occasion pour s’envoler sur place avec la navette Challenger, capturer Saliout-7 et la ramener dans la soute du véhicule américain ? Pour ensuite la rendre à ses propriétaires, bien sûr… mais pas avant une visite détaillée, voire un démontage en règle.

La réalité est tout autre, mais pas moins épique. Le 6 juin 1985, la capsule Soyouz T-13 avec ses deux occupants, Vladimir Dhzanibekhov et Viktor Savinykh, s’envole de Baïkonour. Après une série de manœuvres audacieuses, l’équipage s’amarre à la station et démarre une liste d’improbables réparations dans la station entièrement en panne, les parois couvertes de givre et par une température glaciale. Mais à force de travail acharné, d’obstination et d’un flegme tout soviétique face aux pannes, les deux cosmonautes réussissent à sauver Saliout-7 et à rétablir ses systèmes de bord… Avant d’y passer plus de deux mois de mission et d’être relayés à partir du 17 septembre. Une fierté soviétique qui se transmet encore aujourd’hui à travers les témoignages, mais aussi via des œuvres de fiction sous forme de « biopic » comme le film Salyut-7, acclamé à sa sortie en Russie en 2017.

La station Saliout-7 avait à la fin 1984, un set de 3 grands panneaux solaires fixes. Crédits URSS/N.A. via spacefacts.de
La station Saliout-7 avait à la fin 1984, un set de 3 grands panneaux solaires fixes. Crédits URSS/N.A. via spacefacts.de

Histoire d’un faux braquage

Il existe toutefois un documentaire russeLa bataille pour Saliout, histoire d’un exploit »), sorti en 2011 et que l’on retrouve aujourd’hui encore sur Roscosmos-tv, qui affirme que les Etats-Unis préparaient de leur côté le plus ambitieux kidnapping orbital jamais imaginé. Il a même été primé en 2012… Et il semble crédible au premier abord, avec un mélange de véritables dates et de petits arrangements avec la vérité historique.

Tout d’abord, l’incident avec Saliout-7 est véritable, et le contexte politique du moment (sur lequel s’appuie parfois amplement le documentaire, à grand renfort d’images d’archives) est lui aussi correct. Le secrétaire général du parti Communiste, Konstantin Chernenko, est en mauvaise santé et ne semble pas en mesure d’engager son pays dans un conflit à grande échelle pour une station défaillante… Quand en face, Ronald Reagan a son aura d’acteur et de président prêt à foncer.

"Dépêchez-vous, on va voler une station !" Personne, jamais. Crédits NASA

Paranoïa nécessaire ?

L’idée même d’aller capturer Saliout-7 paraît au premier abord séduisante. D’une part, parce que les Soviétiques s’étaient préparés à un scénario d’abordage dans les années 70 (allant jusqu’à équiper la station Almaz avec une mitrailleuse), de l’autre parce que les Américains avaient une appétence assez spécifique pour les pièces de haute technologie soviétique. On se souviendra qu’à l’époque, les Etats-Unis avaient tenté de ramener discrètement chez eux le sous-marin K-129 après l’avoir récupéré au fond de l’océan, et qu’en 1984 sort un roman à grand succès, « A la poursuite d’octobre rouge »… Est-ce assez, cependant, pour vouloir capturer Saliout-7 ? Selon le documentaire, la navette Challenger est rapidement mise en place sur son pas de tir pour aller récupérer le matériel soviétique, et utilisera pour cela les connaissances de deux astronautes présents aux Etats-Unis, mais qui connaissent tout des systèmes russes. Qui donc ? Evidemment nos deux français Patrick Baudry et Jean-Loup Chrétien !

La French connexion

Il se trouve que ces deux derniers étaient bien en formation chez les astronautes américains au Texas à ce moment-là, qu’ils avaient une bonne connaissance des stations Saliout et que Patrick Baudry devait voler sur Challenger, lors de la mission STS-51E qui était prévue pour un décollage en mars 1985. Coïncidence ? Eh bien… Oui. L’incident sur Saliout a eu lieu en février, or les deux Français étaient présents pour l’entrainement sur navette dès la fin 1984. D’autre part, selon le documentaire, Challenger n’aurait finalement pas décollé suite à un changement d’avis politique (à la mort de Chernenko…) alors qu’en fait le satellite qu’elle transportait, un relais orbital TDRS, faisait partie d’une série défectueuse. La navette a d’ailleurs quitté son pas de tir avant les changements à la tête de l’URSS.

L’ensemble du documentaire est dans la même veine, ce qui peut aisément faire douter le spectateur qui n’aurait pas envie de fact-checker l’ensemble de son visionnage. L’histoire est belle, les Américains échouent grâce à la ténacité des deux cosmonautes qui réparent leur station envers et contre tout, et ne pourront voler le matériel sous le nez des Soviétiques. Jusqu’à en oublier quelques détails bien plus terre à terre.

Les deux membres d'équipages de Soyouz T-13, qui ont effectivement sauvé la station. D'elle-même, pas des américains. Crédits URSS/N.A.

Petits problèmes logistiques

En effet, il aurait été particulièrement difficile de faire entrer Saliout-7 dans la soute de la navette Challenger (pas plus que dans Discovery). Pas pour son diamètre de base… Mais il ne faut pas oublier ses panneaux solaires qu’il aurait fallu découper, ainsi que ses antennes et un certain nombre de composants externes. Un travail titanesque, qui n’aurait jamais jusque-là été entrepris. Et il aurait également fallu vider l’intérieur : Saliout-7 était grande, mais lourde aussi, avec pratiquement une vingtaine de tonnes sur la balance… soit six de trop pour que la navette puisse revenir sur Terre, selon les limites de ce qu’elle pouvait embarquer.

Sans oublier que tout cela aurait dû se décider en moins de trois semaines, incluant les techniques, le personnel, et toutes les préparations à mener dans le plus grand secret dont plusieurs EVA vraiment critiques. Décidément, la « théorie » de l’escamotage en prend un coup ! Certains doutent même que la navette ait pu atteindre l’inclinaison orbitale de la station Saliout-7… Sans même parler de la capturer : les Soviétiques de Soyouz T-13 y sont arrivés parce que leurs systèmes étaient compatibles et préparés durant des mois, les Américains auraient dû l’agripper avec leur bras robotisé et rester une bonne semaine sur place au vu et au su de tout le monde.

Bonne chance pour tout tronçonner et ranger ça dans une soute de navette... Crédits URSS/N.A. via Spacefacts.de

Une station, à quoi bon ?

Surtout, au-delà du côté spectaculaire de la démonstration de force, visiter ou décortiquer une station comme Saliout-7 n’aurait pas eu trop d’intérêt pour les Américains. N’oublions pas qu’ils avaient une décennie plus tôt réussi leur propre pari technologique avec la station Skylab, et qu’ils préparaient le développement d’une station moderne et évolutive, Freedom. Le modèle que leur apportait la navette semblait très prometteur (avec les labos en orbite tels que SpaceLab) et en plein essor, il ne fut brisé que l’année suivante par l’explosion de Challenger.

D’autre part, Saliout-7 n’était pas exactement une station secrète. Les astronautes y prenaient des photos, y tournaient des émissions, et c'était une station civile, sans destinée purement militaire. Difficile donc de trouver un argument déterminant en faveur d’une telle opération, qui n’a jamais eu lieu.

Par contre en 1995, il y avait ces hallucinantes images de navettes et de la station Mir... Mais pas de drama ici. Crédits NASA

Désinformer pour le plaisir

Reste que ce documentaire faux (au contraire d’un faux documentaire, « documenteur » ou « mockumentaire » qui assume de tordre la réalité au service d’un message souvent très gros à faire passer) est toujours en ligne aujourd’hui et totalise plus de 6,5 millions de vues sur YouTube, prêt à nourrir un complotisme absurde… Car même les USA n’en ont eu ni l’intention ni les capacités.

Bien au contraire, des responsables de la NASA avaient demandé à leurs homologues soviétiques, en 1984 et 1985, si ces derniers souhaitaient mettre en place un programme inter-agences d’urgence, au cas où un équipage serait bloqué en orbite basse. Mais la navette était un véhicule dual, qui avait déjà volé pour la défense américaine. L’URSS avait refusé. Il fallut finalement attendre Mir, et surtout la chute de l’URSS, pour voir les deux blocs collaborer dans l’espace une nouvelle fois. Et sans s’éclipser avec la station de l’autre…

Source via The Space Review