Imaginez seulement : peu importe votre position sur le globe, vous pouvez sortir un téléphone de votre valise et téléphoner. Cela vous semble normal ? Peut-être, mais pas en 1987, avec un système portable qui profite d'une constellation de satellites autour du monde. Iridium était né.
Mais l'histoire d'un produit, ce n'est pas qu'une bonne idée…
Ceci est une révolution… Non ?
L'histoire démarre chez Motorola, aux États-Unis. Trois ingénieurs expérimentés, Raymond Leopold (qui a travaillé à l'US Air Force), Bary Bertiger et Ken Petersen, ont une idée en commun à la fin de l'année 1987, qui débouche rapidement sur un projet, puis sur un brevet, déposé au début de l'année suivante.
Nous sommes alors au commencement de l'âge d'or des satellites de télécommunication commerciaux, qui inondent massivement la planète avec les signaux de télévision par satellite. Les profits générés donnent des ailes. Et chez Motorola, on imagine alors un système similaire, mais pour la téléphonie : plus besoin de fil, ou même de cellulaire… Le businessman de la fin des années 90 pourrait sortir de son attaché-case un téléphone rattaché à un réseau de satellites partout sur la planète.
Mais pas question de passer par des communications en orbite géostationnaire, qui induiraient des latences de plusieurs secondes (embêtant, au téléphone). Si les satellites sont en orbite basse et passent au-dessus des pôles, ils peuvent couvrir le monde entier, et grâce à un maillage régulier, relayer des appels dans le monde entier. La mise en place exacte du projet prend du temps, mais les premiers calculs montrent que le réseau idéal compte 77 satellites tournant autour de la Terre. L'équipe, qui avait auparavant surnommé le projet « Global Personal Satellite Communications System », choisit son nom en fonction, avec l'élément n° 77 du tableau périodique : l'iridium.
Laudanum, Petitbonum, Iridium
Sur le papier, la constellation Iridium s'annonce comme un véritable produit du futur que vont s'arracher à la fois les commerciaux, les grands voyageurs, les compagnies maritimes, les armées… Mais pour ça, il faut d'abord concevoir et envoyer les satellites dans l'espace. Et pour être encore plus terre à terre, pour pouvoir disposer de satellites, il faut les financer.
Iridium va coûter cher. Très cher. L'addition va grimper, pour une architecture complète, jusqu'à 5 milliards de dollars. Et le financement prend du temps, sachant que le réseau lui-même n'est pas simple. Par exemple, et contrairement à ce qui se pratique 30 ans plus tard pour SpaceX ou OneWeb, chaque satellite peut transférer des données à ses voisins, créant un « pont » de données en orbite. Ce n'est pas seulement innovant, c'est un énorme défi. Le contrat final est signé par Motorola en 1993, pour un déploiement qui devra démarrer en 1997. Par chance, des calculs plus fins ont montré qu'au lieu de 77 satellites actifs, 66 suffiraient à établir un réseau stable.
Mise à feu
Le premier groupe de cinq satellites décolle depuis les États-Unis en mai 1997. Chaque unité pèse 680 kg environ et opère à 781 km d'altitude : assez pour couvrir une large zone, tout en restant sur l'orbite la plus basse possible pour réduire les délais de communication. Et pour envoyer en orbite les satellites Iridium qui ont été conçus et assemblés par Lockheed et Motorola, l'entreprise a choisi des opérateurs de fusée du monde entier, pour ne pas se focaliser uniquement sur les États-Unis. Ainsi, Motorola les fait décoller depuis la Russie avec Proton, depuis la Chine avec CZ-2, depuis la Floride avec Delta II…
Fin 1997, près d'une quarantaine sont déjà en orbite. Mais il faudra attendre que le système soit complet pour que le 1er novembre 1998, la constellation Iridium soit active et commercialement ouverte. Techniquement, le challenge technique est une brillante réussite. Le vice-président des États-Unis Al Gore utilise le service pour un premier appel symbolique à Gilbert Grosvenor, l'arrière-petit-fils d'Alexander Graham Bell (inventeur du téléphone).
Chèques en bois
Pour l'occasion, Motorola a (intelligemment) déployé Iridium durant toute la décennie en tant que compagnie propre et publique. Celle-ci s'appelle Iridium Inc. depuis 1991, puis Iridium SSC à partir du 1er novembre 1998. Techniquement pourtant, Iridium est terriblement endettée auprès de Motorola, puisque c'est ce dernier qui s'est occupé des satellites et du réseau. Le jour du démarrage du service, l'entreprise qui gère la plus grande constellation commerciale au monde en orbite basse croule donc déjà sous les pressions financières.
Mais il y a un autre problème que les ingénieurs de Motorola comme les stratégistes n'ont pas pu voir venir à la fin des années 80. Eh oui, entre-temps, le téléphone est déjà devenu un objet portable. Et s'il ne passe pas par les satellites, il se démocratise à une vitesse qui prend le monde de court. Ironiquement, Motorola en est un acteur majeur. Désormais, le « businessman » n'a plus que faire d'avoir un gros téléphone satellite (qui capte d'ailleurs très mal en intérieur) qui lui aura coûté plusieurs milliers de dollars. Il a déjà un téléphone, de préférence un petit avec un clapet.
Le résultat est sans appel (ah ah) : les chiffres d'Iridium ne décollent pas, même après plusieurs mois d'opérations, les créanciers quittent le navire… Au bout de seulement 9 mois, le 13 août 1999, l'entreprise se place en faillite (chapitre 11 de la loi des faillites aux États-Unis).
La dette ! Qui veut de la dette ?
La faillite d'Iridium génère une panique et une conviction sévèrement ancrée chez les investisseurs : les constellations spatiales en orbite basse ne peuvent pas générer assez d'argent. D'autres vont s'y casser les dents, et Motorola se prépare à désorbiter tous les satellites de la constellation. Les programmes ont même été envoyés en mémoire dans les satellites, il ne restait plus qu'à « appuyer sur le bouton » pour qu'une par une, les unités freinent et quittent leur poste. Une véritable folie : ils étaient alors tout neufs ! Car, en un an, aucun repreneur ne se présente pour sauver Iridium, sans doute tous repoussés par la dette de 4 milliards de dollars de l'entreprise…
Mais la loi américaine sur les faillites permet aussi au gouvernement d'intervenir. Et c'est finalement le Pentagone qui va sauver Iridium. Les besoins pour les appels sont grandissants, surtout pour des soldats envoyés aux quatre coins du monde. Reste que les créanciers d'Iridium resteront les poches vides. En mars 2001, la dette de 4 milliards est effacée, et un petit consortium privé se forme pour reprendre la main sur la constellation. C'est la naissance d'Iridium Satellites LLC.
Et pourtant, elle tourne (bien)
Avec la fin de la faillite officielle, les derniers satellites peuvent être envoyés en orbite avec les contrats déjà existants. L'équipe est cependant réduite au minimum : quelques employés dans un bâtiment de 2 étages à Leesburg (Virginie), des ordinateurs de contrôle et des kilomètres de câbles. Jusqu'à ce que, progressivement (et grâce à une baisse des coûts, en particulier pour les terminaux), le système Iridium finisse par se faire un nom.
En cela, la constellation sera bien aidée par les campagnes des États-Unis : le système permet aux militaires de téléphoner depuis les montagnes d'Afghanistan, du désert irakien ou du pont d'un porte-avions. Et si la constellation n'est pas parfaite (les débits de données sont ridicules si l'on veut excéder la voix), elle demeure fiable. Au fil du temps, Iridium s'est mis à être utilisé par les secours lors des catastrophes naturelles, a été placé dans les avions en cas de crash, dans les bateaux pour les voyages au long cours ou en cas de problème, à côté de la balise Argos.
Même si cela ne s'appelle pas encore l'IoT (Internet of Things), dans les années suivantes, les objets aussi ont commencé à utiliser Iridium : des puits de pétrole, des bateaux, des capteurs arctiques, et même des fusées ! L'entreprise, grâce à l'effacement de sa dette, devient enfin profitable à la fin des années 2000, même si la constellation n'atteindra jamais son but de révolutionner la téléphonie. Certes, elle sert à autre chose, mais elle reste pérenne !
Mieux, les satellites, construits à l'origine pour rester actifs 8 ans, se montrent bien plus résistants et endurants que prévu. Si bien que l'entreprise a pu attendre 2010 pour signer un contrat avec Thales Alenia Space pour le remplacement complet de la constellation, puis avec SpaceX pour l'envoi des satellites en orbite, formant la constellation Iridium Next. Cette dernière est active aujourd'hui, compatible avec l'ancienne génération, et peut gérer un trafic de données beaucoup plus important. Elle génère ainsi plus de 600 millions de dollars de revenus en 2021 (Iridium, devenu Iridium Communications Inc., est désormais coté en Bourse), de quoi largement soutenir le poids de ses nouvelles dettes !
Un peu de flare…
Les satellites Iridium de la constellation originale, envoyés en orbite entre 1997 et 2002, sont restés particulièrement connus, et ce, pour plusieurs raisons. D'abord, dans des conditions de luminosité particulières au lever et au coucher de soleil, ils pouvaient produire, avec la position de leurs panneaux solaires, un « Iridium Flare », c'est-à-dire un reflet très important, comme un flash, ce qui faisait d'eux pendant quelques instants l'un des objets les plus brillants du ciel de nuit. Certains astronomes amateurs les attendaient même avec impatience, et il s'agissait de l'un des passages dans le ciel les plus reconnaissables dans les années 2000, avec la jeune ISS.
D'autre part, il y a eu en 2009 la malheureuse collision entre le satellite Iridium 33 et celui de l'ex-URSS Cosmos 2251. L'incident a généré des milliers de débris et permis aux spécialistes comme au grand public de prendre conscience du danger de la « pollution orbitale ». Tous les satellites de la première génération ont quitté l'orbite aujourd'hui.
Et vous, avez-vous déjà utilisé Iridium ?