Sur le papier, ce qui a l'air d'être une idée pratique peut rapidement se transformer en un cauchemar logistique et humain. Pourtant, régulièrement depuis 60 ans, de nouveaux acteurs tentent de marier les deux domaines… avec quelques succès, et de nombreux projets abandonnés en route.
Il faut en tout cas bien étudier avant de s'y larguer.
Des missiles et surtout des avions
Naturellement, lorsque dans les années 50, les premiers missiles balistiques ont vu le jour à partir des travaux du régime nazi, les branches « traditionnelles » des armées travaillaient déjà avec d'autres missiles (parfois rudimentaires) portés sous les ailes des avions. Au fil des années, ces derniers sont devenus de plus en plus performants, à tel point que le projet de fusée de la marine américaine NOTS a bien failli devenir un inattendu petit lanceur de satellites. Il faut dire qu'intuitivement, la méthode est séduisante.
Tout d'abord, un lancement aéroporté évite d'installer les lourdes infrastructures que sont les ensembles de lancement au sol. Pas besoin de tour de lancement, de carnaux pour évacuer les gaz, de systèmes de déluge pour contrer les effets soniques, tandis que la fusée peut être préparée à l'horizontale dans un hangar (beaucoup plus facile d'accès qu'à la verticale sous un portique à plusieurs étages).
Ensuite, à une époque où les contrôles de vol relèvent d'une électromécanique complexe et où les lanceurs peuvent poser de gros risques aux populations proches des centres de lancements, les tirs aéroportés apportent deux avantages supplémentaires : ils peuvent s'éloigner au large des côtes pour viser des inclinaisons inédites, et représenter une garantie de sécurité.
Enfin, il y a l'argument le plus intuitif, à savoir que l'avion sert de premier étage virtuel, propulsant la fusée à plusieurs centaines de km/h et au-delà des couches atmosphériques les plus basses. Les bombardiers à grande capacité peuvent embarquer plusieurs dizaines de tonnes à plus de 700 km/h et au-delà de 12 km d'altitude. Et ils sont réutilisables !
Plus c'est gros et… plus c'est dur à embarquer
S'il est pratique, le système rencontre tout de même ses limites avec les charges transportables dans les années 60 et leur propulsion. Le plus célèbre des systèmes aéroportés spatiaux de cette époque est sans doute l'avion-fusée piloté X-15 et ses 15,4 tonnes. Il était embarqué au-dessus de la Californie et du Nouveau-Mexique grâce à l'impressionnant bombardier stratosphérique américain, le B-52.
Le X-15 est un grand appareil, mais il reste lui-même un avion expérimental, il n'a pas la capacité à rejoindre l'orbite. Tout au plus peut-il amener son pilote à tutoyer et franchir (et c'est déjà beaucoup) la frontière de l'espace, la Ligne de Karman ! Pour disposer d'un système capable d'emmener des humains en orbite à l'aide d'un avion, il faudrait un porteur beaucoup plus gros, et donc un budget beaucoup plus conséquent. C'est le premier des écueils du système spatial aéroporté : si l'avion n'est pas un standard, il ne s'agit plus d'un développement, mais de deux !
Il s'agit d'ailleurs de la raison principale pour laquelle les systèmes spatiaux habités « largués par avion » n'iront pas au-delà de la taille et de la masse du X-15 durant presque quatre décennies. En effet, en 2004 Burt Rutan et Scaled Composites conçoivent le SpaceShipOne, puis Virgin Galactic affine le concept avec SpaceShipTwo, deux avions pilotés et capables eux aussi d'atteindre la frontière de l'espace en étant largués à plus de 15 km d'altitude depuis leur avion porteur.
Un système complexe
Mais si ce n'est pas viable pour des vols orbitaux habités, les largages par avion sont-ils plus intéressants pour des satellites ? Dans les années 70 et au début des années 80, la réponse est non. Il faut préciser qu'alors les véhicules orbitaux eux-mêmes ont tendance à prendre du poids pour plus de capacités, ou à décoller pour des orbites géostationnaires nécessitant énormément d'énergie. Les lanceurs aéroportés ne sont donc pas adaptés. Les États-Unis comme l'URSS y songent cependant pour des armes anti-satellites, mais une fois de plus, ce n'est pas une capacité orbitale.
Il y eut à la fin des années 80 un projet soviétique nommé « MAKS » utilisant l'avion de transport géant AN-225 pour emporter une sorte de navette Bourane sous stéroïdes et la larguer afin qu'elle s'envole ensuite vers l'orbite, mais le projet ne fut jamais poussé trop en avant. À l'inverse, les militaires américains font un appel d'offres en 1987 pour emmener de façon aéroportée de petits satellites de quelques centaines de kilogrammes vers l'orbite basse. Un seul groupe y répondra, et c'est la naissance du lanceur Pegasus.
Largué lui aussi grâce à un bombardier B-52, le petit lanceur Pegasus vole pour la première fois en avril 1990. Il s'agit d'ailleurs du tout premier lanceur au monde développé par un consortium privé. Et même si l'État américain restera le client privilégié (il a aussi apporté la mise de fonds nécessaire au départ), il restera opéré par Orbital Sciences, qui deviendra ensuite Orbital-ATK, puis sera racheté par Northrop Grumman.
En juin 1994, l'entreprise change d'avion pour un Lockheed L-1011 d'occasion, bien moins cher à opérer qu'un B-52 avec ses huit réacteurs déjà dépassés. L'aventure est un succès, même s'il reste relativement anecdotique : Pegasus dispose d'une excellente réputation grâce à sa fiabilité grandissante à travers les années 90 et 2000, mais ses coûts d'exploitation restent très élevés. C'est un lanceur à ergols solides cependant, ce qui permet de le transporter sur de grandes distances et de le faire décoller et atterrir sur d'autres terrains que la Californie auxquels son avion porteur est rattaché.
Et pourquoi pas avec un énorme avion porteur ?
Ce n'est qu'après 2010 que les vols aéroportés vont voir de nouvelles propositions côté entreprises privées (si l'on exclut l'aventure suisse un peu farfelue qu'était le projet SOAR), avec notamment l'énorme avion porteur Roc de l'entreprise Stratolaunch, fondée par le milliardaire Paul Allen. Celui-ci dispose (enfin !) de quoi embarquer sous son empennage central géant des charges importantes de plusieurs dizaines de tonnes, et l'entreprise entre en négociation à un moment pour embarquer des lanceurs Pegasus… Même jusqu'à trois d'entre eux en même temps !
Malheureusement pour eux, si c'est techniquement possible, cela n'apporte pas grand-chose en termes pratiques ou économiques. SpaceX est même approchée pour embarquer une Falcon 9 sous l'aile, mais là encore après une courte étude, le projet ne sera pas poursuivi. Stratolaunch développe actuellement ses propres petites navettes hypersoniques, avec l'idée d'aller – un jour – se frotter à l'orbite en décollant depuis l'aile de son avion géant.
Virgin Orbit tente sa chance
En 2013, c'est au tour de Virgin, à la suite de l'essai réussi de plusieurs moteurs à ergols liquides, de se lancer dans l'aventure avec sa spin-off, Virgin Orbit. L'entreprise rachète à bas coût (à une autre filiale) le 747 « Cosmic Girl », équipé d'un pylône capable de transporter des charges lourdes, pour son petit lanceur LauncherOne. Mais ce dernier, s'il vole (avec une fiabilité correcte) depuis 2020, souffre des mêmes problèmes que toutes les autres fusées orbitales aéroportées.
Tout d'abord, la logistique n'est pas si minimaliste que ça, car pour préparer le ou les satellites, il faut pouvoir travailler près du lanceur, et donc dans des infrastructures sur ou autour de l'aéroport. Ensuite, pour préparer la fusée, surtout si elle a des ergols liquides, il faut des réservoirs, de nombreux personnels formés et des procédures de sécurité drastiques… Et oui, contrairement à un lanceur classique qui décolle d'un site de lancement évacué, ici il faut intervenir sur le lanceur, avec des gens à côté dans l'avion. Des pilotes et ingénieurs qui vont accompagner la fusée jusqu'à son largage, et même quelques instants plus tard, et qui risquent bien plus que l'extrême majorité des autres employés de compagnies « classiques ».
Quant au fait de pouvoir décoller et se poser sur différents aéroports… C'est vrai dans la théorie, mais peu d'entre eux acceptent dans les faits de voir décoller et peut-être atterrir un 747 avec une fusée remplie de tonnes d'ergols sous son aile !
En fin de compte, un lanceur aéroporté sera efficace s'il est d'une fiabilité exemplaire et que ses tarifs peuvent concurrencer ceux des fusées « classiques ». Sans quoi, dans la pléthore d'offres et de développements actuels, les clients iront tout simplement ailleurs. Virgin Orbit peut-elle réussir ce pari ? C'est possible, mais pour l'instant l'entreprise n'a pas excédé deux largages par an, ce qui est très loin qu'une quelconque rentabilité.
Et avec un avion de chasse ? Pourquoi pas
Enfin, il faut signaler quelques projets militaires, en particulier de l'agence de recherche du Pentagone américain (la DARPA) pour emmener des « microlanceurs » capables de porter en orbite des satellites de quelques dizaines de kilos avec un temps de réaction très court, pour des missions en cas de conflit. L'idée est alors d'utiliser un chasseur F-15 pour cette mission, mais le projet n'aboutira pas complètement.
Et croyez-le ou non, il y avait en France une proposition similaire avec le Rafale, issue de travaux de Dassault Systèmes, du CNES et de plusieurs agences partenaires : Aldébaran. Mais, si l'étude tire des conclusions positives, le système ne fut jamais financé.