Le site de Saxavord, dans les îles Shetland, au nord de l'Écosse © Shetland Flyer Aerial Media
Le site de Saxavord, dans les îles Shetland, au nord de l'Écosse © Shetland Flyer Aerial Media

Vous avez sans doute déjà entendu parler des projets de bases de lancement orbitales privées en Norvège, aux Canaries, en Écosse… Les sites se multiplient pour attirer les acteurs du NewSpace. Mais finalement, de quoi a-t-on besoin pour avoir un site viable et attirer les opérateurs de fusées ? C'est un véritable casse-tête !

Grands propriétaires terriens multimillionnaires, ne vous êtes-vous jamais dit : « Tiens, et si j'organisais des lancements spatiaux ? » Non ? Peut-être n'avez-vous pas l'esprit d'aventure. Mais si jamais l'idée venait à vous effleurer l'esprit, voici quelques conseils, parce que l'aventure ne sera pas un long fleuve tranquille. Ne serait-ce qu'en matière de terrain, il vaudrait mieux que vous n'ayez pas encore mis la main au portefeuille, car il faut d'abord trouver l'endroit idéal.

Pour faire décoller des fusées, il faut de la place

Alors oui, c'est le premier critère. Vos futurs clients vont vouloir faire décoller des satellites avec leurs fusées, qui sont grosso modo des ensembles explosifs de 11 à 70 mètres de haut, pour des masses comprises entre 12 et 900 tonnes (860 pour Ariane 6, mais vous êtes ambitieux). Oubliez tout de suite les terrains qui se trouvent à moins de 10 kilomètres d'une ville ou d'un village : en cas de tir, il faudra les évacuer, et vous n'aurez jamais les autorisations nécessaires.

Il faudra de la place pour le site de lancement, mais aussi pour les installations fixes qui vont avec, donc un bâtiment d'assemblage, de quoi stocker et/ou produire des ergols, de l'électricité et idéalement un château d'eau, avec, en bonus là encore, de grosses marges sur le terrain en cas de problème. Plus votre installation est limitée, plus les fusées qui pourront y décoller seront petites…

Si vous avez accès à une péninsule isolée en bord de falaise, c'est assez idéal. Ici en Nouvelle-Zélande, le site de Rocket Lab (mais uniquement dédié à Rocket Lab) © Rocket Lab
Si vous avez accès à une péninsule isolée en bord de falaise, c'est assez idéal. Ici en Nouvelle-Zélande, le site de Rocket Lab (mais uniquement dédié à Rocket Lab) © Rocket Lab

Vous aimez le BTP ?

Mais peut-être préférez-vous n'attirer que les familles de « microlanceurs » avec des charges utiles maximales de quelques dizaines ou centaines de kilogrammes ? Ceux-ci nécessitent beaucoup moins d'infrastructures. Il vous faudra néanmoins des installations sécurisées comme un bunker, un site de contrôle, des moyens pour faire exploser la fusée de vos clients si elle dévie, des équipes de pompiers en cas de problème (mais aussi présentes juste au cas où), une ou plusieurs installations radars de suivi, et de bons contacts avec les militaires (mais nous allons y revenir).

Toutefois, même en utilisant des moyens modernes, vous vous êtes rendu compte que mine de rien, tout cela représente quelques kilomètres carrés sur lesquels il faudra construire des routes, quelques bâtiments, des dalles de béton, dont certaines en profondeur, en particulier pour le pas de tir, si vous souhaitez y installer des carneaux (les fosses pour évacuer les flammes, ondes soniques et gaz des lanceurs au décollage).

Tout ce qui peut exploser devra être certifié en conséquence avec la norme ISO-qui-va-bien (sinon, vous allez entendre parler des assurances) et par des spécialistes dans chaque domaine. Oubliez tout de suite les équipes de 5-6 personnes et préparez les ressources humaines pour des officiers de sécurité et des spécialistes des ergols. Certes, le client ramène tout, car il possède une infrastructure mobile dans des camions. Mais vous êtes quand même responsable, parce que oui, tout cela va être contrôlé.

Faire le chèque pour le meilleur, mais se préparer au pire © NASA

Visez dans le couloir

Avant même de choisir le site (car les zones désertes de quelques kilomètres carrés ne sont pas légion), il faudra vérifier qu'il convient aux opérations de vos clients. Par exemple, pas question d'envoyer des lanceurs vers l'orbite géostationnaire depuis l'Hexagone, qui a une inclinaison d'au moins 42° Nord. Il faudrait alors que la fusée la corrige, ce qui lui coûterait une énorme part de son précieux carburant. Et pas question non plus de survoler directement une métropole. Ou une base militaire. Ou un pays dont vous n'avez pas obtenu d'autorisation. Ou un grand couloir de navigation. En bref, il vous faut un site qui permette à vos clients d'envoyer une fusée sans que cela gêne grand monde.

Au passage, il faut également prévoir ce qu'il va se passer si la fusée explose, si elle retombe sans dévier, si elle dévie mais n'explose pas, si elle tente de revenir se poser mais échoue, si elle ne va pas assez loin, si elle va trop loin, ou si votre radar de suivi (et son petit frère, le modèle de secours) tombe en panne. Idéalement, si vous vous tenez debout sur le site de lancement, il faudrait que vous puissiez tendre votre bras en disant : « La fusée part à peu près par là », et qu'à peu près par là, il n'y ait rien sur quelques milliers de kilomètres. Raté pour le Cantal, la Sologne ou la Creuse qui, malgré l'espace que peuvent fournir ces régions, ne pourraient obtenir un couloir suffisant pour un vol orbital.

La logistique ne sera pas à négliger non plus © SpaceX

L'Europe n'est pas un terrain de jeu idéal

L'idéal, donc, est de se placer au bord de la mer ou de l'océan, en sachant tout de même que les satellites vont décoller vers le nord, le sud ou l'est. Eh oui, l'extrême majorité des lancements orbitaux ont lieu dans le même sens de rotation que la Terre. Avoir un couloir vers l'orbite à l'ouest est donc presque inutile. Presque, oui, car il existe tout de même des pays (rares) qui ont utilisé cette possibilité, comme Israël qui envoie ses fusées orbitales depuis son territoire.

Les autres sites avec la mer à l'ouest comme Vandenberg (États-Unis) utilisent surtout des couloirs de tir vers le sud. Il devient dès lors très facile de comprendre pourquoi il y a peu de sites de lancement orbitaux en Europe : au-dessus des terres, c'est trop compliqué, et au-dessus des mers, la géographie ne s'y prête pas souvent. En effet, même pour ceux qui ont de la marge comme la pointe du Finistère (vers le sud), il faut un très grand site dégagé, et il y a de fortes chances pour que le couloir de tir passe au-dessus de Bilbao, Santander ou Madrid, pour ne citer que ces villes. Autant de gens qui ne veulent pas recevoir un premier étage de fusée sur la tête.

Mais pour le nord de l'Écosse, la côte norvégienne, le nord de la Suède ou les Canaries, il n'y a pas nécessairement tous ces problèmes. Alors, peut-on facilement y installer une base orbitale ? La réponse est toujours non.

Le seul site suborbital actuellement en activité en Europe continentale, l'Esrange en Suède, ici avec un tir pour l'ESA. Notez qu'il fait froid, mais heureusement, il y a plein de main-d'œuvre avec une cité minière à côté © ESA

Le formulaire A-38, alinéa 2

Les autorisations administratives civiles seront difficiles à obtenir, parce que vous allez fermer et privatiser une grande zone côtière, qu'il faudra des routes d'accès, et peut-être même des quais pour les bateaux. Le tout dans des zones naturelles protégées pour de bonnes raisons. Les associations de défense de l'environnement risquent (elles aussi légitimement) de monter au créneau, car lancer des fusées n'est pas une activité à l'excellent bilan écologique, même si certains sites font en sorte de préserver la nature (le Centre spatial guyanais est une réserve naturelle assez incroyable). En plus de tout cela, les militaires auront aussi une voix, et pas uniquement parce que votre activité nécessitera une protection. Il faudra aussi surveiller l'espace aérien proche, se coordonner avec les puissances qui vont observer avec circonspection les lancements depuis votre site, qu'elles soient ou non amicales, et faire appliquer les zones d'exclusion.

Enfin, même avec toutes les autorisations, il vaut mieux penser en amont aux conditions météorologiques. Sur les côtes, il y a du vent (les lanceurs n'aiment pas beaucoup ça), et au nord, il peut faire très froid, ce qui est bénéfique pour les fusées, mais beaucoup moins pour les équipes qui vont avec. L'infrastructure, une fois de plus, sera la clé pour accueillir les clients et leur fournir les bons outils. Il faudra penser à tout, y compris au fait que tous les lanceurs et satellites ne peuvent être transportés en camion.

Kuaizhou-1A, elle, décolle grâce à un camion depuis un parking du site de Taiyuan. Mais ce n'est pas une méthode très répandue © Expace

L'achat d'aéroport, c'est moins cher (non)

Une autre piste peut paraître élégante, celle de racheter un aéroport désaffecté (oui, il y en a) pour viser les marchés des lancements aérolargués. À un détail près : il n'y a qu'une seule entreprise aujourd'hui qui en fait, et elle n'envoie pas plus de deux fusées par an sous l'aile de son avion. Il s'agit de Virgin Orbit. Et vous aurez également tous les problèmes administratifs cités dans le paragraphe précédent.

De plus, le 747 « Cosmic Girl » de Virgin est bloqué avec sa fusée et son satellite en Cornouailles depuis le début de l'automne, faute de détenir les autorisations nécessaires pour décoller, avoir son plein de carburant et pouvoir faire son circuit au large au-dessus de la mer en toute sécurité. Le processus réglementaire dure depuis plus de 10 mois… D'autres start-up du NewSpace (y compris en France) travaillent sur des lanceurs aérolargués, mais pour l'instant, cela ne constitue qu'une toute petite niche.

Enfin, il ne faudra pas oublier un dernier point : la plupart des entités qui veulent créer des spatioports de nouvelle génération sont privées, c'est-à-dire qu'elles cherchent a minima à ne pas perdre trop d'argent. Or, les installations que l'on évoque ci-dessus sont chères et ont besoin de personnel (y compris pour remplir les papiers). Il ne s'agit donc pas que d'attirer des clients avec leurs fusées, il est aussi nécessaire qu'il puisse y avoir plusieurs lancements chaque année pour atteindre, un jour, une éventuelle rentabilité.

C'est aussi la raison pour laquelle les sites utilisés autour du monde sont à 99 % publics, ou qu'ils appartiennent aux entreprises qui exploitent aussi les fusées. Boca Chica au Texas appartient à SpaceX, et le site de Mahia en Nouvelle-Zélande a été construit par et pour Rocket Lab. Le fameux Spaceport America, quant à lui, a creusé les comptes des subventions publiques de plusieurs centaines de millions de dollars.

Et n'oubliez pas, installer des sites de tests de moteur, c'est à peine moins difficile que pour les lanceurs (moins de contraintes pour les couloirs de vol, quand même) © Virgin Orbit

Finalement, à moins d'avoir de solides subventions ou de prévoir rapidement un rachat par une entité gouvernementale, il vaudrait peut-être mieux investir dans une autre aventure plus prometteuse… Tiens, pourquoi pas une fusée depuis une barge ? Ou un sous-marin ?