À l’occasion du salon Ready For IT, à Monaco, le célèbre physicien et philosophe, Étienne Klein, a livré son avis sur la place du numérique dans notre société.
En déplacement à Monaco pour tenir une conférence à l’occasion de Ready For IT, Étienne Klein s’est arrêté au micro de Clubic. Le physicien et philosophe nous a exposé, au détour d’une interview, son regard sur l’évolution numérique de notre monde. C’est par le prisme du contexte pandémique, des réseaux sociaux et des dernières élections locales que nous avons abordé cette vaste question. En outre, celui qui officie aussi chaque samedi sur France Culture dans « La Conversation Scientifique » a évoqué son actualité personnelle, entre bouquins et espace-temps. Un entretien passionnant, à découvrir sans attendre.
L'interview d'Étienne Klein
Clubic : La conférence que vous animiez, ici à Ready For IT, portait sur La place du numérique dans la société, et selon vous, Étienne Klein, « ce numérique change la société de façon systémique »…
Étienne Klein : Ce qui me fascine, c'est la vitesse à laquelle cela se produit. On a l'impression que le numérique s'infiltre un peu partout, comme un liquide qui pénètre dans toutes nos activités, qui charpente nos vies. Comparez ce qu'est la vie d'un adolescent aujourd'hui, qui a connu le numérique quasiment depuis sa naissance, à celle qu'avait un adolescent des années 70, période à laquelle je l'étais moi-même. Nous avions des emplois du temps, un rapport à la connaissance et un rapport aux autres complètement différents.
C'est en cela que le numérique n'est pas simplement une technique qui change nos façons de travailler, qui modifie la manière dont les entreprises doivent se positionner et s'organiser, c'est aussi quelque chose qui agit en profondeur et qui correspond peut-être à une sorte de mutation anthropologique. Il y aura un « avant numérique » et un « après numérique », qui seront presque incommensurables l'un avec l'autre.
Vous vous demandez également si le numérique ne va pas « favoriser notre propre confinement ». C'est plus qu'un simple jeu de mots n'est-ce pas ?
Il y a une partie du public qui a découvert les vertus du numérique pendant le confinement. On a appris à se servir d'outils pour le télétravail, le téléenseignement, pour discuter avec nos proches à distance, etc. Nous avons acquis des compétences, et les usages du numérique ont augmenté pendant la période du confinement.
« Les réseaux sociaux (…) Parfois c'est un peu irritant, décevant de voir que beaucoup de propositions lapidaires ne sont pas argumentées »
Et en même temps, on peut se demander si la relation n'est pas symétrique, ou en d'autres termes : le numérique va-t-il contribuer à resserrer nos interactions mutuelles ? Est-ce qu'il va renforcer le lien social ou est-ce qu'il va atomiser la société, chacun étant seul avec sa périphérie numérique qui lui servira de partenaire ? C'est une question ouverte que je trouve intéressante.
Le débat sur la 5G a beaucoup porté sur la santé par exemple. Mais la vraie question, c'est : qu'est-ce que ça va changer dans notre rapport à autrui, dans notre rapport à l'information, dans notre rapport à nous-mêmes ? Est-ce qu'on va encore avoir des moments de solitude ?
Ces questions-là relèvent de choix presque métaphysiques. Quel type de compagnonnage voulons-nous avoir avec les nouvelles technologies ? Elles s'imposent à nous. Pourrait-on prendre le temps de discuter de la bonne façon de s'en servir ?
Une question plus philosophico-numérique sur l'information et la montée des réseaux sociaux : on peut dire qu'Internet prend de plus en plus de place et que certains acteurs, sur YouTube par exemple, deviennent encore plus puissants, en termes d'impact, que certains médias traditionnels. Peut-on dire alors qu'Internet a une responsabilité de plus en plus importante ?
Quand j'étais plus jeune, je lisais beaucoup de textes de journaux, de livres etc. Il s'agissait de textes relus, travaillés, sourcés. Donc je lisais des choses qui étaient bien écrites et qui étaient argumentées, puisqu'elles étaient mises à disposition d'un public très vaste. Aujourd'hui, je lis plein de choses, y compris des choses qui sont le résultat d'une émotion parfois écrite de façon très rapide, avec des fautes, etc. Et j'ai l'impression que ça ne va pas bien.
« Lorsque vous êtes tout seul devant votre écran, votre frustration, votre ressentiment peuvent vous faire monter dans les tours, vous faire insulter les gens »
Prenez le XVIIIe siècle, le siècle des Lumières, avec des penseurs brillants comme Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert. Quand on lit leurs textes, on est éblouis par leur raisonnement et la qualité de leur réflexion. Mais on n'a aucune trace de ce qui se disait à l'époque dans les tavernes. Il y avait beaucoup de gens illettrés. Quelles étaient les conversations dans ces tavernes ?
Je pense que les réseaux sociaux nous font voir ce que les gens pensent, en tout cas ce que pensent les personnes qui s'expriment par ce biais-là. Parfois c'est un peu irritant, décevant de voir que beaucoup de propositions lapidaires ne sont pas argumentées. Parfois la violence monte toute seule. J'ai l'impression que ce qui limite la violence, c'est le contact physique. Lorsque vous êtes tout seul devant votre écran, votre frustration, votre ressentiment peuvent vous faire monter dans les tours, vous faire insulter les gens. Et lorsque la personne vous répond, vous découvrez que vous vous adressez à un être humain comme vous et la colère peut retomber d'un cran.
Je me demande si trop de numérique n'aboutirait pas à une forme de violence, dans ce monde-là, beaucoup plus grande que celle que l'on rencontre dans le monde physique. En tant que vulgarisateur, je suis aussi inquiet pour le statut de la connaissance. Ce qui s'est passé dans la mise en scène de la science et de la recherche pendant la pandémie de COVID m'a donné à voir l'intensité de nos biais cognitifs.
Je pensais qu'en travaillant les sujets, en les clarifiant, on était capables de les expliquer à tout le monde. En fait, on voit bien que dans la transmission interviennent des biais qui parfois déforment et contredisent le message initial. Je me fais ainsi un peu de souci pour l'avenir de la connaissance et de sa diffusion, car la connaissance est ici mise en concurrence avec des croyances.
Voulez-vous dire que même la vulgarisation, aujourd'hui, est quelque peu bloquée par les dérives néfastes des réseaux sociaux ?
Disons que quand j'étais plus jeune, donc naïf, je pensais que la vulgarisation était un succès, parce que lorsque vous travaillez un sujet, vous en parlez à des étudiants, vous écrivez des livres, vous donnez des conférences, les gens viennent et posent des questions. Et vous vous dites « mais ça marche, la transmission opère ! » Puis j'ai réalisé que ce qu'on appelle « le grand public », c'est en fait un public qu'on ne voit jamais. Donc la vulgarisation ne fonctionne finalement qu’auprès des gens auprès desquels elle marche. Toute la question, et c'est un sujet de réflexion pour moi en ce moment, c'est comment toucher le grand public qui ne s'intéresse pas à la vulgarisation scientifique ?
Je pense que nous avons raté une occasion historique, car pendant la crise sanitaire, les gens étaient inquiets, intéressés, et nous aurions pu faire de la pédagogie. Au lieu de cela nous avons assisté à des controverses entre experts autoproclamés qui s'engueulent, alors que nous aurions pu prendre le temps d'expliquer ce qu'est l'exponentielle.
« La vulgarisation ne fonctionne qu’auprès des gens auprès desquels elle marche »
Et vous avez peur qu'il soit trop tard ?
En tout cas, nous ne l'avons pas fait assez bien, assez vite. Peut-être le ferons-nous plus tard… Qu'est-ce qu'un essai en double aveugle, un essai randomisé, pourquoi ne faut-il pas confondre corrélation et causalité, qu'est-ce qu'une probabilité, qu'est-ce qu'un pourcentage ? Quand on dit qu'un vaccin est efficace à 95 %, qu'est-ce que cela signifie ? Pourquoi ne prend-on pas le temps de l'expliquer ?
Voilà ce qui m'inquiète. Dans les mêmes canaux de communication circulent toutes sortes de choses : connaissances, croyances, informations, opinions, bobards… et tout cela se contamine. Pour un citoyen, il est très difficile de faire la part des choses, de voir ce qui différencie une connaissance d'une croyance, une opinion d'une connaissance.
Il va falloir que l'on réfléchisse à faire en sorte que les connaissances soient mieux connues que le reste, ce qui suppose d'acquérir une meilleure connaissance de nos propres connaissances. On sait tous que la Terre est ronde, est-on capable de dire comment on a su qu'elle était ronde dans l'histoire des idées ?
Récemment, vous avez parlé de l'abstention record lors des élections régionales et départementales. On parle beaucoup du vote électronique, adopté entre autres par des dizaines de millions d'Américains comme moyen de lutter contre cette abstention. Le vote électronique peut-il réconcilier les Français avec la politique, ou le mal est-il plus profond que cela ?
Je vais vous décevoir, mais je pense que non. Voter, ce n'est pas la même chose que Liker. Cela suppose un travail, de regarder des programmes. Cela dit, mon âge fait que je suis quelqu'un de réactionnaire (rires), mais je pense que c'est un acte symbolique. Aller voter, se déplacer, est un acte qui n'est pas quelconque. Quand je vais voter, je m'habille bien, c'est vous dire.
Il y a des pays où les gens se battent pour voter. Il faudrait rendre l'exercice du vote encore plus solennel, plutôt que le rendre numérique. Cela suppose de rencontrer les gens, de parler à des gens qui ont accepté de passer un dimanche à tenir des bureaux de vote, à dépouiller les bulletins…
« Il faudrait rendre l'exercice du vote encore plus solennel, plutôt que le rendre numérique »
Durant la conférence, vous avez cité Chris Anderson, l'ancien rédacteur en chef de la revue Wired, selon lequel le numérique pourrait prendre le pas sur le physique. Et je crois savoir que vous n'êtes pas complètement d'accord avec lui.
Il y a des gens qui ne sont pas connectés numériquement et qui travaillent avec leur corps, notamment les ouvriers et d'autres professions, qui se sont retrouvées en première ligne pendant le confinement. On voit bien que ces gens et ces métiers, souvent mal considérés et mal payés, sont essentiels à la vie démocratique et au maintien de l'activité, même pour la survie, dans des périodes de confinement, mais aussi tout le temps.
Nous devons donc réfléchir à une nouvelle hiérarchie des métiers ; d'ailleurs, pendant le premier confinement, beaucoup de gens se sont mis à réfléchir au monde d'après, avec l'idée que celui-ci devrait être différent, parce qu'il faudrait tenir compte de ce que l'on a appris, grâce au confinement. Tout le monde disait qu'il faudrait repenser à ces métiers, mais on l'a vite oublié, ce qui confirme une loi générale de l'histoire : toutes les épidémies sont suivies d'une amnésie collective.
Vous avez publié et co-écrit avec Gautier Depambour le livre Idées de génies, aux éditions Flammarion, livre dans lequel vous regroupez 33 textes, dont certains sont connus du grand public pour avoir marqué la physique occidentale. Quelle est l'idée générale de cet ouvrage ?
Elle est très simple. Les philosophes lisent des livres de philosophes. Un philosophe qui n'aurait lu ni Aristote, ni Kant, ni Rousseau, ni Merleau-Ponty, ni Heidegger aurait du mal à montrer qu'il est philosophe, alors qu'un physicien peut être un excellent physicien sans avoir lu des textes de Galilée, Newton ou Einstein. Avec Gautier Depambour, nous avons sélectionné 33 textes entre le XVIIe et le XXIe siècle qui ont marqué l'histoire de la physique : dans ces textes très courts, on retrouve en effet toujours une idée géniale qui va complètement transformer la façon de comprendre un certain type de problème en physique.
Je vous recommande de lire des textes de Galilée, comment il a entendu qu'il ne suffit pas d'observer le monde pour le comprendre.
Pour comprendre les lois physiques qui régissent les phénomènes observables, il faut trouver un stratagème intellectuel pour faire en sorte que le monde décoïncide d'avec ce qu'il nous montre.
Il faut faire ce qu'on appelle des expériences de pensée. C'est grâce à des expériences de pensée que nous avons pu mettre sur pied les grandes lois de la physique contemporaine. Par exemple, Galilée explique que tous les corps tombent à la même vitesse, et ce peu importe leur masse. Ce qui n'est pas ce qu'on voit. Donc la question, c'est : comment une loi qui dit le contraire de ce qu'on voit explique quand même ce qu'on voit.
C'est une transition parfaite avec le dernier numéro de « La Conversation Scientifique », une émission disponible en podcast que vous présentez tous les samedis de 16 h à 17 h sur France Culture, qui justement portait sur « L'espace-temps courbe ». Avec beaucoup de pédagogie, et nous en sommes friands, vous dites qu'il ne faut pas dire que « l'Univers a une histoire » mais que « l'espace-temps a une histoire». Pouvez-vous nous expliquer ?
Dans beaucoup de bouquins, on lit qu'il a fallu attendre le XXe siècle pour comprendre que l'Univers avait une histoire. Toutes les cosmogonies (les récits qui expliquent ou décrivent comment le Monde s'est formé, ndlr.) racontent une histoire du monde.
On n'a jamais trouvé de cosmogonie qui dit que l'Univers a toujours été comme nous le voyons aujourd'hui. Il y a toujours un récit, une évolution et un devenir qui sont racontés. Ce qui est nouveau, au XXe siècle, c'est qu'on a compris que les choses qui sont dans l'Univers ont une histoire (les étoiles, les galaxies etc.), mais aussi que l'espace-temps a une histoire. Autrement dit, ce qu'on appelle « l'Univers » en cosmologie contemporaine, ce n'est pas l'enveloppe qui contient tous les objets physiques, mais c'est l'espace-temps lui-même. Et l'espace-temps, d'après Albert Einstein, est lui-même déformé par ce qu'il contient. Donc le contenu est affecté par le contenant, et c'est ce contenu-là qui évolue au cours du temps.
Et c'est ça qu'on appelle l'expansion de l'Univers. Les distances entre deux points augmentent, non pas parce que les points se déplacent dans l'espace, mais parce que l'espace qui les sépare se dilate. Ce ne sont pas des choses qu'on voit. C'est le résultat d'une observation critiquée par une analyse et dans laquelle on a inséré de la théorie…