Une fois la course à la Lune officiellement annoncée, les Etats-Unis ont tenté de redresser la barre de leur catastrophique exploration lunaire, en lançant une série de véhicules impacteurs vers notre satellite naturel. Si le programme a permis de bien progresser, c'était une époque où les Soviétiques dominaient encore…
Mais bon, si elles voulaient bien décoller aussi !
On a pas de succès, mais on a des idées…
Après les réussites soviétiques de Luna, puis Luna 2 (premier impact sur la Lune) et Luna 3 (première image de la face cachée) au cours de l'année 1959, les Etats-Unis travaillaient encore à réduire leur retard. Une quête difficile, parce que le programme Pioneer multiplie les échecs. Pioneer-4 réussit vaguement à survoler la Lune, de loin, en mars 1959… Et les tentatives suivantes ne donnent pas satisfaction : Pioneer P-30 et P-31, qui devaient être les premières à entrer en orbite sélène, échouent en 1960 et renforcent encore le sentiment de supériorité soviétique.
Pire : alors que les Etats-Unis et la jeune NASA pensent être encore dans la course pour les vols habités, la désillusion survient le 12 avril 1961 avec le décollage de Youri Gagarine. Le président Kennedy parvient dans la foulée à engager les politiciens du Congrès dans la fameuse « course à la Lune » (le soutien public sera encore pour plus tard)… sans que la NASA ait pu faire quoi que ce soit d'autre que l'observer au télescope. Malgré l'incapacité à se mettre sur orbite lunaire, si un jour il devient possible de se rendre sur place, il faut des sondes capables de pouvoir photographier notre satellite naturel de près pour mieux le comprendre. Et vite ! C'est le début officiel du programme Ranger (dont les études ont en fait démarré plus tôt).
Une nouvelle plateforme d'exploration
La NASA s'est en effet rendu compte qu'elle avait besoin de sondes plus imposantes et robustes pour résister aux conditions loin de l'orbite terrestre. Elle confie donc la responsabilité du programme au Jet Propulsion Laboratory (JPL), qui venait de rendre sa copie pour le design de véhicules d'exploration du Système solaire. Les travaux commencent autour d'une idée simple : des sondes basées sur une plateforme commune, disposant d'une base hexagonale, de deux ou quatre panneaux solaires et d'une grosse antenne capable de transmettre rapidement de gros paquets de données au tout nouveau réseau terrestre que la NASA est en train de déployer autour du monde. Au-dessus de cette base commune, il est possible d'installer divers équipements scientifiques, dont notamment des appareils photos, magnétomètres, des détecteurs de particules… Tout ce qui sera nécessaire pour observer la Lune. Et même d'autres planètes, car le JPL se voit confier dans la foulée le programme Mariner. Le premier prototype, Ranger 1, est prêt dès l'été 1961.
Agena pas dit son dernier mot
Ranger est un programme qui vise à envoyer des véhicules impacteurs sur la Lune, et à rapatrier au cours des 10 dernières minutes de leur mission un maximum de données. Mais pour ça, il faut une sonde fiable, et le lanceur qui va avec. Or à cette époque-là, les Américains ont énormément de problèmes pour mettre au point des fusées capables de transporter plusieurs centaines de kilos loin de la Terre. Pour Ranger 1, c'est le duo Atlas-Agena B et… Ca commence mal, parce que le 1er août, lors d'un test d'étalonnage de la fusée, la sonde s'est soudain allumée en configuration « espace » sous la coiffe du lanceur: elle se met en route, plante son ordinateur de bord et tente d'étendre ses panneaux solaires.
Ranger 1 décolle du centre spatial Kennedy le 23 août 1961. L'étage supérieur Agena s'arrête trop tôt, l'orbite est mauvaise et même si un certain nombre des systèmes de bord peuvent être testés, le compte n'y est pas. Ranger intègre un système rarissime et complexe pour l'époque : une stabilisation 3 axes (généralement dans les années 60, les satellites tournent sur eux-mêmes pour contrôler leur attitude), ce qui lui permet de garder ses panneaux solaires toujours orientés correctement, ainsi que son antenne vers la Terre et ses instruments vers la Lune. Sur Ranger 1, les résultats du système ne rendent pas confiants…
Ranger 2 n'allègera pas beaucoup les doutes des ingénieurs, parce que cette fois les performances de la fusée sont encore moins bonnes : le 18 novembre 1961, malgré 3 mois de travail acharné, c'est un nouvel échec. Cette fois, Agena B fonctionne encore moins longtemps, et la sonde n'aura pas l'occasion en 1 jour et demi de tester ses capacités avant de rentrer se consumer dans l'atmosphère… Qu'à cela ne tienne, la NASA poursuivra son programme sans prototypes : Ranger 3 est une évolution de ses prédécesseurs, et cette fois l'objectif est bien de s'écraser sur la Lune. Le véhicule pèse 325 kg, et il embarque de quoi manœuvrer, mais aussi une caméra, un sismomètre censé survivre au choc sur la Lune, un détecteur de particules Gamma et un radar. Le 26 janvier 1962, la mission décolle et l'étage supérieur Agena fonctionne beaucoup mieux que l'été précédent…
Mais pas encore tout à fait assez pour viser la Lune : Ranger 3 est sur une trajectoire qui la fait passer à 36500 km de la surface. Cela étant, même avec la bonne trajectoire, ça n'aurait pas suffi. Le véhicule souffre lui aussi d'un problème de fiabilité, et son ordinateur de bord cesse de répondre le 28 janvier. La NASA réussit tout juste à récupérer quelques images bruitées et… pas de chance, parce que la Lune n'est pas dessus.
Des p'tits trous, des p'tits trous…
La litanie d'échecs de mission ne s'arrête pas là. En 1962, alors que les astronautes du programme Mercury font déjà le tour de la Terre avec leur petite capsule et que la NASA a dévoilé son projet habité suivant, Gemini… L'agence américaine n'a toujours pas vraiment réussi à capturer des images proches de la Lune. Ranger 4 décolle le 23 avril 1962, et son décollage est parfait, même pas besoin d'une correction de trajectoire pour aller impacter le site prévu !
Mais le sort s'acharne : l'ordinateur de bord s'éteint une fois de plus dès que les panneaux solaires sont déployés, et la sonde désactivée s'écrasera sans pouvoir rien transmettre 3 jours plus tard. Le programme est surnommé « Shoot and prey », (littéralement « Tire et prie »), et les politiciens tapent du poing sur la table. La NASA tente de rectifier les erreurs sur le véhicule, et lance entre temps Mariner 1 et 2, dont le succès permettra de lui redonner un peu d'air. Heureusement d'ailleurs : Ranger 5 décolle le 18 octobre 1962 et s'éteint après quelques heures à son tour, sujet à de nombreux courts circuits. Il ne rate cependant la Lune que de 750 kilomètres.
Cette fois, c'est trop. Le programme est une catastrophe, et le Congrès décide de couper le financement pour le programme Ranger de moitié en 1963, ce qui empêchera l'agence de prévoir au-delà de Ranger 9. Faudra-t-il attendre les vols habités pour que les USA puissent s'approcher correctement de la Lune ? La NASA ne s'y résout pas… Surtout que les Soviétiques, eux, y arrivent. L'agence travaille de son côté pour corriger les grosses erreurs de conception (notamment un souci de diodes électriques) sur ses sondes tandis que l'US Air Force fiabilise (enfin) les étages Agena. Les travaux prendront plus d'un an, mais pèseront lourd sur les succès de toute la décennie suivante, car les erreurs de Ranger vont former par leur échec une génération d'ingénieurs qui ne baissera pas les bras.
Ranger ses cliques et ses claques
Ranger 6 décolle le 30 janvier 1964, et l'amélioration est sensible (la sonde a encore gagné une cinquantaine de kilos au passage). La fusée se dirige exactement comme prévu vers la Lune, l'impacteur répond bien aux commandes et reste allumé jusqu'au crash dans la Mer de la Tranquillité. Il ne reste qu'un point bien ennuyeux : l'objectif de la mission était bel et bien de capturer des images, or la caméra n'a pu s'activer correctement, et c'est encore un échec.
La presse n'est pas tendre, surtout avec le JPL (cocasse vu de 2021, le laboratoire étant l'un des plus célèbres au monde pour ses missions planétaires)… Heureusement pour la NASA, Ranger 7, qui décolle le 28 juillet 1964, fonctionne enfin comme prévu. L'engin capture des images tout au long de sa descente au Sud du cratère Copernicus, et en transmet 4300 avant de s'écraser. Les chercheurs américains ont enfin de quoi travailler pour caractériser le sol lunaire et préparer les futures missions Surveyor (le programme suivant, qui vise à poser les sondes sur la Lune plutôt que de les y crasher).
Les deux dernières missions Ranger 8 et 9, en testament à toutes les coquilles des 5 années précédentes, vont parfaitement fonctionner, renvoyant des milliers d'images avant de s'écraser sur le régolithe lunaire en janvier et février 1965. Le JPL a redoré son blason, la NASA est prête pour la prochaine étape de sa course à la Lune. Et elle a beaucoup appris de ses erreurs.