De nombreux Américains ont fait bondir l'action de GameStop en court-circuitant les fonds spéculatifs, qui misaient sur sa baisse. Retour sur un événement qui vient confronter deux époques, et peut-être dessiner un nouveau modèle.
On l'appelle « l'affaire GameStop ». Difficile de la nommer autrement, tant l'ampleur de ce qu'il se passe autour de ce géant américain de la distribution de jeux vidéo, accessoirement propriétaire de Micromania, est grande. En une phrase, on pourrait de façon vulgaire résumer la chose ainsi : de petits boursicoteurs ont fait tomber de gros investisseurs, le tout en jouant avec l'action de GameStop à Wall Street. Ce n'est évidemment pas aussi simple que cela. Avant d'expliquer le phénomène et de se projeter dans le futur au moins à court terme, mieux vaut comprendre qui a fait quoi.
Les hedge funds mangés par les spéculateurs du dimanche
D'abord, il faut avoir à l'esprit que GameStop est une entreprise qui souffre, et ce, depuis plusieurs années. L'arrivée de nouveaux visages à la tête de l'entreprise, la conclusion d'un accord avec une société de capital-risque, RC Ventures LLC, et la perspective de s'affirmer comme un vrai acteur de la vente en ligne avaient permis au groupe de sortir la tête de l'eau, et d'entrevoir le futur avec un peu plus de sérénité, les investisseurs pensant alors que la cote de GameStop était sous-évaluée. Mais cela n'est en rien comparable avec les événements de ces derniers jours.
D'un côté, les boursicoteurs…
Ces derniers jours, des milliers d'investisseurs individuels, que l'on appelle des « boursicoteurs », ont racheté des actions du groupe GameStop en se coordonnant, ce qui a permis, en plusieurs dizaines d'heures, de faire grimper sa cote jusqu'à environ 500 dollars, soit un bond de plus de 1 800% en à peine un mois. Le 1er janvier, en effet, le cours de GameStop dépassait à peine les 17 dollars.
… de l'autre, les fonds spéculatifs
De l'autre côté, les hedge funds, ou fonds spéculatifs, misaient sur un titre à la baisse. C'est un point capital. Ces fonds d'investissement, qui amassent (empruntent) de l'argent auprès de grandes fortunes, n'ont qu'un seul but : gagner beaucoup d'argent en très peu de temps, et ce en jouissant d'une grande liberté, puisqu'ils ne sont pas soumis aux normes réglementaires traditionnelles, étant souvent situés dans des paradis fiscaux.
Le piège de la vente à découvert d'actions
Les fonds spéculatifs, dans le cas de GameStop, ont opéré ce que l'on appelle la vente à découvert d'actions, actions rattachées au détaillant. Ici, l'objectif est de vendre, à une date donnée, des actions que le fonds n'a pas encore achetées, et qu'il s'engage à livrer à une date ultérieure, en cherchant alors à les acheter à un prix plus faible que celui auquel elles ont été vendues.
Sauf qu'un obstacle (et un gros !) s'est cette fois dressé en plein sur la route de ces hedge funds à la moralité douteuse.
Si à la base, la vente à découvert des fonds d'investissement paraissait bien sentie, aucun d'entre eux n'a pu voir venir l'effet de massue. Et surtout aucun d'entre eux n'a pris en considération le pouvoir potentiel d'une communauté, se croyant sans doute à l'abri d'interventions humaines diverses autres que purement boursières.
Des fonds d'investissement, qui en paniquant, ont contribué à faire gonfler un peu plus le cours de GameStop
Grâce à certaines plateformes, réseaux sociaux et plus particulièrement au subreddit r/wallstreetbets, ou, WallStreetBets (WSB), des centaines et des centaines de petits investisseurs ont donc racheté des actions de GameStop, faisant rapidement augmenter le prix de l'action, à l'opposé total de la stratégie des fonds spéculatifs de vente à découvert.
Comme nous l'expliquions en début d'article, la stratégie des boursicoteurs a fonctionné. Les hedge funds, pris de panique, n'ont pas eu d'autre choix que d'improviser. Certains ont en effet couvert leurs positions pour essayer de limiter les pertes, tandis que d'autres, les fameux vendeurs à découvert qui empruntent des titres pour les vendre, ont dû s'empresser de racheter leurs actions, voyant mécaniquement les pertes grandir à mesure que le titre augmentait. Les actions se comptant en centaines de milliers voire en millions pour certains fonds, la revente accélérait alors la hausse de l'action.
Certaines sources avancent des pertes dépassant les 13 milliards de dollars en janvier du côté des hedge funds, accusés d'être responsables de la crise financière des subprimes qui a frappé les États-Unis en 2007 et 2008. Le fonds spéculatif Melvin Capital a par exemple perdu 4 des 12,5 milliards de dollars d'actifs qu'il possédait au début du mois de janvier. Ce dernier a d'ailleurs accepté un peu dans l'urgence une aide d'autres fonds, Point72 et Citadel, de l'ordre de 2,75 milliards de dollars.
Les boursicoteurs ont-ils « tué le game »?
La première chose à retenir, c'est que la vente d'actions à découvert est à proscrire. Si elle est permise dans le système boursier américain (en France, il faut passer par un intermédiaire bancaire), elle est aujourd'hui peu courante, gardons les pieds sur terre, mais elle fait indiscutablement peser un danger extrême. Et cette fois, les fonds qui poussaient pour une baisse du titre de GameStop avant de se gaver sur son envolée ont eux-mêmes été les victimes d'une pratique qu'ils pensaient un minimum maîtriser jusqu'alors. Car au lieu de s'entendre (avec habileté et discrétion) pour faire directement monter le cours, ce sont des milliers d'anonymes et petits porteurs individuels qui se sont synchronisés, directement sur les réseaux sociaux, pour faire sauter le verrou, ou dit dans un langage boursier, faire « sauter les positions à découvert ».
Vous l'aurez compris, la démarche de la vente à découvert n'est pas nouvelle (Wirecard en fut un exemple récent). Ce qui est nouveau, c'est qu'elle a été apprivoisée par des acteurs que l'on n'attendait pas forcément sur ce terrain-là.
Les efforts des boursicoteurs, ces derniers mois, ne se sont pas limités à GameStop. Bien entendu, l'entreprise de jeux vidéo en est le symbole, puisque la communauté du gaming est particulièrement puissante, mais l'un des géants américains des médias, le groupe AMC, s'est aussi frotté les mains grâce aux petits investisseurs, en voyant son action bondir de 2 à 19 dollars en quelques jours, à la fin du mois de janvier. Un phénomène aussi connu par BlackBerry sur cette période.
Les plateformes ont bien tenté de contenir le mouvement. L'accès à WallStreetBets fut finalement limité un temps seulement, tandis que le Discord des boursicoteurs, banni pour contenus haineux, fut ensuite réhabilité, avec une modération plus stricte. Le cours, d'une volatilité difficile à suivre, a été suspendu à plusieurs reprises ces derniers jours, en raison notamment des actions menées « à la vue de tous » sur les réseaux sociaux, qui équivalent à une certaine manipulation du cours, mais que les USA ne se voient pas interdire puisque menées de façon individuelle.