Microsoft impose Edge

Avec la sortie de Windows 11, Microsoft a dévoilé les derniers tenants de sa stratégie pour Edge. Intégré au système, impossible à désinstaller, difficilement contournable, le navigateur de la multinationale tente de s’imposer coûte que coûte sur les environnements Windows.

Une stratégie qui n’est pas sans rappeler les méthodes anticoncurrentielles pour lesquelles Microsoft a été poursuivie en justice et condamnée à plusieurs reprises entre 1994 et 2013. Parmi les charges retenues contre l’entreprise, on citera essentiellement les abus de position dominante et les tentatives d’établissement d’un monopole sur le marché des systèmes d’exploitation et des navigateurs web. Alors à quoi joue Microsoft ? La société n’a-t-elle réellement rien retenu de ses erreurs passées ? Pour comprendre les ressorts de sa stratégie actuelle pour Edge, il faut remonter près de trente ans en arrière.

Des scientifiques au grand public : le boom des navigateurs

D’après le canon, nous sommes le 25 décembre 1990, et le web s’apprête à connaître un tournant majeur. Après deux mois de développement sur NeXT, le chercheur Tim Berners-Lee présente au CERN le prototype de ce que l’on considère aujourd’hui comme le tout premier navigateur : WorldWideWeb. Dans les grandes lignes, ce projet doit permettre aux 3 000 salariés du CERN et 7 000 collaborateurs externes vivant aux quatre coins de la planète de se tenir au courant de qui travaille où et sur quoi. En d’autres termes, il s’agit de construire un système d’information mondial, instantané et intuitif, s’appuyant sur les technologies des ordinateurs personnels, des réseaux informatiques et de l’hypertexte. Le projet s’articule autour de deux éléments intrinsèquement liés : un serveur installé sur un ordinateur NeXT du CERN, et un programme permettant d’interroger ce serveur (le navigateur). Le premier site hébergé par le serveur centralise des informations sur le projet WWW, mais également des liens hypertextes bidirectionnels renvoyant vers l’annuaire du laboratoire, de la documentation au sujet des ordinateurs centraux, et des groupes d’échanges autour d’actualités technologiques et scientifiques.

Capture d'écran du navigateur WorldWideWeb v1.0 ©CERN
Capture d'écran du navigateur WorldWideWeb v1.0 ©CERN

Il faudra néanmoins attendre mars 1991 pour que le projet soit accessible à l’ensemble des scientifiques du CERN avec la diffusion d’un bundle pour WorldWideWeb comprenant un navigateur en mode ligne (exécutable sur tous les systèmes), un logiciel pour le serveur et une bibliothèque pour les développeurs.

Conscient des contraintes liées à WWW – la version graphique n’est compatible qu’avec les ordinateurs NeXT du CERN, tandis que la version en mode ligne manque cruellement de puissance et d’ergonomie –, Berners-Lee sollicite l’aide d’autres développeurs pour améliorer son projet de base. Commencent ainsi à fleurir de nouveaux navigateurs graphiques exécutables dans l’environnement X Window (système de fenêtrage pour Unix alors répandu dans le monde de la recherche, également appelé X), parmi lesquels Erwise de Kim Nyberg, Teemu Rantanen, Kati Suominen et Kari Sydänmaanlakka, et ViolaWWW de Pei-Yuan Wei.

Capture d'écran du navigateur Erwise

Les choses s’accélèrent réellement en 1993 avec la publication de Mosaic. Développé au NCSA (centre américain de recherche et d’exploitation des superordinateurs) pour les systèmes X, il s’étend rapidement aux plateformes Amiga, Windows et Macintosh. Un statut multiplateforme qui contribue très fortement à son adoption et à la popularisation du Web en dehors de la sphère scientifique. De 12 utilisateurs en février 1993, le navigateur côtoie les 10 000 au printemps de la même année et atteint le million début 1994. Bien qu’il ne soit pas le premier à s’interfacer graphiquement, on lui doit plusieurs innovations majeures, dont l’intégration directe d’images dans les pages web et la prise en charge de formulaires interactifs. Un an plus tard, les deux meneurs du projet, Marc Andreessen et Eric Bina, quittent le NSCA et co-fondent Mosaic Communications Corporation sur une idée de James Clark. Installée dans la Silicon Valley, l’entreprise est très vite rebaptisée Netscape Communications Corporation et développe le concurrent qui tuera Mosaic : Netscape, nom de code Mozilla (pour « Mosaic Killer », évoquant Godzilla), disponible pour les environnements X, Windows et Macintosh dès octobre 1994. Le succès du navigateur est quasi immédiat et l’on parle de près de 75% de parts de marché en à peine quatre mois d’existence.

Capture d'écran du navigateur Netscape v1.0

Pour la petite histoire…

À l’origine, Andreessen et Clark s’associaient non pas pour concurrencer Mosaic, mais pour créer des logiciels pour la télévision interactive. Le plan tombe à l’eau alors qu’aucune plateforme de ce type n’existe encore. Les deux hommes rebondissent et émettent l’idée de développer un service de jeux en ligne pour la Nintendo 64. Mauvais concours de circonstances, la sortie de la console n’est pas prévue avant 1995 et nous sommes en 1994. Un an de battement, c’est trop long pour une jeune entreprise de la Silicon Valley. En dernier recours, Andreessen évoque le projet Mosaic, et Clark accepte de s’investir dans le développement d’un nouveau navigateur web. Bien que le premier jet ait répondu au nom de Mosaic Netscape, le projet n’a en fait jamais repris une seule ligne de code de Mosaic. Afin d’éviter tout conflit avec le NSCA, Mosaic Netscape devient Netscape Navigator.

En parallèle, le NSCA cède la commercialisation de la licence Mosaic à Spyglass pour plusieurs millions de dollars. Spyglass utilise une petite partie du code source pour développer son propre produit, Spyglass Mosaic. Flairant l’opportunité à ne pas manquer, Microsoft acquiert une licence Spyglass Mosaic dès la fin de l’année 1994 et dévoile la toute première version d’Internet Explorer le 16 août 1995.

Première version d'Internet Explorer sortie en 1995

Fait intéressant : deux mois plus tôt, la firme de Redmond rencontrait Netscape pour faire valoir ses prétendus droits sur les logiciels, et donc les navigateurs, tournant sur les ordinateurs Windows. Après avoir formulé une proposition illégale de partage du marché refusée par Netscape, Microsoft a tenté de convaincre ses dirigeants d’abandonner le développement du navigateur sur Windows, menaçant de détruire Netscape s’ils s’obstinaient à lui tenir tête.

Naissance d’Internet Explorer : la conjoncture idéale

Au moment où Microsoft se lance sur le marché de la navigation web avec Internet Explorer, il faut bien comprendre qu’une nouvelle stratégie se met en place. La sortie de Windows 95 est imminente (24 août 1995) et marque le réel point de départ de l’informatique pour les particuliers avec le support pour la programmation 32 bits, la prise en charge du multitâche préemptif et le déploiement d’un nouvel environnement graphique introduisant le bouton Démarrer, la barre des tâches et les raccourcis. Le lancement de Windows 95 s’accompagne d’une vaste campagne publicitaire orientée grand public et estimée entre 200 et 300 millions de dollars. Le succès est immédiat et l’on chiffre à 7 millions le nombre de copies vendues au cours des cinq premières semaines.

Le contexte concurrentiel est également favorable au retentissement de Windows 95, alors qu’Apple perd peu à peu des parts de marché. Parmi les très nombreuses causes de ce renversement de situation, on peut citer la sortie des Pentium débugués d’Intel promettant des performances multimédias redoutables sur PC. Apple se tire par la suite une balle dans le pied en créant une licence pour son Système 7. Censée convaincre de nouveaux utilisateurs, la vente d’ordinateurs tiers équipés du Système 7 tend en réalité à empiéter sur les parts de marché de Macintosh. Un vrai boulevard pour Microsoft qui, de son côté, signe des contrats d’exclusivité avec les fabricants de PC pour vendre Windows 95 sous licence OEM.

Au lancement de Windows 95, le protocole TCP/IP n’est pas encore installé par défaut et Internet Explorer 1.0 est commercialisé à part, dans le pack Plus!. Par ailleurs, la prédominance de Netscape, tout récemment introduit en Bourse, laisse peu de place au navigateur de Microsoft auquel le public réserve un accueil plus que mitigé. La firme de Redmond change alors son fusil d’épaule et intègre Internet Explorer 2.0 à Windows 95 OSR 1 (OEM), quatre mois après la sortie de Windows 95. Une décision qui annonce les prémices de ce que l’on appelle communément « la guerre des navigateurs ».

Une position dominante qui fâche

En forçant l’adoption d’Internet Explorer, Microsoft réveille une affaire judiciaire initiée en 1992. À cette époque, l’entreprise jouit déjà d’une influence qui pousse la Federal Trade Commission à ouvrir une information pour abus de position dominante. Détentrice de plus de 90% du marché mondial des systèmes d’exploitation, la firme de Redmond est soupçonnée de se servir de son monopole pour obliger les constructeurs de PC à vendre ses autres logiciels. L’affaire est finalement classée faute d’accord trouvé entre les commissionnaires (deux votes contre deux), et l’entreprise échappe au dépôt de plainte officiel.

Dans la foulée, le département de la Justice (DOJ) des États-Unis dirigé par Janet Reno se penche sur le cas et ouvre sa propre enquête. Deux ans plus tard, en juin 1994, Microsoft et le DOJ signent un accord (« consent decree ») stipulant que la firme consent à ne pas lier la vente de ses autres produits à celle de Windows. Toutefois, la société conserve le droit d’intégrer des fonctions additionnelles à son système d’exploitation. C’est sur ce dernier point qu’espère jouer Microsoft concernant la distribution de son navigateur avec les versions OSR de Windows 95 : Internet Explorer n’est pas un produit, mais bel et bien une fonctionnalité du système d’exploitation. Un argument que le DOJ refuse évidemment d’entendre et qui servira à nourrir le fameux procès de 1998.

« Embrace, extend and extinguish »

En attendant, Microsoft profite du statut « fonctionnalité » d’Internet Explorer pour continuer de le distribuer avec Windows 95 et grappiller des parts de marché sur Netscape avec le lancement d’une version 3. Il faudra néanmoins attendre la sortie de la version 4, en octobre 1997, pour que le navigateur de Microsoft décolle réellement et change la donne. Plus rapide et plus respectueux des standards du W3C que Netscape au même moment, Internet Explorer est désormais intégré au shell Windows, ce qui rend sa désinstallation extrêmement difficile.

Le point de bascule est atteint. Microsoft enchaîne les offensives contre son seul concurrent et impose petit à petit ses standards propriétaires, contraignant contractuellement les fabricants de PC licenciés Windows à ajouter l’icône d’IE sur le bureau, signant un accord de distribution avec AOL, offrant aux fournisseurs d’accès à Internet modestes la possibilité de créer des versions personnalisées du navigateur, déployant l’éditeur Microsoft FrontPage permettant de créer des pages web optimisées pour IE, prenant en charge le CSS et gérant mieux le code HTML pollué par les éditeurs WYSIWYG que les développeurs n’ont désormais plus besoin de corriger.

En 1997, AOL distribue IE en tant que navigateur optimisé pour le portail

De fil en aiguille, les internautes migrent naturellement vers Internet Explorer, gratuit, préinstallé et optimisé pour un nombre sans cesse croissant de sites web. Il faut dire que le combat était perdu d’avance pour Netscape. Malgré sa réputation bien installée et l’élan de sympathie général lié à sa qualité de premier navigateur grand public, comment penser qu’il aurait pu faire le poids face au monstre Microsoft, multinationale fortunée et influente ? Le 24 novembre 1998, Netscape est racheté par AOL pour 4,2 milliards de dollars. Mais la transaction ne suffit pas à freiner la dégringolade du navigateur qui passe de 82% de parts de marché début 1996 à 43% fin 1998, avant de disparaître progressivement. Dans le même temps, IE passe de 7% de parts de marché en 1996 à 54% en 1998.

Un procès historique

Mais depuis l’accord de 1994, le DOJ veille. En octobre 1997, le département de la Justice des États-Unis dépose une première motion de mise en accusation de Microsoft pour violation du consent decree signé trois ans plus tôt. La justice reproche explicitement à l’entreprise d’avoir lié Internet Explorer à Windows, obligeant les constructeurs à vendre des PC sur lesquels le navigateur était préinstallé. Microsoft rejette l’accusation, évoquant une fonctionnalité intégrée autorisée par l’accord. Une première injonction ordonne cependant la firme de dissocier IE et Windows.

Début 1998, Microsoft et le DOJ entament des négociations et tentent de parvenir à un accord à l’amiable, en vain. Au même moment, le DOJ met la main sur un rapport accablant pour Microsoft : un document de 200 pages, rédigé par des avocats et des entreprises de l’industrie informatique, démontrant les effets néfastes des pratiques anticoncurrentielles de Microsoft. C’est ainsi que le 18 mai 1998, le département de la Justice des États-Unis et les procureurs généraux de vingt États annoncent poursuivre Microsoft pour entrave à la concurrence dans le but de préserver et d’étendre son monopole dans le secteur des logiciels. En octobre de la même année, le DOJ précise également poursuivre la firme de Redmond pour non-respect du consent decree de 1994.

Au total, Microsoft doit faire face à quatre chefs d’accusation contrevenant au Sherman Act (également connu sous l’appellation loi Antitrust) : contrats de vente exclusive, vente liée, abus de position dominante sur le marché des systèmes d’exploitation et tentative d’abus de position dominante sur le marché des navigateurs web.

Le procès, présidé par le juge Jackson, s’ouvre le 19 octobre 1998 et s’étend jusqu’au 24 juin 1999. Le DOJ fait intervenir une douzaine de témoins parmi lesquels des représentants d’entreprises importantes dans le secteur de l’informatique comme Jim Barksdale, PDG de Netscape, Avie Tevanian, vice-président de la branche logiciels d’Apple et chargé du développement de l’OS, et Steve McGeady, cadre chez Intel. Ce dernier déclare alors que Paul Maritz, considéré à l’époque comme le troisième homme de Microsoft, lui a confié les intentions de Microsoft d’éradiquer Netscape Communications Corporation (« extinguish and cut off Netscape’s air ») en proposant aux internautes un clone gratuit du navigateur Netscape.

La défense de Microsoft débute en janvier 1999 et s’articule notamment autour du fait qu’Internet Explorer est une composante du système indispensable à sa stabilité. La firme fournit pour preuve une vidéo démontrant que la désinstallation complète du navigateur engendre des ralentissements et des dysfonctionnements de Windows. Une sombre histoire d’icônes disparaissant puis réapparaissant comme par magie sur le bureau laisse entendre que la vidéo a été truquée. Conjointement à la diffusion d’une nouvelle vidéo du processus de désinstallation (sans trucage cette fois), Microsoft abandonne l’argument de l’instabilité.

Questionnée sur la facilité de téléchargement et d’installation de Netscape sur Windows pour les abonnés AOL, Microsoft répond par une seconde vidéo faisant état d’une opération simple, rapide, ponctuée par l’ajout automatique d’un raccourci Netscape sur le bureau. En vérifiant le processus par elle-même, l’accusation met en lumière une nouvelle falsification de preuve, Microsoft ayant coupé au montage une série d’actions complexes nécessaires à l’installation de Netscape sur Windows. Il en ressort par ailleurs que le raccourci Netscape n’apparaît pas automatiquement sur le bureau à l’issue de l’opération, obligeant les internautes à chercher manuellement le navigateur sur le disque dur.

La défense s’écroule et les conclusions du représentant du DOJ tirent notamment à boulets rouges sur Bill Gates, présenté comme affabulateur (en partie à cause de sa méconnaissance des activités de la concurrence) et ouvertement méprisant des lois fédérales. Une attitude que l’accusation tient pour responsable de la culture d’entreprise chez Microsoft et, par extension, des pratiques anticoncurrentielles de la firme.

Pour faire pression sur Microsoft et accélérer les négociations avant la prononciation du jugement, le juge Jackson annonce qu’il livrera ses conclusions en deux temps. Le 5 novembre 1999, il rend ses conclusions factuelles, reconnaissant que Microsoft exerce un monopole sur le marché des systèmes d’exploitation et des logiciels, et que l’entreprise a sciemment mis en place une stratégie visant à écraser la concurrence (Netscape, Sun, Lotus, IBM, Intel, Apple et RealNetworks).

Les conclusions légales sont, quant à elles, présentées le 3 avril 2000 et reconnaissent Microsoft coupable d’abus de position dominante sur le marché des systèmes d’exploitation, de tentative de monopole sur le marché des navigateurs et de vente liée en violation des sections 1 et 2 du Sherman Act. Sur les quatre chefs d’accusation initiaux, seul le point concernant les ventes exclusives n’est pas retenu.

Suivant les recommandations du gouvernement, le juge prononce la scission de Microsoft en deux entreprises distinctes, l’une en charge de la partie système d’exploitation, l’autre consignée aux logiciels. Microsoft fait immédiatement appel et la sanction est invalidée le 28 juin 2001 au motif que le juge Jackson aurait fait preuve de partialité dans son jugement.

Le DOJ et Microsoft réentament donc des négociations et trouvent finalement un accord le 2 novembre 2001, impliquant deux points importants : le partage sans réserve des API développées par l’entreprise et la constitution d’un comité ayant accès pendant cinq ans à l’ensemble des ressources Microsoft (code source, registres, enregistrements, correspondances, etc.) pour faciliter le développement de logiciels compatibles avec les produits Microsoft. Le jugement final est validé le 1er novembre 2002 et confirmé en appel le 30 juin 2004. Malgré la sévérité apparente du verdict, il faut bien comprendre que six ans ont passé entre le début du procès et le jugement final. Six années pendant lesquelles Internet Explorer a continué de croître et d’exercer son monopole sur le marché des navigateurs web, jusqu’à devenir la référence par défaut pour 95% des utilisateurs de PC.

En parallèle, AOL Time Warner (propriétaire de Netscape depuis 1998), non satisfaite du verdict, poursuit Microsoft pour concurrence déloyale envers Netscape, désormais presque enterré. Ironie de la situation : au même moment, AOL distribue toujours Internet Explorer comme navigateur optimisé pour son portail. Après un an de négociations, Microsoft accepte de verser 750 millions de dollars à l’entreprise lésée.

Des années d’or à l’érosion

L’avalanche de procès, condamnations et accords entachant la réputation de Microsoft au début des années 2000 n’aura pas eu raison de son monopole sur le marché de la navigation web, bien au contraire. Alors que le gouvernement américain, les acteurs de l’industrie informatique et la firme de Redmond s’écharpent au tribunal, Internet Explorer poursuit sa croissance fulgurante, atteignant 93% à 95% de parts de marché entre 2002 et 2004. Un pic qui correspond à la sortie (2001) et à l’adoption rapide d’IE 6, version cumulant à elle seule 90% de pdm. Outre l’intégration du navigateur à Windows, poussant les utilisateurs à se tourner vers un produit Microsoft par défaut, la raison de ce succès tient évidemment au fait que Microsoft n’a cessé d’enrichir son offre web de fonctionnalités dédiées à améliorer le confort des développeurs. En découle l’optimisation de la majorité des sites web pour IE, appelant logiquement les utilisateurs à se détourner des solutions de navigation concurrentes.

Malgré tout, 2002 marque le début de la fin pour Internet Explorer. Microsoft ne le sait pas encore, mais son vieux rival s’apprête à contre-attaquer. Il faut ici préciser qu’avec le rachat de Netscape par AOL en 1998, ses fondateurs ont fait le choix d’en libérer les sources. Est alors né le projet Mozilla, suite Internet libre basée sur le code de Netscape Communicator et comprenant un navigateur, une messagerie, un client Usenet, un éditeur HTML et un client IRC. De cette suite jugée trop lourde et considérée comme une centrale à bloatwares a émergé le projet de navigateur Phoenix. Le choix de ce premier nom fait évidemment référence à l’oiseau renaissant de ses cendres.

Lancé publiquement en 2002, Phoenix est rebaptisé une première fois en 2003 (Firebird) avant d’opter définitivement pour le nom Firefox en 2004. Quelques mois plus tôt, le projet Mozilla s’est totalement détaché d’AOL pour devenir la Fondation Mozilla. Firefox 1.0 sort le 9 novembre 2004 et grignote déjà 5% de parts de marché sur Internet Explorer que les utilisateurs commencent doucement à déserter. La création de Mozilla Corporation en 2005 renforce et pérennise le développement du navigateur alternatif.

Phoenix, le caillou dans la chaussure de Microsoft

Pour freiner les premiers départs sur IE, Microsoft déploie la version 7 d’Internet Explorer en octobre 2006, cinq ans après la sortie d’IE 6. À la surprise générale, le navigateur n’est plus intégré au système, mais y reste toutefois étroitement lié (les contrôles ActiveX ne dépendent plus de l’Explorateur, mais s’exécutent via leur propre processus). Une bonne chose pour les utilisateurs : dissocié de la sorte, IE ne compromet (presque) plus l’intégrité de l’OS en cas de failles.

L’attrait de la nouveauté ne suffit cependant pas à stopper l’érosion, et Internet Explorer voit ses parts de marché décroître au profit de Firefox d’abord, puis de Chrome. Fin 2006, IE cumule 84% de pdm. En 2015, année sonnant la fin du navigateur, IE ne compte plus que 17% de pdm. Aujourd’hui, alors que la fin du support est prévue juin 2022, Internet Explorer représente à peine 1% du marché mondial des navigateurs web sur PC (chiffres novembre 2021).

Concurrence déterminée et amende salée

Outre l’émergence d’une concurrence plus réactive dans le secteur de la navigation web, Microsoft doit également faire face à la défiance de ses utilisateurs. De plus en plus critiqué pour ses failles de sécurité et de moins en moins entretenu, Internet Explorer perd son marché. Pourtant, la firme de Redmond tente encore et toujours de forcer la main des internautes en imposant IE comme navigateur par défaut sur Windows, ce qui ne plaît ni aux usagers, ni à la concurrence, ni aux autorités.

En décembre 2007, Opera – rejoint par Mozilla et Google en 2009 – porte plainte auprès de la Commission européenne contre les pratiques anticoncurrentielles de Microsoft concernant Internet Explorer. Après deux ans d’enquêtes, de menaces et de négociations, les plaignants obtiennent de la multinationale l’intégration d’un écran multichoix (« ballot screen ») sur Windows XP, Vista et 7 permettant aux internautes de sélectionner et d’installer facilement un autre navigateur que celui favorisé par Windows.

L’affichage obligatoire du ballot screen doit courir sur les cinq années à venir, soit jusqu’en 2014. La mesure est jugée efficace puisqu’entre mars et novembre 2010, la Commission européenne estime à 84 millions le nombre de navigateurs autres qu’IE téléchargés à partir du sélecteur. Or, l’écran disparaît subitement entre mai 2011 et juillet 2012. Bruxelles monte au créneau et constate l’absence totale du ballot screen dans le Service Pack 1 pour Windows 7. Microsoft tente de faire croire à un bug. Une justification qui ne passe pas auprès de la Commission qui chiffre à 15 millions le nombre d’utilisateurs européens privés de l’écran multichoix pendant plus d’un an. La sanction tombe en 2013 : Microsoft écope d’une amende de 561 millions d’euros. C’est la première fois que la Commission européenne sanctionne une entreprise pour non-respect d’une décision comportant des engagements.

Chassez les mauvaises habitudes…

La chute vertigineuse d’Internet Explorer se poursuit jusqu’en 2015, année du changement pour Microsoft. L’entreprise sort coup sur coup Windows 10 et Edge, destiné à remplacer IE. Bien que préinstallé sur son dernier système d’exploitation, le nouveau navigateur de Microsoft rompt totalement avec la stratégie d’intégration de son prédécesseur et se déploie non plus comme une composante du système, mais comme une application indépendante. Un revirement qui signe à la fois la fin de l’ère antitrust et le début d’une nouvelle approche souhaitée par la multinationale.

Depuis 2019, la firme de Redmond déconseille officiellement d'utiliser Internet Explorer et programme la fin de son support pour le 15 juin 2022. Toutefois, en tant que composante du système, il continuera de recevoir des mises à jour de sécurité jusqu’en 2029 au moins.

Avec Edge, Microsoft souhaite faire oublier une partie de son passé trouble de rouleau compresseur. La stratégie n’est de toute façon plus la bonne, les utilisateurs de PC lui ayant tourné le dos au profit de Chrome, depuis 2012, et Firefox, depuis 2015. Pourtant, le lancement d’Edge est loin de faire l’unanimité et les critiques fusent dès ses premières semaines d’existence. On lui reproche notamment la gestion infernale des marque-pages Firefox (vengeance masquée ?), l'absence de prise en charge du format audio open source OGG Vorbis et de nombreuses failles de sécurité critiques, convoquant sans cesse le spectre d’Internet Explorer.

À l’image d’une réception critique moyenne, le grand public prête peu attention à l’arrivée d’Edge sur Windows 10. Dans le meilleur des cas, on l’ignore. Au pire, on le désinstalle. La croissance est quasi inexistante pour le navigateur qui atteint à peine les 3% d’utilisation sur PC en 2016 et connaît un pic de 4,71% en août 2019. Bof.

… elles reviennent au galop

En janvier 2020, Microsoft déploie une refonte complète de son navigateur et présente une nouvelle version d'Edge basée sur Chromium. En adoptant cette nouvelle base open source, l’entreprise s’ouvre une porte sur macOS, Windows 7 et Windows 8. Elle met également en avant de meilleures performances, une compatibilité améliorée avec la grande majorité des sites web et des paramètres de sécurité et de confidentialité accrus. Mais dans les faits, les premières versions d’Edge Chromium annoncent déjà le retour de Microsoft à ses vieux démons : mise à jour forcée sur les OS Windows, raccourci épinglé automatiquement sur le bureau, boîte de dialogue à l’ouverture de navigateurs tiers incitant les internautes à opter pour la solution de Microsoft. Mais surtout, il n’est désormais plus possible de désinstaller le navigateur de Microsoft qui devient, une fois encore, composante du système. Comme un air de déjà-vu qui ne fait plaisir à personne.

Microsoft Edge, partout, tout le temps

Les astuces pour se débarrasser d’Edge commencent à circuler sur le web, impliquant d’utiliser des commandes PowerShell et d’éditer manuellement la base de Registre. La complexité de la manipulation décourage bien évidemment la très grande majorité des utilisateurs. Ceux qui s’y frottent constatent amèrement, quant à eux, que les modalités de suppression d’Edge Chromium ne s’appliquent pas à la version legacy d’Edge (44.x), totalement intégrée au système et donc impossible à désinstaller.

Avec la sortie de Windows 11 en octobre 2021, Microsoft serre encore davantage la vis au sujet de son navigateur. Pour commencer, choisir un navigateur par défaut s’apparente à un parcours du combattant, alors qu’il faut désormais lier manuellement une application à des types de fichiers. Second obstacle : le protocole microsoft-edge:// (ouverture dans Edge des requêtes web saisies dans le moteur de recherche intégré à Windows) n’autorise plus aucune redirection des liens interceptés par les applications tierces. En clair, il n’est plus possible d’utiliser EdgeDeflector pour accéder à une recherche ou à un article du module Widgets dans un navigateur autre qu’Edge. Le verrouillage du protocole implique également qu’en cas de désinstallation manuelle d’Edge Chromium et de blocage de la mise à jour, la recherche web système et les Widgets deviennent inutilisables.

Choisir un navigateur par défaut sur Windows 11 : tout un programme

Vers un nouveau procès anticoncurrentiel ?

Au regard des dernières stratégies web élaborées par Microsoft, on peut légitimement se poser la question.

En reprenant les modèles de développement dans lesquels s’inscrivent la plupart des (r)évolutions technologiques poussées par Microsoft, impossible de ne pas penser au schéma « embrace, extend, extinguish ». Vanter les mérites de l’interopérabilité et de la compatibilité renforcée avec les produits concurrents quand on a soi-même longtemps verrouillé tous les standards fait étrangement écho à une première phase de mise en place de monopole. Imposer Edge aux utilisateurs de Windows sous prétexte qu’il s’agit d’une composante importante pour la stabilité et la sécurité du système, et finalement glaner des parts de marché à l’usure, n’est pas non plus sans rappeler les méthodes mises en place par Microsoft avec Internet Explorer 4. Une tactique qui avait permis à l’entreprise de passer devant Netscape en moins de deux ans, et, ironie du sort, qui lui a aujourd’hui permis de dépasser Firefox en un peu plus d’un an.

Microsoft joue clairement avec le feu, et c’est sûrement la menace de se voir une nouvelle fois accusée de tentative d’abus de position dominante qui a poussé l’entreprise à revenir sur les modalités du choix du navigateur par défaut sur Windows 11. Au début du mois de décembre, une build test du système d’exploitation a réintroduit le bouton unique permettant de sélectionner rapidement l’application de son choix pour ouvrir tous les types de pages web sans avoir à parcourir la (très) longue liste d’extensions et de protocoles mise en place avec Windows 11. Reste cependant que le choix du navigateur par défaut pour ouvrir les requêtes web système et les liens du module Widgets n’est pas encore offert à l’utilisateur.

Réapparition surprise d'un bouton unique pour configurer son navigateur par défaut ©Microsoft

On peut enfin émettre l’hypothèse que Microsoft se contrefiche d’être épinglée par les autorités anticoncurrentielles. Les différents procès intentés contre l’entreprise auront au mieux soutiré quelques centaines de millions de dollars à une multinationale qui en pèse aujourd’hui 2000 milliards, au pire obligé la société à collaborer avec la concurrence. Dans tous les cas, le succès d’Internet Explorer au début des années 2000 aura démontré que la stratégie d’écrasement mise en œuvre par Microsoft valait largement le coup de fâcher le département de la Justice des États-Unis et la Commission européenne.

Quoi qu’il en soit, malgré la mise en place de mécanismes similaires à ceux des années 1990, il n’est a priori pas encore question de plaintes, poursuites et procès. On pourrait être tenté de croire qu’Edge ne représente pas encore réellement de menace pour la concurrence puisqu’il ne cumule que 9,53% de parts de marché mondiales sur PC, loin derrière Chrome et ses 66,36% de pdm. Il s’agit pourtant du troisième navigateur le plus utilisé sur desktop, talonnant Safari (9,82% de pdm) pour la seconde place. Avec la sortie de Windows 11, de nombreux acteurs du web, parmi lesquels Firefox, Opera et Vivaldi, ont par ailleurs partagé leur mécontentement et leurs craintes concernant les pratiques anticoncurrentielles de plus en plus agressives portées par Edge. Affaire à suivre, donc.