Cette semaine votre chronique NEO•Classics replonge dans l'atmosphère enfumée des salles d'arcade des années 90, lorsqu'un nouveau phénomène éclipsa les bornes à succès de l'époque. Son nom : Killer Instinct, improbable rejeton né de l'association entre Rare et Nintendo, deux sociétés à l'époque pas franchement connues pour leurs mauvaises manières…
Aux antipodes de la bataille des téraflops, de la 4K et des 60 fps, NEO•Classics vous propose un retour vers les origines du jeu vidéo. Du titre 2D en gros pixels au moins lointain jeu à la 3D hésitante, cette chronique vous invite à (re)découvrir les pépites vidéoludiques qui ont ouvert le monde au 10ème art...
En 1994, j'ai alors treize ans et une borne démentielle vient soudainement éclipser les Mortal Kombat III, Samurai Shodwon et autres autres Super Street Fighter II dans la salle de jeux du coin : Killer Instinct. Stupéfaits, tous les craqueurs de pièces de dix balles que comptent les environs
s’agglutinent autour du monstre et s'en émeuvent dans la langue de l'époque : « trop d'la bombe ! ». Enjôleuse, la bête nous vend de la prouesse graphique du futur et l'intro nous invite presque à économiser sur notre budget bonbecs et cartes DBZ en clamant d'une voix virile : « Available for your home in 1995 only on Nintendo Ultra 64 ! ».
Pendant toute une année scolaire, je sèche cours après cours (désolé Maman !), développant sans cesse de nouvelles techniques d'exfiltration,
grappillant dix balles par-ci, cinq balles par-là, pour me rendre le plus souvent possible auprès de l'objet de ma fascination et faire monter mon pseudo à trois lettres au classement des combos d'Orchid. Des mois durant, je ne pense qu'à ça, révisant mes combos en salle de classe en dessinant les six boutons du panel de la borne sur mes feuilles de cours pour m'exercer à réaliser les interminables séquences de coups. Résultat, j'ai repiqué ma 4ème mais 1994 et 1995 resteront gravées dans ma mémoire parmi mes plus glorieuses années de joueur.
Merci Rare !
Car oui, c'est bien le studio à qui l'on doit Donkey Kong Country et Battletoads qui se cache derrière ce jeu de bagarre tout feu tout flamme. Lorsque Nintendo décide de placer ses billes sur le studio britannique, l'investissement considérable pour faire l'acquisition des stations Silicon Graphics et des logiciels de développement se doit d'être rentabilisé par plusieurs jeux. Parallèlement à Donkey Kong Country, Rare présente donc un second projet à Nintendo, un jeu de combat alors baptisé Brute Force.
Seulement Rare n'a encore jamais produit de jeu du genre et l'ébauche
présentée à Ken Lobb de Nintendo of America ne convainc pas tout à fait ce dernier. Par chance, Lobb est un grand amateur de jeux de combat et a lui-même longuement gambergé sur un système de jeu qui lui a été inspiré par deux personnages de SNK : Dragon de World Heroes et Kim Kaphwan de Fatal Fury.
Le premier dispose d'un coup normal délivrant deux hits et lui inspirera ce qui deviendra le système de auto-double de Killer Instinct : après un coup dit "opener" chaque coup normal compte double, permettant ainsi de déployer des combos à rallonge. Le second dispose d'une technique baptisée Desperation Move, un combo furieux et spectaculaire qui servira de référence aux fameux ultra combo de Killer Instinct. C'est à partir de ces deux idées fondatrices que Rare se met alors au travail pour élaborer le gameplay de son titre.
Une avalanche de marrons chauds dans la face
Le studio britannique élabore un premier jet à partir d'un seul personnage, le ninja Jago, qui devait à l'origine servir de modèle générique pour tester la motion capture. Partant des idées de Ken Lobb, Rare élabore un premier combo mais quelque chose manque encore pour vraiment souligner l'impact et la sauvagerie de ce tout premier enchaînement de coups : le son. Le studio met donc la charrue avant les boeufs et ébauche un premier sound design. Le résultat est à ce point réussi que l'équipe passe un coup de fil à Ken Lobb, rentré aux Etats-Unis, à 2h du matin pour le lui faire écouter. Selon Ken Lobb, c'est à partir de ce moment-là que Rare s'est véritablement emparé du projet et que le Killer Instinct que nous
connaissons aujourd'hui est né.
Rare enrichit le système de jeu imaginé par Ken Lobb en introduisant de
nouveaux concepts clefs. Un peu comme si Lobb avait commencé une
phrase et que Rare l'avait terminée. L'opener démarre le combo, l'auto double le poursuit, mais après ? Rare imagine donc des coups
spéciaux dit linkers permettant de prolonger le combo après l'auto
double, et des finishers qui, comme leur nom l'indique, concluent la
séquence de coups. C'est une véritable grammaire que développe le
studio, avec une syntaxe qui se déploie généralement comme suit :
Opener > Auto Double > Linker > Auto Double > Finisher. À
cela s'ajoutent bien évidemment les célèbres ultra combo mais
aussi la possibilité de jongler avec son adversaire une fois
celui-ci dans les airs.
Heureusement, Rare imagine un pendant défensif à tout cet arsenal de coups dévastateurs. Pour se sortir du rôle de punching-ball, le studio
introduit ainsi une technique salvatrice : le combo breaker. Il s'agit d'un contre permettant d'interrompre une séquence de coups, à placer durant une attaque adverse en utilisant la même valeur de puissance – faible, moyen ou fort – que cette dernière. Pas évident de prime abord, puisqu'il faut apprendre à reconnaître la puissance du coup porté par l'adversaire, mais redoutable une fois maîtrisé.
Fracture nette de l'oeil et du tympan
Rare tient donc son système de jeu et il ne lui reste donc plus qu'à faire tourner ses stations Silicon Graphics à plein régime. De ses prémisses à la conception de la borne qui accueillera le jeu, Killer Instinct n'aura nécessité qu'à peine plus de 10 mois de développement. Ken Lobb raconte ainsi que la création du casting du jeu s'est faite personnage après personnage, du design à l'équilibrage, jusqu'à parvenir à ce trombinoscope bigarré puisant dans de multiples références tels Jason et les Argonautes pour les personnages de Spinal et Eyedoll, Terminator 2 pour celui de Glacius ou encore un vieux titre d'Ultimate Play the Game (ancêtre de Rare) pour celui de Sabrewulf.
Visuellement, le titre est une colossale giffle à l'époque. On avait presque l'impression d'interragir avec un film en image de synthèse ! Tous les joueurs d'alors gardent ainsi en mémoire les morphing de Cinder, Glacius ou Orchid, le niveau démentiel de Sabrewulf ou encore les pluies de particules à chaque endokuken lancé par Jago.
Le sound design du jeu est aussi pour beaucoup dans l'attrait qu'il suscitait chez les curieux s'aventurant dans les salles d'arcade. Dès la porte franchie, Killer Instinct criait si fort que l'on entendait plus que lui. Impossible de passer à côté sans être captivé, presque sidéré, par ce
fort en gueule qui obnubilait déjà la plupart des habitués des lieux. Le commentateur et ses exclamations tonitruantes et les cris, pour ne pas dire les hurlements, accompagnant chaque coup porté ou reçu, se confondaient en une cacophonie rageuse et quasi hypnotique.
Un tour de grand huit ébouriffant…. et après ?
Mais reconnaissons-le : avec le recul, en dehors de sa belle gueule et de son exubérance, Killer Instinct fait pâle figure face aux ténors du genre venus du Japon. Un ami me l'a d'ailleurs fait remarqué des années plus tard, à peu près en ces termes : « des années après, tu te mets aux jeux
de combat de manière intensive et tu te prends une autre gifle
monumentale en découvrant que ces chef-d'œuvres vénérés de
ton enfance, les Mortal Kombat et autres Killer Instinct... étaient
des jeux de combats archi-pourris programmés par des mecs qui
n'avaient strictement rien compris aux principes de base régissant
ce style de jeux ».
La sentence est peut-être un peu rude certes, mais force est de reconnaître qu'il n'a pas tout à fait tort : mind-game inexistant, coups normaux parfaitement inutiles, sauts flottants sans le moindre intérêt
offensif, le plaisir de jeu procuré par Killer Instinct résidait seulement dans l'apprentissage et la récitation de combos aux nombreuses ramifications et du timing serré des combo breakers. D'ailleurs le jeu se pratiquait surtout en solo pour la performance et rarement en un contre un, preuve s'il en est que son intérêt reposait avant tout sur son sens du spectacle.
Mais qu'importait alors aux sales gosses adeptes de l'école buissonnière
que nous étions à l'époque ! Killer Instinct nous a fait rêver et l'effervescence qu'il provoqué des mois durant dans la salle d'arcade de ma petite bourgade restera à jamais gravé dans ma mémoire.