Les réseaux, plateformes et technologies du numérique ont, ces dernières années, bousculé la vie des internautes et mobinautes du monde entier. Le numérique est aussi devenu un des leviers utilisés par des États qui n'hésitent plus à mêler technologies et diplomatie. Mercredi, Clubic est allé à la rencontre de Julien Nocetti, pour discuter de ces passionnantes questions.

Julien Nocetti, professeur aux Ecoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan et à la Rennes School of Business, chercheur à GEODE et chercheur associé à l'IFRI (Institut français des relations internationales), est un spécialiste des problématiques internationales. Sensible aux questions relatives au numérique mondial, l'enseignant-chercheur dispose d'une réelle expertise quant aux enjeux des outils numériques sur les relations entre les États. Avec lui, et pour tenter de discuter des conséquences du numérique sur la géopolitique, nous avons évoqué le cas Huawei, géant des nouvelles technologies mais aussi symbole de la crise sino-américaine actuelle ; nous avons également évoqué les enjeux de la 5G sur le plan international ; et la position de la Russie, qui a fait son choix entre le militaire et les nouvelles technologies.

Une rencontre qui a eu lieu lors des Assises de la sécurité édition 2020, à Monaco, mercredi 14 octobre.

L'interview géopolitique de Julien Nocetti

Clubic : Une commission parlementaire britannique a déclaré, le 8 octobre dernier, détenir des preuves des liens profonds existants entre Huawei et Pékin. Julien Nosetti, qu’est-ce que vous pensez de cela ? Pourquoi ne disposons-nous pas encore de ces fameuses preuves ?

Julien Nocetti : C'est tout l'enjeu de cette affaire Huawei, dont on parle déjà depuis deux ans, avec l'arrestation de la directrice financière du groupe et fille du fondateur (Meng Wanzhou, ndlr.). Il y a, depuis, des rapports de force très brutaux entre Américains et Chinois sur la 5G, sur Huawei, qui concentre jusqu'à présent l'essentiel des griefs américains et des tensions avec les pays européens. La Grande-Bretagne est peut-être l'exemple du pays le plus occidental louvoyé dans ce positionnement vis-à-vis de la Chine. Londres a pris la tête d'une initiative diplomatique, le D-10, coalitions de pays démocratiques qui associent également l'Inde, le Japon ou la Corée du Sud dans une sorte de croisade vertueuse contre la technologie chinoise et contre Huawei, mais pas seulement Huawei, car sont aussi concernés les leaders chinois de la reconnaissance faciale, qui s'exportent de plus en plus à l'international.

Le Royaume-Uni associe des considérations de sécurité nationale avec, en arrière-plan, sa relation avec Washington, et un enjeu diplomatique plus traditionnel, qui est de savoir comment tisser les coalitions au milieu de toutes ces tensions sino-américaines.

« Huawei a bénéficié de crédits très préférentiels des banques publiques chinoises, souvent à taux zéro »

On sait que la firme de Shenzhen est soutenue, protégée par l’État chinois, par le régime de Xi Jinping. Mais dans quelle mesure ? Sait-on, aujourd’hui, à quel point Pékin soutient Huawei ?

Il y a, d'une part, des liens toujours étroits entre ce type d'acteurs, Huawei étant un champion national qui s'exporte depuis bien longtemps, et des partis politiques. Vous avez, d'une part, la présence de cadres du parti souvent au niveau de la direction, qui veillent au respect des consignes du parti au sein de ces grands acteurs nationaux, qui peuvent être sujets à des influences potentiellement néfastes.

L'autre côté, c'est l'aspect financement. Tout cela s'est fait par l'octroi, par des banques publiques, de crédits très préférentiels, souvent à taux zéro, qui ont largement favorisé la croissance et l'expansion à l'export de Huawei.

Huawei

Orange a pris d’importantes décisions en Europe ces dernières semaines sur le pan de la 5G. Orange France a dû jeter l’éponge avec Huawei fin septembre, au profit de Nokia et Ericsson, tout comme Orange Belgium pour la Belgique et le Luxembourg, plus récemment. Huawei a-t-elle un avenir en France et en Europe ?

En fait, l'Europe est peut-être l'enjeu et le théâtre de cette rivalité technologique sino-américaine. C'est un aspect dont on a pris conscience, un peu avec retard, en 2019.

Pour Huawei, l'Europe est le principal relai de sa croissance internationale, dans la double dimension réseau/smartphones, smartphones dont l'entreprise est encore leader international, malgré les sanctions américaines. Le continent est sujet à de multiples batailles d'influence, pris en étau entre les États-Unis et la Chine, avec des acteurs chinois qui veulent renforcer leur présence sur le territoire. Cela se fait par le biais des nouvelles routes de la soie, qui reposent sur un volet numérique extrêmement important, avec l'implantation de data centers, de câbles sous-marins.

Côté américain, il y a une volonté de maintenir ce leadership technologique, donc de conserver l'Europe dans un giron numérique. L'Europe subit, d'une certaine manière, toutes ces tensions.

« l'Europe est peut-être l'enjeu et le théâtre de cette rivalité technologique sino-américaine »

Qu’est-ce qui explique que l’Europe n’arrive pas à faire émerger un concurrent digne de ce nom, malgré la présence de Nokia et Ericsson ?

Il y a bien deux acteurs majeurs, Nokia et Ericsson. Ils ont connu, chacun à leur manière, des difficultés de gouvernance largement réorganisées au fil des ans. Aujourd'hui, Ericsson a peut-être davantage la main, d'un point de vue européen, en matière de contrat et d'expertise. Vous avez une Commission européenne qui a un gros portefeuille dédié aux questions numériques et technologiques, qui a conscience de l'urgence à pouvoir disposer d'acteurs de taille suffisamment critique pour peser dans cette concurrence mondiale et ne pas subir les tensions.

Trois faiblesses subsistent : une faiblesse industrielle, une faiblesse de financement, les Européens ne pouvant pas s'appuyer sur du capital-risque aussi puissant que les capitaux-risques américains et chinois, et un manque d'homogénéité politique au sein de l'Union européenne. Cela pèse très largement dans les grands débats européens sur ces thématiques. Côté français, on met souvent l'accent sur le besoin d'un « Airbus numérique » ou d'un « Google européen ». Mais l'enjeu doit être déplacé sur les trois chantiers évoqués.

Ce qui me frappe, c'est le recours assez soutenu à l'expression de souveraineté numérique européenne. Celle-ci a, pendant très longtemps, été quasiment bannie du langage bruxellois par la Commission et le Parlement. Aujourd'hui, les choses ont évolué, et le dossier de la 5G et la rivalité sino-américaine depuis 2019 ont pesé sur cette évolution sémantique.

Est-ce que la 5G est une faiblesse pour l'Europe ?

La 5G peut être une faiblesse, une vulnérabilité s'il y a une dépendance totale vis-à-vis d'un seul fournisseur ou si l'Europe subit les tensions sino-américaines. Il y a encore un positionnement entre trop timoré sur cet enjeu de la 5G en Europe.

« On n'aurait jamais pensé que des réseaux sociaux comme TikTok puissent avoir une importance aussi sensible, aussi géopolitique »

Huawei (mais aussi ZTE) est le symbole d’une lutte sino-américaine économique, par le prisme de la technologie. Il y a également TikTok, (100 millions d'utilisateurs aux États-Unis) ainsi que WeChat. Le numérique semble être devenu, aujourd'hui, une véritable arme dans les conflits entre nations. Jusqu’où peut-on aller ?

On a vraiment l'impression qu'une grande partie des enjeux géopolitiques se sont déplacés vers ce terrain numérique. C'est une évolution majeure portée par notre ultra-dépendance numérique, qui s'est renforcée avec la COVID-19. On a l'impression qu'une partie majeure des relations internationales a pour enjeu la maîtrise numérique, la maîtrise des données et des infrastructures. On ne pourra pas revenir en arrière.

Quelques pays l'ont vite compris, comme la Chine et les États-Unis. L'Europe est aussi une puissance à part entière du cyberespace, avec des acteurs nationaux (Grande-Bretagne, France voire Allemagne) qui ont des capacités tout à fait notables. Il y a des acteurs nationaux qui ont des relations très étroites et très complexes entre eux. Au milieu de tout cela, des acteurs privés sont parties prenantes de cette conflictualité cyber. C'est quelque chose d'assez inédit, ces relations internationales. On n'aurait jamais pensé que des réseaux sociaux comme TikTok puissent avoir une importance aussi sensible, aussi géopolitique.

Peut-on imaginer une fin à ce conflit, où durera-t-il jusqu’à ce que l’une des deux nations tombe « K.O. », les données et la technologie devenant de plus en plus précieuses ?

Il y a plusieurs sujets à évoquer. Le premier, c'est l'ambition de ce que l'on appelle un découplage technologique, entre les États-Unis et la Chine, qui aboutirait à deux grands blocs technologiques. C'est un risque majeur, sachant que la technologie s'est toujours affranchie des régimes de bloc, y compris pendant la guerre froide.

Aujourd'hui, on a bien l'impression que ces logiques de bloc se produisent à un rythme assez soutenu ; on a aussi le sentiment qu'en tant qu'Européens, on a du mal à y voir très clair et à pouvoir peser dans cet affrontement.

Tout peut être mis en cause. Nous avons l'exemple des semi-conducteurs, les fameuses puces électroniques, qui intègrent de plus en plus l'IA et qui font figure d'enjeu très symbolique de ces tensions sino-américaines, parce qu'elles sont omniprésentes dans nos appareils. Les principaux décrets votés par le président américain ont tendance à remettre en cause la fluidité des chaînes d'approvisionnement. Tout ça est susceptible de rebattre les cartes entre les grands acteurs technologiques.

« Le risque des manipulations d'informations […] prendra de l'importance avec le développement de l'IA et du deep fake »

Un second risque, c'est celui des manipulations d'informations. Les élections américaines de ces prochaines semaines montreront bien tout cet enjeu de la maîtrise de l'information et du fait de ne pas subir des campagnes d'influence de l'étranger. D'autres acteurs sont aussi parfois accusés de mener des campagnes d'influence, comme la Russie. On a beaucoup parlé de la Russie en 2016, mais aussi du poids des réseaux d'extrême droite américaine. C'est un risque majeur qui prendra de l'importance avec le développement de l'IA et du deep fake, où les manipulations pourront avoir un effet politique ravageur.

planète cybersécurité

Quel rôle joue la Russie là-dedans ?

La Russie n'a pas de rôle dans ce conflit. Elle sait que le rapport de force se joue autour des enjeux sino-américains. En matière technologique, la Russie accuse certaines faiblesses. Elle ne dispose pas d'acteurs économiques suffisamment importants pour pouvoir s'exporter, malgré Yandex, qui reste cantonné au marché national, ce qui est une faiblesse.

La Russie s'est engouffrée dans une démarche nationale du cyberespace russophone. Elle concentre davantage ses efforts dans des secteurs de niche. Pour le pays, l'aspect militaire a pris le pas sur le cyber.

Pourtant, la Russie a perturbé la campagne présidentielle de 2017. Et la crainte que cela se reproduise en 2022, à plus forte échelle encore, semble bien réelle…

Il y a bien évidemment la crainte que ce type d'interférence se renouvelle en 2022, à la fois pendant la campagne, bien amont du scrutin, et pendant le vote.

En 2017, l'interférence ne fut effective que durant l'entre-deux tours. Mais d'autres acteurs ont intérêt à perturber le fonctionnement électoral d'un pays. La Chine et les USA peuvent avoir des ambitions à peser sur le scrutin. Tout dépendra du contexte politique de fin 2021 ou début 2022.

La cybersécurité, il y a des années, restait limitée dans son impact. Aujourd'hui, les entreprises sont frappées, même les plus grandes, et les États se transforment carrément en acteurs de la cybercriminalité. Cette cybercriminalité d'État est-elle inquiétante ?

C'est un problème majeur. Il y a un retour en force des États dans le cyberespace. Mais ce n'est pas pour autant que les acteurs privés sont absents, loin de là.

Les États ont un poids qu'ils n'avaient pas dans le cyberespace il y a quelques années. En 2017, les attaques WannaCry ont eu un impact majeur sur certaines économies, il ne faut pas l'oublier.

La pandémie de COVID-19, et la recherche de vaccin qui en découle, sont devenues des sources d’inspiration pour les pirates informatiques mais aussi pour les États, la Russie ayant même, selon l’agence de surveillance électronique britannique, diligenté une attaque sur l’Université d’Oxford, qui travaille à la recherche d’un vaccin. Les services de renseignement américain et canadien ont aussi accusé la Russie et le groupe bien connu APT29 ou Cozy Bear d’avoir tenté de voler des données de recherche afin de développer leur propre vaccin plus rapidement. La Chine et l’Iran auraient de leur côté ciblé les Etats-Unis. Selon vous, est-ce que les hackers joueront un rôle dans le futur vaccin contre la COVID-19 ?

Il est risqué de s'avancer sur une telle question et un tel enjeu. Les hackers sont des acteurs aussi indispensables que le sont les espions pour les États. Il n'est pas surprenant qu'ils servent à de telles actions occultes dans l'objectif de défendre les intérêts nationaux d'un État. Il n'est pas surprenant non plus que des hackers russes, chinois, européens, orientaux ou américains se saisissent de l'enjeu pour être les premiers à développer un vaccin. Le pays qui parviendra à commercialiser le premier un vaccin aura, quoi qu'il arrive, un avantage tout à fait notable sur les autres.

Il est souvent question, ces dernières années, d'identité numérique. Certains pays, comme l'Estonie, présentent une infrastructure totalement dématérialisée. Cela n'incite-t-il pas au piratage entre États ?

Plus on accroit notre présence en ligne, plus on dépend du numérique et plus on va accroître de façon mécanique notre vulnérabilité. D'une certaine manière, on tisse les fils de notre propre dépendance et exposition aux risques. Tout l'enjeu est de les réduire au maximum, ce qui fait l'objet de négociations diplomatiques entre différents États.

Merci Julien Nocetti pour toutes vos réponses. Bonne continuation !

Merci beaucoup.

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