Pour renouer avec l'exploration du système solaire, la Russie avait choisi une mission aux objectifs extrêmement ambitieux : ramener des échantillons de Phobos, l'une des deux lunes de Mars, sur Terre. Un plan complexe qui aurait peut-être pu réussir… si le véhicule avait pu quitter l'orbite terrestre.
Une catastrophe assez internationale.
Il faut bien penser à Phobos
Après un florilège de missions durant les années 60, 70 et 80, l'éclatement de l'Union soviétique et la santé budgétaire de la jeune Russie ne lui permet pas de grandes ambitions dans le domaine de l'exploration planétaire. Pire, la mission Mars 96, sans doute la plus ambitieuse de sa décennie, échoue avant de quitter l'orbite terrestre pour se rendre vers la planète rouge. Mais au tournant des années 2000, les ambitions peuvent à nouveau se concrétiser. Et tandis qu'on aurait pu attendre une mission aux ambitions peut-être un peu plus mesurées, la Russie annonce en 2005 la mission Phobos-Grunt. Objectif ? Rien de moins qu'aller étudier Phobos, se poser à sa surface, collecter des échantillons puis les ramener sur Terre ! Même si le concept est déjà à l'étude depuis plusieurs années chez NPO Lavochkine, qui sera chargé de concevoir et assembler la sonde, la mission est extrêmement complexe. Au moment de cette décision, les seuls échantillons ramenés sur Terre sont ceux prélevés sur la Lune…
Le plus imposant des deux satellites de Mars est l'objet d'un grand nombre de questions de la part des astrophysiciens et planétologues. S'agit-il d'un astéroïde capturé ? D'un morceau de Mars éjecté ? D'une protoplanète ratée ? Les informations sur sa surface et sa densité sont d'autant plus intéressantes qu'un jour (lointain, rassurez-vous) Phobos, qui n'est en orbite « qu'à » 6 000 km d'altitude au-dessus de Mars, se désintégrera sous l'influence de cette dernière ! L'URSS, en son temps, avait déjà envoyé deux missions vers cette lune d'environ 23 km de diamètre, sans succès déterminant.
Reste que l'étude n'est pas facile : les paramètres de Mars et Phobos rendent l'approche complexe (pratiquement impossible de l'orbiter). Phobos-Grunt, dans l'agenda très chargé de la mission, doit d'abord entrer en orbite elliptique autour de Mars, puis étudier Mars et Phobos avant de « suivre » la lune et s'y poser. Le tout avec les contraintes liées à la distance : approche et atterrissage entièrement automatisés, puisque les échanges de communication prendraient trop de temps.
Phobos-Grunt, en théorie
La surface de Phobos n'est pas non plus un environnement particulièrement accueillant. Lorsqu'elle aurait touché le sol, Phobos-Grunt aurait dû allumer des propulseurs pour ne pas rebondir : la gravité y est absolument minimale… Par contre, comme on ne connaît pas la teneur du sol, elle aurait aussi pu s'y enfoncer ! Et ce n'est pas tout. La mission aurait alors tenté de remplir un petit boitier cylindrique avec environ 200 grammes de matière, placé ensuite sur le centre de la plateforme d'atterrissage, dans un petit véhicule qui deviendrait autonome. Décollant à l'aide de ressorts (pour ne pas « griller » le reste de la mission), ce dernier aurait ensuite pris le chemin de la Terre, pour y larguer une capsule de 11 kg essentiellement constituée d'un bouclier de rentrée atmosphérique et d'un parachute.
Atterrissant dans le désert kazakhe un peu moins de 3 ans après son départ, la mission Phobos-Grunt aurait alors représenté un incroyable retour de la Russie au premier plan de l'exploration interplanétaire. Mais pour cela, chaque étape de la mission était cruciale et ne supportait pas la moindre erreur.
De l'équipement et une sonde chinoise
Phobos-Grunt est équipé d'un étage de croisière directement issu de Fregat, le « standard » d'étage supérieur russe : équipé d'ergols stockables, ce dernier dispose d'un moteur capable de se rallumer à de nombreuses reprises. Pour la mission vers la lune de Mars, son rôle est capital… Non seulement il faut qu'il termine la mise en orbite terrestre juste après le lancement, mais aussi le départ pour Mars, les corrections de trajectoire sur le chemin et, dernière tâche mais non des moindres, l'entrée en orbite autour de la planète rouge ! Phobos-Grunt elle-même pèse environ 1 650 kg, est alimentée grâce à ses panneaux solaires et transporte 50 kg d'équipements scientifiques, dont des participations internationales allemandes, biélorusses, italiennes, polonaises et françaises. Caméras, spectromètres, chromatographes pour l'analyse des gaz, radar, la mission est bien équipée !
En plein développement de Phobos-Grunt, la nouvelle fait grand bruit en mars 2007 : la Russie signe un accord avec la Chine pour emmener le petit orbiteur Yinghuo-1 vers Mars sur la plateforme de Phobos-Grunt. Grand « cube » de 75 cm de côté, la sonde chinoise se serait séparée en orbite de Mars, devenant la première mission interplanétaire chinoise. Elle était chichement équipée, avec une petite caméra et de quoi étudier l'environnement magnétique extérieur de Mars, mais l'opportunité était trop belle pour ne pas profiter du voyage pour un véhicule de 115 kg.
Décollage réussi ! Par contre après…
S'il fut impossible de viser la « fenêtre » de tir pour Mars de 2009, les équipes russes réussissent à boucler le projet pour celle de fin 2011. De l'autre côté de l'Atlantique, aux Etats-Unis, la NASA prépare aussi sa propre mission ambitieuse… Curiosity. Mais le lancement de Phobos-Grunt interviendra plus tôt, le 8 novembre. Le lanceur Zenit décolle dans la nuit de Baïkonour, et envoie après quelques minutes de vol l'ensemble sur une orbite de « parking » autour de la Terre, entre 207 et 347 kilomètres d'altitude. Jusque-là, tout se passe bien, et Phobos-Grunt, équipé de son étage de croisière, est correctement déployé. Malheureusement, la mission tourne court dès l'étape suivante. Car son moteur devait être allumé deux fois pour former tout d'abord une orbite elliptique autour de la Terre, puis quitter son orbite et entamer son trajet pour Mars. Comble de difficulté, les manœuvres devaient être réalisées hors de portée des antennes de réception russes. Aussi, lorsque la sonde n'est pas à l'endroit où elle devait être, les équipes ne peuvent réagir tout de suite.
Enchaînement de problèmes
Bien vite, la Russie arrive tout de même à déterminer que le moteur de l'étage Fregat modifié pour la mission ne s'est pas allumé. Problème supplémentaire, même si Phobos-Grunt semble avoir effectivement étendu ses panneaux solaires, les équipes ne peuvent établir un contact avec la sonde dans les deux sens. Différents plans sont établis pour communiquer avec la sonde, pour envoyer la commande nécessaire à l'allumage des moteurs… Sans succès. Occasionnellement, et grâce à de nombreuses tentatives de l'ESA, quelques paquets de données sont transférés vers le sol jusqu'au 24 novembre, mais rien qui permette de débloquer la situation. Phobos-Grunt se désintègre dans l'atmosphère terrestre le 15 janvier 2012. La cause exacte de ce terrible échec semble établie, la commission d'enquête concluant à une erreur de programmation générant un redémarrage de l'ordinateur de bord… Mais au cours du temps, responsables et politiciens russes ont évoqué des hypothèses plus exotiques.
Phobos-Grunt restera un retentissant revers pour le programme d'exploration planétaire russe. L'administration ne s'engagera vers un autre projet vers la planète rouge qu'en s'associant à l'agence spatiale européenne pour le projet ExoMars, tandis que les missions « en solo » sont repoussées à plus tard. A ce jour, la mission d'exploration Luna-25, qui est censée atterrir sur la Lune, devrait décoller soit en octobre 2021 soit au printemps 2022. En Chine aussi, cet échec résonnera puissamment. Le pays attendra d'avoir beaucoup plus de moyens et d'ambitions pour tenter à nouveau d'aller autour de Mars… Avec l'énorme succès qu'on connait de la mission Tianwen-1, et son rover Zhurong qui s'est posé à la surface.