Dans une atmosphère électrique, le fondateur de SpaceX balaie d'un revers les problèmes de son entreprise… Et se lance dans une explication détaillée de sa vision de la colonisation de Mars : un lanceur géant, des milliers de vaisseaux interplanétaires et de voyages. Malgré quelques ricanements, SpaceX s'engage dans les travaux.
Cinq ans plus tard, la finalité fait toujours débat.
Une « promesse » qui fait date
En septembre 2016, SpaceX ne va pas très bien. L'entreprise vient de subir son deuxième échec en deux ans, avec une explosion lors d'un test sur le site de lancement qui vient aussi de détruire une partie du pas de tir LC-40 à Cape Canaveral. Le lanceur Falcon 9 est au sol, la NASA s'inquiète et la très imposante fusée Falcon Heavy est retardée à 2017 au moins. Les concurrents n'hésitent pas à rappeler que leurs lanceurs sont plus fiables, et surtout que les rêves de l'entreprise et de son fondateur de réutiliser les lanceurs prendront encore plusieurs années et coûteront très cher… s'ils ne mettent pas au tapis les satellites de leurs clients. 27 jours après la dernière catastrophe, Elon Musk doit prendre la parole pour ce qui est la conférence la plus attendue de l'IAC, la « grand-messe » du spatial, qui a lieu en 2016 à Guadalajara, au Mexique. La grande majorité des observateurs attendent le patron de SpaceX pour qu'il évoque Falcon 9, l'enquête sur les échecs, les essais de réutilisation…
Dans l'audience (avec une affluence record), de nombreux « fans » et visiteurs sont venus car selon la rumeur, Elon Musk devrait aussi parler de son potentiel projet de long terme : Mars. Pourtant, même eux sont surpris lorsqu'il prend le micro après une petite introduction de Jean-Yves Le Gall, et entame directement son discours en voulant « faire de l'humain une espèce multi-planétaire ». L'exposé va durer une heure devant un auditoire mi-médusé, mi-fasciné. Car si le fondateur de SpaceX a déjà évoqué Mars comme raison d'être de SpaceX, il entre cette fois dans une nouvelle dimension.
Le voilà donc qui explique posément que pour faire face à une future catastrophe terrienne, il souhaite que la civilisation humaine s'exporte sur Mars. Que pour cela, il faudrait grosso modo un million d'habitants, et que c'est l'objectif vers lequel il a dirigé SpaceX. Et d'argumenter qu'il y aura donc besoin de gigantesques vaisseaux (environ un millier), totalement réutilisables et qui atteindront Mars en 2 mois de trajet pour des allers-retours réguliers pendant au moins 40 ans.
« I have a dream »
Le plus sérieusement du monde, il décrit son futur véhicule pour transporter au moins 100 personnes par trajet, montre le tout premier essai du moteur Raptor au méthane, parle du projet Red Dragon et de la possibilité, in fine, de viser n'importe quelle surface solide de notre Système solaire. Si possible rapidement : une diapositive reste pour la postérité avec un agenda de développement indiquant les premiers vols de l'ITS (Interplanetary Transport Ship) vers Mars en 2022… Mais Elon Musk ne tient pas à s'engager sur une date. Il le dit même : « si tout se passe idéalement, nous pourrons y aller [sur Mars] d'ici dix ans, mais je n'y compte pas trop », arguant en revanche qu'il s'agit de sa priorité première, ainsi que celle de l'entreprise. Au risque de faire faillite sans y arriver.
Elon Musk n'est pas John Kennedy, et l'exposé de Guadalajara n'est pas le discours de Rice. Mais sur le moment, il est surtout compris de façon très différente selon ses auditeurs. Un nombre importants de fans semblent immédiatement convaincus qu'il s'agit de la grande révélation, et que l'ITS va prendre corps pour devenir la référence d'un nouvel âge spatial (il faut dire que la présentation inclut une vision à 200 000 dollars le ticket vers Mars…). Pour les autres, les réactions varient.
Dans l'industrie, par exemple, une majorité d'acteurs balaie le discours pour rappeler que SpaceX est alors cloué au sol, et que cela fait bientôt 6 ans qu'Elon Musk a promis la mise en service de Falcon Heavy sans livrer. Alors Mars… Une partie de la presse reprend les éléments de la présentation, en particulier les plus tangibles. Car évidemment, évoquer les milliers de vaisseaux de transports interplanétaires et la planète Mars mi-rouge mi-verte derrière le patron milliardaire (terraformation, parce que pourquoi pas), c'est peu réaliste.
La présentation à l'assaut de la réalité
C'est peu réaliste… Mais en fin de compte, si la présentation de Guadalajara est restée dans les esprits, c'est bel et bien parce qu'elle a fixé le cap. Pas spécialement pour Elon Musk, qui n'a pas manqué de projets ces 5 dernières années, mais bel et bien pour SpaceX. Une fois le développement des dernières versions de Falcon 9 et Falcon Heavy terminées en 2018, l'entreprise, devenue par ses embauches l'une des trois plus grandes firmes mondiales du secteur spatial (9 500 employés environ), a orienté ses gigantesques ressources vers le développement de l'ITS. Enfin, du BFR, ou plutôt du duo qui s'appelle aujourd'hui Starship et SuperHeavy.
En effet, entre 2016 et 2019-2020, le design change aussi rapidement que le nom, le nombre de moteurs, leur puissance, la masse disponible pour la charge utile ou les matériaux utilisés. Ce qui révèle que l'aplomb avec lequel la solution était proposée lors de la présentation au Mexique était un peu surjoué : le projet était alors bien au stade de la planche à dessin. Reste que l'essentiel n'est pas dans le design de Starship aujourd'hui, mais bien dans la « mission » qu'Elon Musk a donné à ses équipes. Celle-là n'a pas vraiment changé.
Ce n'est pas pour aujourd'hui
Selon à qui on s'adresse, il est possible de voir le verre à moitié vide ou à moitié plein sur l'exposé plein de promesses d'Elon Musk. Car oui, il y a bien des éléments qui ont été remisés, voire mis aux oubliettes depuis. Comme le programme Red Dragon, qui visait à envoyer vers la planète rouge des capsules Dragon de nouvelle génération adaptées pour un atterrissage propulsif (avec les moteurs d'urgence situés dans les parois du module) pour tester les technologies sur place. Les « grandes avancées » des matériaux composite carbone nécessaires pour que Starship soit entièrement réutilisable n'ont pas eu lieu, et l'entreprise a changé début 2018 son fusil d'épaule, transférant tous ses efforts sur un alliage d'acier et des tuiles thermiques.
A bien (ré)écouter la conférence, beaucoup de choses ont changé… sauf que SpaceX a mis toutes ses ressources (et bien plus) sur la table. Ces cinq années ont vu une évolution majeure sur le sujet : il n'y a plus grand monde pour ricaner qu'il ne s'agit que d'une lubie de milliardaire qui ne sera jamais concrétisée. En tout cas, pas sur l'ensemble du discours. Pour certains, c'est encore un coup de poker ou une « promesse de plus ». Mais plus le temps passe, plus les investissements pèsent. Mars est encore loin, très très loin. Inatteignable, peut-être, dans les proportions que proposait Elon Musk. Mais les premiers tâtonnements sont déjà derrière eux.
Certes, le voyage habité vers Mars est autant une gageure aujourd'hui qu'en 2016, et ce n'est pas prêt de changer. Radiations, durée du voyage spatial, conditions de vie et utilisation des ressources sur place, terribles drames humains à prévoir, et même coûts pour « rendre l'espèce humaine interplanétaire » : rien ne peut supporter aujourd'hui la vision donnée à Guadalajara. Et bon nombre de scientifiques et d'experts préviennent que le défi sera si tentaculaire qu'il vaudrait peut-être mieux utiliser les ressources pour faire autre chose de plus constructif à la place.
Reste qu'aujourd'hui, le gigantesque vaisseau que promouvait Elon Musk est devenu une réalité. Il n'a pas « abaissé les coûts du voyage vers Mars de 5 millions de pourcent », et d'ailleurs il n'a toujours pas volé vers l'orbite. Mais chaque jour, plusieurs milliers d'ingénieurs, techniciens et ouvriers travaillent sur le sujet, et progressent. SpaceX emprunte chaque année plusieurs milliards de dollars pour soutenir Starship, Elon Musk s'est dit prêt à y dépenser sa fortune, et si les revenus de la constellation Starlink dépassent un jour les coûts de son déploiement, ils seront injectés dans Starship et l'aventure martienne.
Malgré la vidéo dans la présentation, les versions finales du moteur Raptor (continuellement amélioré) ne sont pas encore disponibles… mais ils les ont déjà testées, et la puissance est là.
Promesses, paroles ou réalité de la décennie ?
Ce narratif, auquel il n'est pas nécessaire d'adhérer (il est tout à fait possible aussi qu'il soit construit comme un objectif de très long terme uniquement en soutien du but commercial de l'entreprise), n'était pas spécialement caché avant 2016. Mais c'est sur la scène de Guadalajara qu'Elon Musk l'a formulée, expliquée, détaillée. Cette vision a déjà remodelé les objectifs de toute l'entreprise, l'une des plus puissantes du secteur. Par extension, elle a aussi reçu le support des pouvoirs publics avec des missions lunaires pour la NASA.
Reste à savoir à quel point elle sera concrétisée (le doit-elle seulement ? C'est un débat). Et pour vous, tiendra-elle l'épreuve du temps ?