eternal sunshine effacement mémoriel

Que feriez-vous si l’on vous donnait le pouvoir de gommer pour toujours certains souvenirs de votre mémoire ? Un ou deux rendez-vous en clinique, et hop, vous voilà débarrassé d’un souvenir difficile comme d’une vilaine carie. Science-fiction ? Oui… et non.

Que serait la science-fiction sans ses inventions qui nous fascinent ? Anticipations perspicaces de l’avenir ou véritables sources d’inspiration pour les scientifiques, certains de ces fantasmes technologiques ont transcendé la fiction pour accéder aux portes du réel. Dans Les inventions de l'imaginaire, nous vous parlons d’une technologie qui a d’abord été mentionnée dans une œuvre de science-fiction avant de faire son entrée au grand jour. Embarquez pour un voyage tantôt littéraire, tantôt cinématographique où l’imaginaire fait plus que jamais partie de la réalité…

Contrôler ce qui constitue sans doute la partie la plus intime et la plus mystérieuse de nous-même et qui échappe en grande partie à notre volonté, la mémoire, est un fantasme tout humain. Différents types de souvenirs cohabitent dans notre cerveau, des images précises y côtoient des films flous, des odeurs d’enfance, des scènes qui nous réchauffent et d’autres qui nous pèsent. Si l’on peut convoquer à soi des souvenirs, nous ne sommes pas toujours maître de leur apparition, ni de l’impact qu’ils ont sur notre vie.

How happy is the blameless vestal's lot!
The world forgetting, by the world forgot.
Eternal sunshine of the spotless mind!
Each pray'r accepted, and each wish resign'd;

Alexander Pope, Eloisa to Abelard

Pour remédier à cela, nous avons bien sûr la psychanalyse, qui tente de ramener de l’inconscient des souvenirs traumatiques pour nous aider à mieux les gérer, pour atténuer leur répercussion, mais cela demande souvent un travail long et difficile… Mais s’il était possible de supprimer à jamais de notre mémoire les morceaux de vie qui nous dérangent ou nous font souffrir ? C’est le propos d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind, un long métrage réalisé par Michel Gondry sorti en 2004.

eternal sunshine

Effacer ou ne pas effacer, that is the question

L’aspect malléable et instable de la mémoire est un
thème qui fascine et qui a beaucoup inspiré le septième art. Il faut dire qu’avec comme point de départ un homme qui n’a plus le moindre souvenir, le champ des possibles est grand ouvert et les situations cocasses à portée de main. La Maison du docteur Edwardes (1945) d’Hitchcock s’était déjà chargé de nous le prouver, mais c’est au début des années 2000 que les films sur le sujet se multiplient. Memento (2000), Mulholland drive (2001), La Mémoire dans la peau (2002) ou encore le sublime Homme sans passé (2002) et bien sûr Eternal Sunshine. Hasard ? Pas forcément.

Alimenté par les fantasmes de progrès à la venue du nouveau millénaire, l’imaginaire collectif fleurissait de rêves sur la post-humanité

Le début des années 2000 a en effet été le témoin de progrès importants dans la recherche en neurosciences avec plusieurs travaux sur la reconsolidation de la mémoire (un processus que nous expliquerons dans la seconde partie). On ne peut pas non plus exclure le fait que, durant cette période, alimenté par les fantasmes de progrès à la venue du nouveau millénaire, l’imaginaire collectif fleurissait de rêves sur la post-humanité, dont certains portaient immanquablement sur la tour de contrôle : le cerveau humain.

Dans Eternal Sunshine, il ne s’agit pas de soigner un trouble, comme – attention spoiler – c’est le but des recherches menées par la communauté scientifique, mais d’un sujet plus romanesque, une histoire d’amour, et des peines qui l’accompagnent. On y retrouve les excellents Kate Winslet et Jim Carrey en couple d’amoureux amnésiques.

« Clémentine Krouckinsky n’était pas heureuse. Elle voulait passer à autre chose. Nous offrons cette possibilité »

Choqué d’apprendre que Clémentine a fait appel à une société spécialisée dans l’effacement sélectif de la mémoire pour éradiquer toute trace de sa relation amoureuse avec lui (au point de ne même plus se souvenir de son existence), Joël décide à son tour de la rayer définitivement de son cerveau.

Lettre informant que Joel a été effacé de la mémoire de Clémentine

Une des particularités du film de Gondry est que cet effacement est une demande formulée par l’individu lui-même. Le personnage, en mutilant sa propre mémoire, espère faire cesser une souffrance et lui permettre d’avancer plus aisément. Si, grâce à un ancien président, on sait à présent que « mourir, c’est pas facile », quiconque a vécu des déboires amoureux sait par ailleurs qu’aimer, ça fait souffrir. Mais dans la réalité nous n’avons pas le choix, nous essayons tant bien que mal de composer avec nos émotions pour nous en sortir.

Aucun d’entre eux ne semble pourtant particulièrement lâche ou immature : c’est simplement qu’il y a d’autres options.

Dans cette société qui mis à part cette invention technologique ressemble en tout point à la nôtre, il semble particulièrement difficile pour les personnages d’affronter la réalité et d’accepter de passer par un épisode qu’ils savent douloureux. Aucun d’entre eux ne semble pourtant particulièrement lâche ou immature : c’est simplement qu’il y a d’autres options. La possibilité, dans un moment d’intense souffrance, de pouvoir tout arrêter rend la tentation trop forte, pis, cette solution radicale apparaît comme la seule issue. Demandez à un assoiffé de ne pas boire…

Nous sommes ainsi face à un problème éthique : doit-on mettre à disposition de la population une solution radicale destinée à être utilisée précisément lorsque notre faculté de jugement, et donc notre libre-arbitre, sont entamés par des émotions qui nous submergent ?

La reconsolidation, clé de voûte de la modification de la mémoire

Les recherches en neurosciences ont également pour but d'aider des personnes en grande souffrance, mais le mal dont souffre ces patients relève, lui, de la pathologie.

Si l'idée d'effacer des souvenirs a germé dans l'esprit de plusieurs générations de scientifiques et que des premiers tests concluant avaient déjà été effectué sur des rats dès 1968, lors de la sortie d'Eternal Sunshine, un traitement sur des humains n'était encore qu'une invention de l'imaginaire… Mais plus pour longtemps.

Neurones

En effet, moins de 10 ans plus tard, en 2013, des chercheurs de l'université Radboud de Nimègue aux Pays-Bas ont mené une expérience audacieuse sur 42 volontaires victimes de dépression. Le but était bien de supprimer définitivement des souvenirs pour que les malades puissent mener une vie plus sereine, mais ici il s'agissait de souvenirs traumatiques.

La reconsolidation, c'est comme une mise à jour d'un ancien souvenir

Avant d'aller plus loin, rappelons qu'un souvenir émotionnel se crée par l'activation de plusieurs réseaux de neurones : c'est la consolidation. Durant cette phase, le souvenir n'est pas encore fixé, il est malléable, et plus l'émotion ressentie face à une situation est intense, plus le souvenir sera inscrit profondément. Les personnes atteintes de stress post-traumatique subissent l'intrusion répétée et incontrôlable de leurs souvenirs les plus douloureux. Les espoirs sur une possible suppression des souvenirs viennent du concept de reconsolidation. La reconsolidation, c'est comme une mise à jour d'un ancien souvenir : lorsque nous repensons à événement passé, nous le réactualisons par la même occasion, le souvenir recouvre en effet une malléabilité avant de se figer de nouveau dans sa nouvelle version.

Joel sous les rayons du scanner

Les expériences menées par l'université néerlandaise partaient du principe qu'en s'attaquant à un souvenir lors de cette phase de reconsolidation, celui-ci pourrait être modifié par un élément extérieur voire entièrement détruit. Ils ont alors choisi d'intervenir sur le cerveau au moyen d'un traitement par électrochocs (ECT), soit précisément le procédé utilisé par la société Lacuna dans Eternal. De nos jours, l'électroconvulsivothérapie est surtout utilisée pour soigner les dépressions les plus graves. Ce procédé impressionnant, qui a d'ailleurs gardé mauvaise presse, consiste à envoyer de petites décharges électriques au cerveau via des électrodes placées sur la tête du patient.

« Il faut savoir qu’à chacun de nos souvenirs correspond un noyau émotionnel, et quand on détruit ce noyau, cela entraine la détérioration du souvenir »

Dr Howard Mierzwiak, in Eternal Sunshine of the Spotless Mind

Dans le film, il est nécessaire de déterminer les souvenirs à éliminer avant de procéder à l'intervention : Joël a d'abord été placé sous les rayons d’un scanner afin qu’une « carte » de son cerveau puisse être établie, enregistrant toutes les marques que les pensées liées à son ex-petite amie avaient laissées au plus profond de son crâne. Comme vous allez le constater, le procédé n'est pas tout à fait le même dans la réalité que dans la (science-)fiction.

Lors de cette expérience bien réelle par électrochocs, les 42 volontaires ont tous regardé deux séries de photographies anxiogènes. Une semaine plus tard, un des deux diaporamas à été rappelé à leur mémoire par un second visionnage. Les sujets ont ensuite été séparés en trois groupes. Les deux premiers ont subi un traitement par électrochocs, puis l'un des groupes a été questionné sur les images 1h30 après, tandis que l'autre n'a été interrogé que le lendemain de l'intervention. Le troisième groupe n'a quant à lui reçu aucun ECT.

Les scientifiques ont conclu que la clé de la modification des souvenirs était une affaire de timing.

Les résultats furent significatifs. Les personnes qui avaient reçu des électrochocs et avaient été invitées à parler du diaporama peu de temps après se souvenaient des photos, mais ce n'était pas le cas du groupe qui n'a été interrogé que le lendemain qui, lui, éprouvait de grandes difficultés à se remémorer le diaporama. En revanche, les membres de ce groupe se souvenaient parfaitement de la série qu'ils n'avaient observée qu'à une seule reprise. Les membres du troisième groupe, tout comme ceux du premier, se rappelaient quant à eux sans peine des deux séries d'images.

Image extraite du documentaire "Je me souviens donc je me trompe"

Les scientifiques ont conclu que la clé de la modification des souvenirs était une affaire de timing. Pour effacer ou altérer un souvenir, le traitement devrait ainsi être administré directement après la réactivation, puis il faudrait 24 heures à la mémoire pour que le souvenir termine de se déliter.

Dans la même idée et plus récemment, la faculté de Madrid a, en collaboration avec l'université néerlandaise, réalisé une étude avec un traitement moins contraignant que l'électroconvulsivothérapie et a également obtenu de bons résultats. Il s'agissait d'administrer un anesthésique, le propofol, juste après la réactivation d'un souvenir. Là aussi, un temps d'action de 24 heures a été nécessaire pour que le cerveau fasse son job et réduise la marque mnésique.

Cependant, il semblerait que l'altération d'un souvenir, même dans ce type d'expérience, ne soit pas définitif. En 2015, la professeure de psychologie et directrice de recherche à l'Institut des neurosciences Paris-Saclay, Pascale Gisquet-Verrier, a démontré l'existence d'une dépendance de l'état. Cela veut dire que si le sujet se trouve sous la même influence qu'il ne l'a été auparavant, les souvenirs sont susceptibles de réapparaitre.

« Cela signifie qu’en réalité le souvenir existe bel et bien, mais que pour y avoir accès, il faut replacer le sujet dans le même état que celui dans lequel il se trouvait au moment de l’enregistrement de ce souvenir. En somme, le traitement utilisé comme perturbant (drogue, électrochocs, etc.) "fait partie" du souvenir, ou plutôt : il modifie l’état du sujet et c’est cet état qui est intégré au souvenir. »

Pascale Gisquet-Verrier

Ainsi, gommer définitivement un souvenir serait chose impossible… mais le rendre quasiment inaccessible serait, en revanche, tout à fait envisageable.

En outre, puisqu'il est possible d'agir sur la mémoire existante en y ajoutant de nouvelles informations, plusieurs équipes de chercheurs travaillent sur le fait de remodeler émotionnellement les souvenirs traumatiques pour les rendre moins violents pour le sujet. Pour cela, il faut que le patient réactive son souvenir dans environnement rassurant. Il est ainsi placé dans un état de bien-être, souvent avec l'aide d'une drogue (notamment un bêta-bloquant, le propanolol).

Abordé avec une plus grande distance et dans un état d'apaisement, le souvenir bénéficierait d'une impression émotionnelle nouvelle, se reconsolidant alors avec des sensations plus positives. En répétant ce travail, les événements traumatisants pourraient ainsi, reconsolidation après reconsolidation, être reçus de façon plus acceptable par le patient.

"La persistance de la mémoire", Salvador Dali

Des résultats très encourageants ont été constatés à Toulouse pour soulager les personnes gravement marquées par la catastrophe d'AZF. La reconsolidation et son principe d'intégration ouvrent le champ à de grandes possibilités de recherches… et quelque chose nous dit que nous n'avons pas fini d'en entendre parler.

Concernant nos peines de cœur, il nous reste toujours le cinéma pour tenter de nous les faire oublier…