Ressusciter des espèces disparues, un scandale ? Oui, plutôt. Avec Jurassic Park, Spielberg fait revivre des animaux morts, enterrés et déterrés : les dinosaures. Extrapolant l'actualité scientifique de l'époque, il imagine un monde où les techniques avancent plus vite que la réflexion éthique… Mais ne vous méprenez pas, il s'agit bien là d'une fiction.
Que serait la science-fiction sans ses inventions qui nous fascinent ? Anticipations perspicaces de l’avenir ou véritables sources d’inspiration pour les scientifiques, certains de ces fantasmes technologiques ont transcendé la fiction pour accéder aux portes du réel. Dans Les inventions de l'imaginaire, nous vous parlons d’une technologie qui a d’abord été mentionnée dans une œuvre de science-fiction avant d'apparaître au grand jour. Embarquez pour un voyage tantôt littéraire, tantôt cinématographique, où l’imaginaire fait plus que jamais partie de la réalité…
Avec ce film grand spectacle adapté du roman de Crichton et sorti en 1993, Spielberg repoussait les limites du clonage en se frottant à celui des dinosaures, ces mastodontes qui jadis ont foulé le sol de notre planète Terre.
Créer sans mesure
Ce film audacieux, devenu classique du cinéma comme de la pop culture, a fait rêver des milliers de spectateurs et, surtout, marqué l'imaginaire collectif. Et pour cause, Spielberg a été le premier à donner vie aux dinosaures de façon aussi puissante - dans l'intrigue comme à l'écran. Il faut dire aussi que, d'un point de vue cinématographique, les effets spéciaux sont une vraie réussite. De l'image poussiéreuse des fossiles que l'on trouve au musée ou des modestes croquis de nos les livres de science, le public découvrait subitement des animaux de chair et de sang, ramenés au présent par une technologie qui mêlait suffisamment de données scientifiques pour paraître relativement crédible pour le futur.
D'ailleurs, dans l'imaginaire de nombre de spectateurs nés avant la génération Z, le vélociraptor ou le tyrannosaure Rex de Jurassic Park sont probablement restés la référence de ces espèces.
Alan avait donc raison… Et cette validation post-sortie participe de la fascination exercée par ce film, lui attribuant une autorité presque scientifique.
Et pour cause, ce film, d'aventure autant que de science-fiction, a une aura particulière nourrie par son rapport à la réalité scientifique de l'époque. À la sortie de Jurassic Park, nous avions tous et toutes envie de croire à la thèse défendue par le Pr. Alan Grant, selon laquelle une partie des dinosaures, du groupe des théropodes, étaient les ancêtres des oiseaux.
Quelques années plus tard, en 1996, cette hypothèse restée en suspens pendant plus de 130 ans, depuis la découverte de l'Archaeopteryx - un possible chainon manquant entre les dinosaures et les oiseaux dans la carrière calcaire de Solnhofen en Bavière - était enfin confirmée par l'analyse de fouilles provenant de la province de Liaoning en Chine. De nombreux dinosaures non aviaires à plumes et d'autres spécimens datant de la fin du Crétacé y avaient été préservés, permettant aux paléontologues de trancher l'épineuse question.
Alan avait donc raison… Et cette validation post-sortie participe de la fascination exercée par ce film, lui attribuant une autorité presque scientifique.
Il convient néanmoins d'insister sur ce « presque », puisqu'il y a un domaine où l'on sait désormais que l'œuvre de Spielberg et Crichton n'avait guère de pertinence scientifique : l'extrapolation quant à l'utilisation d'un ADN vieux de plusieurs millions d'années (mais nous y reviendrons dans une seconde partie).
Vos savants, si préoccupés par ce qu’ils pourraient faire ou non, ne se sont pas
demandé s’ils en avaient le droit.
[…]
Ce que vous appelez découverte, je l’appelle viol de la nature.
Pr. Ian Malcolm, Jurassic Park
Jurassic Park raconte les conséquences des dérives d'un richissime et non moins passionné chef d'entreprise, John Hammond, qui se consacre depuis des années à un incroyable projet : faire renaître des dinosaures pour les exposer sur une île transformée en parc d'attractions.
Dans le film, pour réaliser cette prouesse scientifique, son équipe de chercheurs a prélevé du sang conservé dans le tube digestif de moustiques, eux-mêmes préservés dans de l'ambre, et en a extrait des résidus d'ADN. Les séquences récupérées étant en partie endommagées, de l'ADN de grenouille y a été ajouté pour combler les manques, permettant ainsi de créer des bébés dinosaures.
Tel un mythe prométhéen, le film nous parle de l'hubris, de la démesure qui s'empare du créateur
Le genre de la SF a traité du clonage à maintes reprises. Ce thème fait généralement écho aux questionnements, événements ou idéologies propre à une époque, renvoyant souvent à un fantasme d'immortalité ou interrogeant ce rapport singulier à un autre, qui est aussi soi. Mais, dans Jurassic Park, la tension se fixe moins sur des questions d'identité et d'altérité que de pouvoir et de morale : de quel droit cet humain ramène-t-il à la vie des animaux disparus ?
Tel un mythe prométhéen, le film nous parle de l'hubris, de la démesure qui s'empare du créateur et, en l'occurrence, le pouvoir de l'argent n'y est pas étranger : Hammond a « dépensé sans compter »… Et sans s'interroger.
Ce manque d’humilité face à la nature, qui se manifeste ici, me terrifie.
Pr. Ian Malcolm, Jurassic Park
Pour y trouver un pendant dans le paysage science-fictionnel, on aurait ainsi plutôt tendance à frapper à la porte de L'Île du Dr. Moreau de H. G. Wells, où des animaux modifiés par des expériences et d'atroces interventions chirurgicales ont reçu des caractéristiques humaines, jusqu'à réfléchir comme des humains et s'exprimer verbalement.
D'ailleurs, Hammond hérite du trio barbe, chapeau, complet blanc porté aussi par le glaçant Dr. Moreau dans l'adaptation de Don Taylor et, comme lui, il se positionne en figure du créateur tout-puissant. Le personnage apparaît alors à l'image d'un autre docteur, le malheureux Frankenstein, victime de sa folie créatrice.
La création est un acte de pure volonté ! Ce SERA parfait la prochaine fois.
John Hammond, Jurassic Park
Mais reprenons le cours de l'intrigue, qui, difficile de le cacher à présent à ceux et celles qui ne le connaîtraient pas déjà, va mal tourner. Non par acquit de conscience, mais parce que des soucis administratifs le contraignent à obtenir l'aval de spécialistes, Hammond, qui espère ouvrir prochainement son parc au public, fait venir des scientifiques qui vont découvrir en avant-première le grandiose Jurassic Park. Mais lors de la visite, les choses se gâtent : les techniciens perdent le contrôle des équipements, ne sont plus en capacité de maîtriser la structure… et encore moins les dinosaures.
Ainsi, cette volonté de l'humain qui agit sans songer aux conséquences se heurte-t-elle à une force plus grande que lui - une déité ou la Nature, à laquelle il a tenté de se substituer. Dans Jurassic Park, « la vie trouve toujours son chemin » et la fable prométhéenne mène immanquablement à la catastrophe.
Cloner des espèce éteintes, un projet de pure science-fiction ?
Jurassic Park a extrapolé des technologies ancrées dans les préoccupations de l'époque; si elles continuent de faire l'objet de recherches aujourd'hui, elles ont quelque peu changé de perspectives. Du moins, certaines d'entre elles.
Dans le monde réel, les biotechnologies en général et le clonage en particulier étaient très dynamiques durant les années 90. Des grenouilles et un poisson rouge ont ainsi été créés vers la moitié du XXe siècle ; toutefois le symbole le plus marquant de la réussite de cette technique innovante, la célèbre brebis Dolly, premier mammifère né du clonage, n'avait pas encore vu le jour à la sortie du film en 1993.
À noter qu'il s'agissait là de clonages effectués depuis des animaux vivants.
L'acide désoxyribonucléique avait été identifié comme tel seulement depuis 1969 et était devenu dans les années 80-90 une sorte de star
Si les techniques de biotechnologies décrites dans le film pouvaient, à l'époque, nous paraitre relativement crédibles, c'est aussi parce que nous vivions une période d'emballement autour de l'ADN. L'acide désoxyribonucléique avait été identifié comme tel seulement depuis 1969 et il était devenu dans les années 80-90 une sorte de star ; son pouvoir était toutefois quelque peu exagéré. On sait aujourd'hui qu'il est une branche parmi d'autres, intégrée dans un réseau bien plus complexe.
En outre, on a pu constater depuis qu'un ADN retrouvé sur des carcasses n'était guère exploitable pour le clonage : il est toujours beaucoup trop endommagé et n'est tout simplement pas viable (et malheureusement ajouter de l'ADN de grenouille ne semble pas être une solution satisfaisante !). Néanmoins, la question continue de susciter le débat.
Les péripéties autour de la résurrection du mammouth laineux en sont un exemple. Au fil des décennies, plusieurs carcasses de cette espèce en excellent état d'un point de vue macroscopique ont été extraits du permafrost. La récupération génétique d'un animal éteint étant une chose que les scientifiques savent faire (depuis maintenant une trentaine d'années), cela a laissé libre cours à des fantasmes sur le clonage d'espèces disparues. Et si l'idée ne semble pas totalement saugrenue aujourd'hui, la question pourrait-être : disparues depuis quand ?
Quels que soient les progrès de la biologie moléculaire, il y a une constante qui est que les mammouths qui sont conservés dans le permafrost le sont depuis 10, 20 ou plusieurs dizaines de milliers d’années, dans des conditions qui, a priori, ne permettent pas d’assurer la préservation du fonctionnement de leurs cellules.
Régis Debruyne, in « Ressusciter le mammouth ? », Contre-expertise par Julie Gacon, le 15/08/2011, France Culture.
L'université de Pennsylvanie sait aujourd'hui créer en partie (à 70 %) le génome d'un mammouth à partir de celui d'éléphants d'Afrique et d'Asie, qui sont les animaux les plus proches génétiquement. Cependant, il manque encore des informations beaucoup trop importantes pour que l'on puisse recréer effectivement un individu. En outre, il ne s'agit ici en aucun cas de clonage : il est en effet plus facilement envisageable de modifier les chromosomes d'éléphants pour les diriger vers ceux du mammouth ; utiliser tel quel l'ADN d'un membre de l'espèce est impossible.
Par ailleurs, même si des scientifiques parvenaient à recréer les bonnes paires de chromosomes pour les placer dans l'ovule d'une éléphante, il resterait encore trop d'étapes à valider (reconstituer un noyau cellulaire de mammouth, prélever un ovule d'éléphante, etc.) avant qu'une naissance ne puisse advenir. D'autant qu'il faudrait implanter un grand nombre d'éléphantes pour espérer qu'une gestation puisse arriver à son terme, et ce n'est pas comme si cette espèce était en voie de prolifération… En somme, le meilleur résultat auquel on pourrait parvenir serait de créer un éléphant transgénique possédant quelques informations provenant d'un mammouth laineux.
Pour faire un clone il faut une cellule vivante, il ne faut pas une cellule dégradée, cela ne sert à rien.
Alex Kahn, in « Clonage : 20 ans après Dolly, l'impasse ? », La méthode scientifique par Nicolas Martin, France Culture.
Faire naître un clone exact d'une espèce disparue étant donc impossible, on ne pourrait produire que des « espèces proxy ». L'autre solution serait alors de se tourner vers l'ingénierie génétique ou la reproduction d'individus sélectionnés. Mais là encore, l'espèce ne serait pas restituée exactement à l'identique.
Au delà de ces aspects, le problème qu'il y a à créer des espèces disparues - et pas uniquement concernant le mammouth - est le manque de diversité génétique. Il faut alors s'interroger quant au but de ces « résurrections d'espèces ». Se posent ici des problèmes éthiques : quel intérêt y aurait-il à faire revenir un unique animal, ou même quelques animaux, si leur environnement n'est plus, et si les conditions ne sont pas réunies pour qu'ils puissent vivre décemment et se reproduire ?
Science sans conscience n'est que ruine de l'âme.
Rabelais, Pantagruel (1532)
Avec 750 espèces animales disparues depuis 1939, mais aussi 2 700 en voie d'extinction et 12 500 menacées (chiffres de 2017) l'urgence se situe-t-elle réellement dans la résurrection de la toison - aussi douce ou impressionnante soit-elle - d'un mammouth laineux ?
Avant de chercher à sélectionner les espèces que nous pourrions faire revivre, ne serait-il pas plus raisonnable de faire ce qu'il est encore possible pour limiter, autant que faire se peut, la disparition des espèces animales encore en vie ? Il semble malheureusement autrement plus difficile de modifier nos modes de vie et nos politiques que de faire des prouesses techniques en biologie moléculaire…