Peut-on encore imposer un nouveau système d'exploitation s'affranchissant de la domination des géants du numériques ? Certains le croient et bâtissent patiemment Urbit, un OS alternatif libre et gratuit, décentralisé, respectueux de la vie privée et replaçant l'usager au coeur de l'écosystème numérique. Un pari fou ?
« Faire table rase pour construire le système d'exploitation et le réseau du 21e siècle ». L’ambition est clairement affichée. Pour ses artisans, Urbit n’est pas juste une idée ou une appli de plus, mais bien un projet majeur qui entend changer la donne, voire « réinventer Internet ».
Anti-GAFAM
Si le discours est volontiers grandiloquent, il est malgré tout cohérent. A longueur de pages d’une documentation fournie, on explique combien il est indispensable de contrer les géants du numérique pour revenir à des applis et un réseau respectant davantage les usagers. De fait, la raison d’être d’Urbit et sa philosophie résonneront sans doute aux oreilles de beaucoup d’internautes.
« Nous sommes devenus entièrement dépendants d’entreprises de technologie qui peuvent se positionner en intermédiaires de presque tout ce que nous faisons sur Internet, même de tâches simples comme la messagerie ou le partage d'un fichier », fustige par exemple un long billet d’introduction à Urbit. Avec pour conséquence « d’être pris en otage et de plus en plus manipulés au détriment de notre bien-être », poursuit-on.
Pour les auteurs, tous les problèmes inhérents à l’Internet d’aujourd’hui en termes d’usage et de vie privée s’expliquent par la toute puissance d’entreprises principalement devenues des « sociétés de cloud » et contrôlant tout au travers de leurs services au détriment des usagers qui ne font que subir. « Notre expérience numérique est fragmentée et pénible », « Nous ne possédons et ne contrôlons plus nos données », « Presque tout ce que vous faites est surveillé, mesuré et utilisé pour manipuler votre comportement », décrit-on encore.
« Urbit résout cela en facilitant l'exécution de nos propres logiciels sur Internet, éliminant ainsi le besoin de dépendre des sociétés de services de cloud et des applications exécutées sur leurs serveurs », conclut le billet, avant de souligner chacun des points-clés caractérisant Urbit, notamment en matière de stockage de données : peer-to-peer, chiffré, libre et open-source.
En pratique, le développement d’Urbit a été initié en 2013 par Tlon, une entreprise californienne de design et d’ingénierie numérique, avec le soutien initial d’investisseurs de premier plan comme Peter Thiel et Andreessen Horowitz. Après un démarrage chaotique marqué par des querelles entre les fondateurs du projet, le développement s’est intensifié depuis quelques années, dans une logique libre et communautaire. Sur Github, une bonne centaine de développeurs ont déjà contribué au code principal « urbit », sur lequel près de 27 000 commits (révisions) ont été effectués.
L'univers Urbit
Si la cause défendue par ses développeurs est entendue, appréhender les arcanes d’Urbit n’est pas facile. C’est un projet complexe, aux multiples ramifications et pour lequel a même été créée une terminologie spécifique.
En fait, quasiment tout ce qui compose un système d’exploitation conventionnel est recréé ex nihilo pour donner naissance à Urbit : Arvo, un gestionnaire d’événements qui est au cœur du dispositif (c’est en fait « Urbit OS » à proprement parler). Vere, la virtual machine qui sert d’interface entre Urbit et Unix. Ames, le réseau Urbit chiffré. Hoon, un langage de programmation auto-compilé, et Nock, un interpréteur simplifié (inspiré de Lisp), tous deux créés pour le projet… Ou encore Landscape, une interface graphique pour interagir avec les services Urbit. Un glossaire détaille ainsi plusieurs dizaines de termes composant l’univers Urbit et ses fonctionnalités.
L’une des clés de voute d’Urbit est la blockchain Ethereum, utilisée pour le fonctionnement d’Azimuth, l’infrastructure à clé publique (PKI, Public-Key Infrastructure) servant à identifier les utilisateurs sur le réseau.
L’idée maîtresse est que chaque internaute dispose « pour toujours » d’une adresse unique qui lui est propre. Le tout est organisé selon une logique hiérarchique, et c’est d’ailleurs bien d’un univers dont il s’agit : en haut de la hiérarchie figurent les « galaxies », qui peuvent donner naissance à des « étoiles », elles-mêmes composées de « planètes » et de « lunes ». Les étoiles forment l’infrastructure de Arvo « en fournissant aux planètes des services liés à Ames, tels que le routage peer-to-peer et la distribution de mises à jour logicielles ». En bas de la hiérarchie figurent les planètes, des « identités Urbit » qui représentent chaque internaute sur Azimuth.
Utiliser Urbit nécessite ainsi d’acquérir une planète - en fait, une adresse Ethereum propre à Urbit. En pratique, on peut soit acheter une telle adresse sur un marché dédié, soit compter sur la générosité d’autres utilisateurs (ou de gestionnaires d’étoiles) pour en obtenir. On peut également disposer gratuitement d’une « comète », une adresse temporaire permettant d’utiliser Urbit mais sans bénéficier de la logique immuable des planètes. Les lunes seront en principe réservées aux appareils connectés comme les TV, téléphones et autres gadgets électroniques.
La hiérarchie est donc structurelle, mais elle aussi numéraire. Il n’y a, par exemple, que 65 280 étoiles, mais environ 4,3 milliards de planètes (donc potentiellement 4,3 milliards d’internautes susceptibles de disposer de leur identité personnelle sur Urbit). Une planète est gérée via Bridge, qui nécessite un porte-monnaie Ethereum (Metamask ou hardware wallet) et sert de passerelle entre Azimuth et la blockchain Ethereum.
De façon générique, on parle aussi de « vaisseau » (ship) pour désigner toute instance d’Urbit, donc toute entité du réseau quelle que soit sa classe (galaxie, planète, lune, etc.).
Blockchain inside
Dans tout cela, il faut noter que Urbit s’inscrit dans la longue liste des projets bien décidés à tirer parti des blockchains et des crypto-monnaies pour proposer des alternatives aux offres des géants du numérique.
Si Ethereum est au coeur d’Urbit, Bitcoin figure d’ailleurs lui aussi au programme. « Au cours de cette décennie, nous nous sommes habitués à l'idée que pour faire du commerce, nous avions besoin de grandes entreprises pour gérer les paiements », constate le blog officiel de Tlon en juillet 2021. L’entreprise déplore que « si vous voulez aujourd’hui dépenser de l'argent en ligne, vous dépendrez d’un lourd enchevêtrement d'applications bancaires et de passerelles de paiement », des intermédiaires qui décident de tout (à commencer par les frais induits), prélèvent des commissions et peuvent même « écraser les utilisateurs ».
« Et s'il existait une monnaie unique que n'importe qui peut utiliser dans n'importe quel pays ? Et si toutes les transactions s’effectuaient en peer-to-peer, sans intermédiaire prélevant sa commission ? Bitcoin offre justement une telle solution — une monnaie peer-to-peer — tandis que Urbit offre un réseau de pairs de confiance et des outils faciles à utiliser pour effectuer des transactions entre eux ».
Pour Tlon, l’intégration de Bitcoin dans Urbit est donc naturelle, et l’entreprise confirme qu’il est déjà possible « d’associer un nœud complet Bitcoin (full node) à votre vaisseau Urbit, ou d’utiliser le nœud d'un vaisseau voisin pour diffuser des transactions ». En outre, l’intégration de Lightning Network, le protocole permettant d’effectuer des transactions Bitcoin instantanées et à frais quasi nuls, est également en cours. A terme, « cela signifie que toute personne ayant un urbit aura le même pouvoir que les passerelles de paiement comme Stripe et Square. Avec une identité Urbit, vous pourrez accepter des paiements pour votre petite entreprise, envoyer de l'argent par-delà les frontières sans frais de change ou recevoir des paiements liés à la création de vos contenus », décrit le blog.
Version bêta
Au final, on comprend que Urbit, en plus d’une posture quasi politique fermement opposée à tout corporatisme et au « frankenstack des applis Internet traditionnelles », est un projet à multiples facettes. On peut le voir aussi bien comme un réseau P2P, comme une sorte de sous-ensemble de la blockchain Ethereum, comme un service de stockage cloud décentralisé, ou comme une suite logicielle et un environnement de développement exotiques. Urbit est un peu tout cela à la fois.
Si l’ambition affichée est de créer un OS à la portée de tous les internautes, utiliser Urbit aujourd’hui demeure complexe. Le projet est encore en devenir et se familiariser avec les concepts mis en œuvre nécessite un temps d’adaptation. « Urbit peut sembler un peu étrange au début », reconnaît Tlon.
Concrètement, installer Urbit sur Windows nécessite d’utiliser une interface en ligne de commande (CLI). Sur Linux et sur Mac, une interface graphique (GUI), baptisée Port, est disponible. Elle permet essentiellement de simplifier la gestion de son identité Urbit, mais aussi de faire tourner Landscape, une suite applicative développée par Tlon au-dessus du noyau Arvo, qui pourrait devenir l’une des principales interfaces graphiques permettant d’accéder aux fonctionnalités Urbit. Pour l’heure, elle est essentiellement centrée sur les interactions sociales, à la croisée d’un service de forums façon Reddit et d’une messagerie privée, auxquels s’ajoutent quelques services évoquant (vaguement) un bureau Windows ou macOS (horloge et prévisions météo incluses).
Web 4
Tout cela peut encore paraître rugueux, voire rudimentaire, et difficile d’accès pour le commun des mortels. « Urbit, c’est le Web 4 », plaisante-t-on (à moitié) sur Twitter, pour rappeler que le projet s’inscrit dans une logique à long terme. Alors que les contours du Web 3.0 sont encore flous (même si, pour certains, ils se caractérisent justement par la décentralisation des applications et des protocoles), Urbit voit loin.
Pour autant, beaucoup de chemin a été parcouru pour ce qui est peut-être l’un des projets logiciels les plus ambitieux de ces dernières années. Le rythme de développement s’est accéléré depuis deux ans, comme en témoigne l’évolution des commits sur Github :
Un premier audit de sécurité, mené par une société indépendante, a été conduit avec succès en décembre 2020 (il portait principalement sur le réseau Ames et sa sécurisation cryptographique). Plusieurs start-ups gravitent autour de l’écosystème Urbit. Elles ont été créés spécifiquement pour aider au développement ou offrir des services dédiés : Urbit.live est une sorte de bureau de change dédié à l’achat-vente de planètes Urbit, Get an Urbit ID propose un service d’hébergement de planètes et Urbit.me aide à identifier des planètes spécifiques.
Tout cela reste confidentiel, d’autant que le projet est mené sans publicité et sans grands efforts de communication, un peu comme si l’on tenait absolument à le voir grandir de lui-même, de façon organique. Tlon a d’ailleurs décliné notre invitation à s’exprimer sur le développement de la plate-forme et son avenir — « Nous n’accordons pas d’interviews actuellement ». Pour l’heure, les efforts semblent concentrés sur la communauté des développeurs, qui peuvent obtenir des bourses (grants) pour créer produits et services dédiés à l’écosystème Urbit (une quarantaine de projets indépendants sont en cours).
Si la complétude d’Urbit nécessitera sans doute encore plusieurs années, le projet est suffisamment singulier pour interpeler. Reste à savoir s’il saura séduire massivement les internautes. Si l’on peut admettre que Urbit parviendra un jour à devenir un nouvel écosystème fiable et sécurisé permettant à l’usager de se réapproprier sa vie numérique, ce sera au prix d’une réadaptation à des systèmes, des outils et des paradigmes résolument nouveaux.
Comme le défend le blog de Tlon, « Oui, Urbit peut sembler un peu étrange lorsque vous y arrivez pour la première fois, comme tous les nouveaux endroits. En fait, Urbit peut ne pas ressembler du tout à Internet. C'est parce qu’il n’est pas Internet : il est ce qu’Internet était censé être ».