Et si fruits et légumes étaient cultivés en intérieur, sans terre et presque sans intervention humaine ? Et si c’était l’une des réponses les plus efficaces au défi climatique et environnemental ?
Moonshots est un nouveau rendez-vous sur Clubic qui vise à vous faire découvrir ou mieux connaître des technologies et des projets innovants, ultra-ambitieux et futuristes — mais qui pourraient changer beaucoup de choses. Idées improbables, innovations de rupture et solutions crédibles : de quoi faire (un peu) rêver à un monde meilleur, un mercredi sur deux.
« Fermes robotiques », « verticales », « urbaines »... Les expressions ne manquent pas pour désigner des installations agricoles d’un genre nouveau, apparues depuis quelques années. Leur principe est de mettre à profit les technologies les plus avancées, dans des espaces fermés et contrôlés, pour développer une agriculture automatisée et à l’impact environnemental réduit.
Dans ces fermes high-tech reposant le plus souvent sur la culture hydroponique, tout est électronique et numérique. La lumière est artificielle et provient de LED. Capteurs, caméras et réseaux surveillent les plantations, collectent des masses de données et aident à optimiser la croissances de chaque variété de plantes. Des systèmes à base d’apprentissage automatique (« deep learning ») sont parfois utilisés pour affiner encore la sélection des plants ou les paramètres affectant la production. Et les récoltes sont souvent assurées ou au moins facilitées par des bras et engins robotisés.
Tendance mondiale
Au plus loin de l’idée qu’on se fait d’une plantation agricole traditionnelle, ces fermes futuristes, dignes d’une station spatiale, se sont multipliées en de nombreux endroits du monde.
Si la première ferme urbaine exploitée commercialement a démarré à Singapour en 2012 (Sky Greens), le principe est devenu populaire aux Etats-Unis depuis le milieu des années 2010. Et des géants de cette nouvelle industrie y ont déjà émergé, comme Plenty, qui fait pousser « à une vitesse sans précédent » plusieurs variétés de laitues ou de kale dans des fermes indoor « utilisant 100 % d’énergie renouvelable (éolien et solaire) ». Fondée en 2014, l’entreprise a bénéficié de plus de 500 millions de dollars d’investissement privés (dont 150 millions en octobre dernier) et s’apprête à ouvrir en Californie la plus grosse ferme verticale indoor au monde (en volumes produits).
Beaucoup de fermes urbaines sont dévolues aux plantes aromatiques, salades et micro-pousses, mais la tendance est à l’élargissement des cultures. « A ce jour, nous avons fait pousser 550 variétés différentes de fruits et de légumes », assure AeroFarms, autre poids lourd du secteur aux Etats-Unis, qui opère trois fermes verticales et développe actuellement la 6e génération de sa technologie de culture indoor. De son côté, Plenty s’ouvre désormais à la culture des fraises tandis que, aux Emirats Arabes Unis, Madar Farms s’apprête à ouvrir cette année une ferme verticale de 5 000 m2 pouvant produire jusqu’à une tonne de tomates par jour. Hautement technologique, l’installation élargira le concept de « fermes en containers » : des espaces clos compacts et savamment contrôlés, déjà utilisés par la start-up pour produire des salades toute l’année, y compris dans une zone aride.
La tendance a donné naissance à des entreprises de haute technologie dédiées à ce nouveau type d’agriculture. Par exemple en Ecosse, IGS (Intelligent Growth Solutions) n’exploite pas elle-même de ferme commerciale mais développe et fournit toutes les briques pour mettre sur pied des « tours de culture » entièrement automatisées. Elles intègrent des capteurs pour gérer les températures, l’humidité, les circuits d’eau, les nutriments ou les niveaux de CO2, des systèmes de ventilation et de récupération de l’humidité de l’air, ou encore des étagères robotisées... sans oublier du « smart lighting », pour lequel l’entreprises a déposé plusieurs brevets : des systèmes d’éclairage « intelligents » à base de LED mixant les couleurs pour optimiser les cultures et réduire la consommation électrique.
Et la robotisation ne fait que s’accroître. Aux Etats-Unis, Iron Ox développe des « serres autonomes » avec une approche robotisée, mais aussi multi-cultures. S’opposant aux systèmes automatisés « pensés comme des usines de fabrication d'un seul produit de type usine à laitues », l’entreprise défend une vision plus adaptative de la ferme automatique. « Avec notre technologie, nous pouvons cultiver toutes sortes de produits. Nos opérations peuvent évoluer car nos robots ne sont pas optimisés pour un seul travail », décrit le PDG. Après avoir ouvert sa deuxième ferme robotique en Californie et effectué une levée de fonds de 20 millions de dollars en septembre 2020, l’entreprise compte désormais s’étendre au plan national.
Dans tout cela, la France semble quelque peu à la traîne. A part quelques initiatives pionnières (comme Ferme Urbaine Lyonnaise, l’une des premières fermes verticale dans l’hexagone, qui vient d’être reprise après un redressement judiciaire) et quelques start-ups (comme Futura Gaïa, qui développe des solutions techniques pour l’agriculture urbaine), les fermes urbaines commerciales sont encore rares, à fortiori à grande échelle. Les choses pourraient toutefois évoluer rapidement : en mars 2021, la start-up française Jungle annonçait avoir levé 42 millions d’euros pour développer dans l’hexagone, en 2021 et 2022, trois fermes verticales destinées à produire herbes aromatiques, salades et micro-pousses.
Une solution à de multiples problèmes
Outre des rythmes de production spectaculaires, les vertus des fermes robotisées relèvent quasiment du miracle écologique, sur le papier au moins. La qualité ? Elle est testée et éprouvée. Les produits sont parfaitement sains, et même souvent jugés plus riches sur le plan nutritionnel, et plus goûteux.
L’eau ? A volumes de production égaux, la plupart des fermes urbaines consomment 10 fois moins d’eau que des cultures traditionnelles. Mirai, pionnier du secteur au Japon, estime même que ses trois fermes verticales géantes, qui recyclent l’essentiel de l’eau utilisée, nécessitent 50 fois moins d’eau que l’agriculture conventionnelle. Sachant que l’eau sera un problème dans les décennies à venir et que l’agriculture représente 70 % de la consommation mondiale d’eau douce, l’argument se suffirait presque à lui-même pour justifier la généralisation de fermes robotisées.…
Les pesticides ? Ils sont totalement absents des fermes verticales, qui sont avant tout des environnements clos, hautement protégés et surveillés, d’où sont exclus insectes et parasites. Beaucoup des installations s’apparentent d’ailleurs à de véritables « salles blanches », à l’hygiène irréprochable.
Les déchets ? Faibles, voire négligeables. « Nos déchets liés à la production sont inférieurs à 2 % — une réduction moyenne des déchets de 85% par rapport aux filières classiques », explique Jungle.
L’espace ? Quasiment toutes les fermes verticales utilisent moins de 95 % de la surface habituellement nécessaire pour les cultures. Comme le détaille Plenty, « on peut faire tenir une plantation de 600 hectares dans un immeuble de la taille d’un supermarché de quartier ». Il devient du reste possible de cultiver absolument n’importe où.
Le transport ? C’est un autre argument-massue : par essence, les fermes urbaines produisent la nourriture là où elle est consommée (dans les villes ou à proximité). Peu ou pas de livraisons en camions ou en trains, donc une réduction importante de l’empreinte carbone associée à la distribution des produits maraîchers.
Tous les acteurs de cette industrie le clament (et le démontrent) : les fermes verticales produisent mieux, plus vite, plus sain, plus frais.
Scepticisme français
Malgré ces avantages indéniables, les détracteurs des fermes verticales fustigent une forme de « déshumanisation » de l’agriculture, conjuguant automatisation et culture intensive. La consommation énergétique de ces fermes purement électriques est également pointée du doigt (même si beaucoup d’entre elles utilisent de l’énergie propre). Et l’on questionne souvent la rentabilité commerciale à long terme de ces installations, qui nécessitent des investissements importants.
En juin 2019, une analyse très documentée du Centre d’études et de prospective du Ministère de l’agriculture, « Les fermes maraîchères verticales », dressait ainsi un tableau contrasté du sujet. Tout en relevant que les fermes verticales se comptent par centaines dans le monde, et qu’elles sont « considérées au Japon et aux États-Unis comme une solution d’avenir pour les systèmes alimentaires », la note insistait sur les difficultés, les doutes et les faillites. « Les projets et les équipements en fonctionnement comportent d’importantes zones d’incertitude : caractère énergivore, rentabilité économique, normes environnementales, attentes des consommateurs, etc. », concluait-on, soulignant tout de même que « les faillites ne suffisent pas à invalider les business models et l’optimisme des investisseurs, et les importantes levées de fonds de quelques startups, depuis 2015, pourraient même annoncer l’entrée dans une période de réelle industrialisation ».
Deux ans plus tard, on constate que cette industrialisation a bien lieu, mais plus lentement en France qu’ailleurs (et plus lentement en Europe qu’en Asie ou aux Etats-Unis). Loin d’être gadget, les fermes verticales robotisées sont bien perçues comme une solution incontournable dans plusieurs pays, tant pour développer une agriculture plus écologique que pour s’affranchir des contraintes locales (climat, sols...) ou pour gagner en souveraineté alimentaire.
La plus grosse ferme verticale d’Europe a par exemple ouvert en décembre 2020 au Danemark, dans un entrepôt de la banlieue de Copenhague. Sur 14 étages d’une installation largement robotisée et utilisant exclusivement de l’énergie éolienne, Nordic Harvest y produit 1 000 tonnes de salades et herbes aromatiques par an, avec 15 récoltes annuelles et sur un espace 100 fois inférieur aux champs habituels. Comme le note la start-up, « il suffirait de 20 installations comme celle-ci pour subvenir à la totalité des besoins du pays en matière de salades et d’herbes ». Autre exemple, à Singapour, petit pays très urbanisé, le gouvernement encourage volontiers le développement de cette nouvelle agriculture et a même entrepris de louer les toits des immeubles de parking public pour y installer des fermes urbaines. Neuf immeubles en 2020 et sept nouveaux depuis mars 2021 ont été convertis, dans le cadre d’un programme qui vise à produire localement 30 % de la nourriture du pays en 2030 (contre 10% aujourd’hui).
En France, alors que la problématique climat/environnement est devenue l’un des principaux sujets, que l’usage des pesticides fait l’objet de débats nourris et incessants, qu’on évoque des solutions drastiques pour réduire la facture carbone ou la consommation d’eau, on peut s’étonner du faible intérêt que semble susciter l’agriculture urbaine/verticale. Tant sur le plan industriel que dans le début public, le sujet est peu traité. A part une mention unique et anecdotique, le sujet des fermes verticales est par exemple totalement absent du site de la Convention citoyenne sur le climat et des propositions qu’elle a soumises.
Vers l’agriculture urbaine
A n’en pas douter, les fermes urbaines marquent une rupture, tant industrielle qu’intellectuelle. Elles induisent un changement de paradigme. « Nous libérons l’agriculture des contraintes de la météo, des saisons, de le temporalité, des distances, des bioagresseurs, des catastrophes naturelles et du climat », décrit Plenty. C’est bien d’une autre forme d’agriculture dont il s’agit — une agriculture technologisée, optimisée et ne laissant rien au hasard. Donc une agriculture qui force à repenser les modèles existants en matière de production ou de distribution mais aussi de métiers. Les fermes verticales d’aujourd’hui sont autant gérées par des fermiers que par des analystes de la donnée et autres experts de l’Internet des objets (IoT) ou de l’intelligence artificielle (IA).
« Ceux qui gèrent ces fermes intelligentes seront des agriculteurs réinventés, devenus des agriculteurs-scientifiques urbains », prévient le prospectiviste Marius Robles, ancien PDG du cabinet de conseil Reimagine Food et actuel PDG de Food by Robots. A horizon 2040, « il faut être franc et avouer que le petit agriculteur aura tendance à disparaître. En fait, c’est déjà le cas. Le nombre total de fermes dans l’Union européenne a chuté, avec plus de quatre millions de fermes disparues depuis 2003 », explique-il, décrivant un futur où se généraliseront des « fermes connectées » urbaines, « qui ressembleront davantage à un Apple Store qu’à une ferme traditionnelle » et qui produiront à la demande, sur la base de systèmes prédictifs, les produits frais nécessaires aux citadins.
C’est un fait, salades et choux poussent désormais sur les toits des villes, dans des containers compacts qui se posent n’importe où, et dans des immeubles de haute technologie rigoureusement contrôlés. Une solution d’avenir pour nourrir les près de 10 milliards d'habitants que comptera cette planète en 2050, dont 70 % vivront dans des villes ?