Et si l’on changeait radicalement la logique qui sous-tend l’organisation des réseaux mondiaux ? Et si les utilisateurs eux-mêmes étaient au cœur des réseaux qu’ils utilisent ? Et si les blockchains servaient aussi à bâtir des infrastructures réseau et des protocoles plus libres, plus efficients et mieux sécurisés ?
Moonshots est une rubrique de Clubic présentant de façon résolument optimiste des technologies innovantes et futuristes, susceptibles d’apporter des solutions concrètes aux problèmes de notre monde à moyen ou long terme. Idées improbables, innovations de rupture et solutions crédibles : de quoi faire (un peu) rêver à un monde meilleur, un mercredi sur deux.
Quel que soit leur type, les réseaux actuels sont centralisés. Outre les applications et services largement dominés par les GAFAM, l’ensemble de la chaîne numérique, y compris les accès et les infrastructures réseau, est organisée de façon très hiérarchiques et administrés par les gouvernements et de grandes entreprises. Fournisseurs d’accès (FAI) et opérateurs de réseaux mobiles disposent ainsi d’un contrôle total sur les connexions, et décident de la vitesse et du prix des offres. Hors de chez soi, dans un hôtel ou un lieu public, on ne trouve souvent qu’un seul hotspot WiFi à disposition. Et à l’étranger, même si des efforts ont été faits, le roaming mobile entraine des coûts prohibitifs pour l’usager (ce qui, en pratique, le force souvent à acquérir une deuxième carte SIM, locale, s’il veut utiliser les réseaux mobiles).
L'internet des « jardins clos »
Accès Internet et réseaux mobiles sont donc compartimentés, en plus d’être filtrés et parfois censurés. A bien des égards, le Net ressemble davantage à une mosaïque de « jardins clos » et contingentés qu’au village mondial libre et ouvert que promettaient ses pionniers. Et on ne voit d’ailleurs pas le même Internet depuis n’importe où dans le monde.
D’autre part, quel que soit le réseau concerné, l’utilisateur n’a que peu de garanties en matière de confidentialité et de protection de ses données. C’est la raison d’être des VPN (Virtual Private Network), des entreprises tierces qui chiffrent les données et permettent d’accéder au Net via leurs propres serveurs, formant une sorte de réseau virtuel. Mais les VPN sont eux aussi des solutions centralisées : une faille, un piratage ou un serveur qui s’effondre et les données sont vulnérables ou la connexion rompue.
La constitution, l’organisation et la modernisation des réseaux s’effectue pourtant au prix d’efforts pharaoniques. En France, le plan « Très haut débit » a été adopté en 2013 et prévoyait une couverture de 100% des foyers presque 10 ans plus tard, d’ici 2022. La couverture fibre nationale devrait être atteinte en 2025, et aura couté quelques 20 milliards d’euros à la collectivité et aux opérateurs. Côté réseaux mobiles, le déploiement de la 5G progresse rapidement, mais on peut regretter que la logique ne soit pas vraiment optimale Les quatre opérateurs concurrents mettent les bouchées doubles pour déployer en parallèle quatre réseaux qui seront au final parfaitement similaires...
Pourrait-on changer de paradigme et penser les réseaux autrement, en sortant de la logique centralisée, lourde et contraignante qui les caractérise d’aujourd’hui ?
D’innombrables initiatives tentent depuis longtemps de décentraliser les réseaux, que ce soit au plan des infrastructures (par exemple via une logique de maillage de type Mesh networks) ou des couches applicatives (comme a entrepris de le faire Tim Berners-Lee, l’inventeur du Web, avec sa start-up Inrupt qui entend « re-décentraliser le Web »).
Mais beaucoup des efforts dans ce sens se portent désormais sur les blockchains et les crypto-monnaies, avec des solutions radicalement nouvelles qui proposent ni plus ni moins de repenser la logique des réseaux, leur structure, leur organisation.
Helium, le « réseau produit par les gens »
Décentraliser les infrastructures réseaux en se reposant sur les personnes est précisément l’ambition du projet Helium. Par le truchement de sa blockchain éponyme, Helium entend permettre de déploiement de réseaux sans fil décentralisés à destination de l’Internet des objets (IoT).
Comme le décrit le livre blanc du projet, rédigé en 2018, la solution présente des avantages multiples : « Helium permet aux appareils partout dans le monde de se connecter sans fil à Internet et de se géolocaliser sans avoir besoin d’outils de localisation par satellite très consommateurs en énergie ou de forfaits cellulaires coûteux. [...] Par le biais d'une blockchain, nous introduisons de la décentralisation dans une industrie actuellement contrôlée par des monopoles. Le résultat est que la couverture du réseau sans fil devient une marchandise ouverte à la concurrence, disponible partout dans le monde, à une fraction des coûts actuels ».
Concrètement, Helium s’appuie sur le protocole LoRaWAN (Long Range Wide-area network) pour établir un vaste réseau sans fil public. Participer au réseau nécessite l’achat d’un appareil dédié à placer à proximité d’une fenêtre, qui jouera le rôle de hotspot (donc de relais, dans une logique peer-to-peer). Le tout est géré via des couches logicielles spécifiques (développées en OpenSource) et, surtout, via la blockchain Helium et son token HNT.
L’idée maîtresse du projet est d’inciter à participer au réseau par le biais de récompenses financières. Par analogie avec le fonctionnement de Bitcoin (ou d’autres crypto-monnaies), Helium introduit la notion de « Proof of coverage » (preuve de couverture réseau, remplaçant le « Proof of work » qui caractérise Bitcoin) et de « minage HNT » : le token HNT est produit par les hotspots en récompense de leur participation au réseau, un peu comme les mineurs Bitcoin sont récompensés en BTC pour valider les transactions. « Votre hotspot fournit des kilomètres de couverture réseau sans fil à des millions d'appareils autour de vous, et vous êtes récompensé en HNT pour cela », résume le site officiel, soulignant qu’un hotspot « n’utilise que 5 W d'énergie ».
Bien que Helium soit d’usage limité à l’IoT (et ne peut donc pas servir d’alternative à WiFi pour un ordinateur ou un smartphone), l’intérêt que suscite le projet est palpable — et même mesurable.
Le réseau Helium repose aujourd’hui sur 132 462 hotspots répartis dans 11 000 villes, et progresse au rythme de 30 000 nouveaux hotspots par mois. L’écosystème qui s’est créé autour du projet se développe. Une dizaine de fabricants propose désormais des hotspots compatibles (environ 400 €), tandis qu’une « Decentralized Wireless Alliance » s’est formée sous la forme d’une ONG visant à développer les réseaux sans fil ouverts basés sur Helium. Début août 2021, l’entreprise californienne à l’origine d’Helium annonçait une levée de fonds de 111 millions de dollars pour poursuivre son développement. Et le token HNT, dont le cours a été multiplié par 15 depuis janvier dernier, affiche désormais une capitalisation de marché de près de 2 milliards de dollars, ce qui en fait la 60e crypto-monnaie mondiale (sur plus de 11 000 crypto-monnaies).
« Helium transforme la façon dont nous nous connectons et déployons des réseaux sans fil à l'échelle mondiale », commente sur Bloomberg Ali Yahya, partenaire chez Andreessen Horowitz, l’un des principaux investisseurs dans Helium, expliquant que « cela montre comment les nouveaux protocoles issus des crypto-monnaie vont défier les opérateurs historiques centralisés et finir par concurrencer les grandes entreprises de télécommunications ».
Reproduire le modèle
Le succès d’Helium ne doit pas masquer les échecs d’autres initiatives aux ambitions similaires. Ces dernières années, plusieurs projets cherchant à déployer des réseaux P2P à base de blockchain et de crypto-monnaies, comme Iungo, Open Garden, World WiFi, Magic ou d’autres, ont disparu ou changé de modèle.
Pour autant, d’autres projets actifs partagent des similarités avec Helium, et d’autres apparaîtront sans doute. Par exemple, Threefold entend développer « une infrastructure Internet peer-to-peer sécurisée et durable » selon une logique proche d’Helium — mais pour les accès Internet à domicile.
Il nécessite lui aussi un appareil dédié, de la taille dune boite à chaussures, qui abrite un système d’exploitation développé spécifiquement pour le projet (Zero OS) et sert à former un réseau offrant capacité de stockage et puissance de calcul (et où toutes les connexions sont privées et chiffrées). Chaque participant devient donc un noeud d’un réseau P2P informel et alternatif qui se surimpose à Internet. Comme pour Helium, les utilisateurs sont rémunérés en tokens (TFT) pour leur participation au réseau.
« Ensemble nous pouvons co-créer le nouvel Internet », martèlent les créateurs du projet, qui regrettent que « plus de 80 % de l'infrastructure Internet actuelle soit contrôlée par une poignée d'entreprises », le tout étant développé selon « un modèle inefficace et coûteux ». Le réseau Threefold, encore peu médiatisé, comporte environ 650 noeuds, offrant une capacité de stockage de 78 000 To.
VPN décentralisé
En dehors des réseaux (infrastructures) à proprement parler, d’autres tentent de décentraliser la logique de VPN. C’est le cas des projets Orchid ou Mysterium, par exemple.
Contrairement à Helium ou Threefold, ces solutions sont purement applicatives. Mais elles s’appuient également sur des blockchains et des crypto-monnaies, avec un modèle similaire de compensation ou de rémunération des utilisateurs formant le réseau. Comme pour un service de VPN classique, on installe une application dédiée qui chiffre les données, à ceci près que les connexions sécurisées ne sont pas assurées par le serveur (centralisé) d’un prestataire mais par les autres utilisateurs, dans une logique P2P.
Orchid est déjà opérationnel, tandis que Mysterium, qui s’appuie sur la blockchain Ethereum et la solution de niveau 2 Polygon (réduisant notamment les frais de transaction), lancera son réseau d’ici la fin de l’année 2021 (en version de test, le réseau revendique plus de 1 800 noeuds).
Il va sans dire que tout cela s’effectue dans une logique militante. « Le Web n'a pas été conçu pour être compartimenté, mais pensé pour être un village mondial sans frontières, où chaque citoyen a un accès égal aux informations, aux services et aux plateformes », explique le blog officiel Mysterium, annonçant un partenariat avec la plate-forme de gaming 1хBit, elle-même basée sur les crypto-monnaies, notamment dans le but de s’affranchir du geoblocking. « La décentralisation du Web est une solution puissante pour aider à restaurer nos droits numériques », conclut-on.
Il faut souligner que ce type de projets, en proposant un changement de modèle (du VPN au dVPN ou « VPN décentralisé ») ne font pas qu’apporter des solutions techniques fonctionnelles pour décentraliser le Net. Elles induisent également un nouveau modèle économique. Pour Orchid, il s’agit bien de donner naissance à un « marché mondial de la bande passante, peer-to-peer et qui fonctionne de manière totalement décentralisée, sans dépendre d'aucune entité centrale ». Dans la foulée, le principe d’abonnement disparaît (l’utilisateur ne paie que pour ce qu’il consomme) et les flux financiers s’effectuent de façon transversale, entre les utilisateurs eux-mêmes. Pour le dire autrement, l’idée est de court-circuiter le modèle centralisé du Net d’aujourd’hui, tant au plan technique que financier.
Les blockchain au coeur des réseaux
Si toutes ces solutions sont objectivement innovantes et tentent d’imaginer des solutions inédites pour changer la logique des réseaux d’aujourd’hui, reste à savoir si elles pourront « passer à l’échelle » et se démocratiser suffisamment pour permettre une transformation globale.
D’une façon ou d’une autre, et de façon très globale, on peut néanmoins penser que les blockchains joueront un rôle clé dans les réseaux de demain. C’est bien ce qui ressort de travaux scientifiques publiés dans National Science Review en avril 2021 par l’Université du Sud-Est en Chine. Soulignant « le succès remarquable de Bitcoin en tant que première crypto-monnaie fonctionnelle », les chercheurs chinois soulignent : « Forte de ses propriétés inhérentes telles que la transparence, l'anonymat, l'immuabilité, la traçabilité et la résilience, la blockchain peut servir à créer, à faible coût, des environnements fiables et sécurisés de manière décentralisée, et permettre une variété d'applications et de services innovants en dehors des seules crypto-monnaies ».
Après avoir passé en revue plusieurs dizaines de travaux académiques portant sur l’intérêt des blockchains en matière de réseaux (qu’il s’agisse de partage des bandes de fréquences, d’allocation des ressources, de gestion des identités, de l’intégrité des données et bien d’autres aspects des réseaux en général et des réseaux mobiles en particulier), ils concluent que les blockchains sont clairement « une technologie disruptive ». « Elle est capable de résoudre beaucoup de problèmes de confiance et de sécurité des réseaux de communication, en facilitant un partage plus efficace des ressources, en renforçant l'interaction des données, le contrôle des accès sécurisés et la protection de la vie privée, et en fournissant des fonctionnalités de traçage, de certification et de supervision, tant pour la 5G que pour les futurs réseaux 6G », résument les universitaires. Ils proposent d’ailleurs un cadre général, baptisé B-RAN (Blockchain Radio Access Network), destiné à servir de base de travail pour l’établissement des réseaux 6G, prévus à horizon 2030.
Pour les experts chinois, les réseaux de communication sans fil à base de blockchains constituent donc un « changement de paradigme » (c’est même le titre de leur article) et la voie vers des réseaux mobiles plus efficients et plus sécurisés.
Au-delà des seuls réseaux mobiles, en particulier 5G/6G, de nombreux autres travaux académiques plébiscitent l’usage des blockchains, et ce à tous les niveaux (qu’il s’agisse d’infrastructures, de protocoles, de systèmes de nommage façon DNS...) et pour tous les types de réseaux. Pour n’en citer qu’une, l’étude menée par quatre chercheurs de l’université britannique Anglia Ruskin et de l’Université technique du Danemark, intitulée « Les blockchains pour la décentralisation d’Internet, perspectives, tendances et défis » et publiée sur arXiv fin 2020, est édifiante.
Les universitaires y décrivent, de façon détaillée, comment « Internet s’est progressivement centralisé au fil des années », pour conduire aux limites et problèmes que nous connaissons aujourd’hui. En particulier, écrivent-ils, « les FAI ont un contrôle total sur l'Internet de l'utilisateur, en monopolisant les flux réseau des gens qui se connectant au Net. Cette monopolisation permet l’exploitation et les abus de la part des grandes entreprises ». Ils passent ensuite en revue l’apport potentiel des blockchains pour imaginer de nouvelles solutions portant sur toutes les couches réseau et ainsi « re-décentraliser » Internet.
Tout en relevant des limites ou des défis qui doivent encore être surmontés dans certains domaines (et en pointant le fait que des systèmes à base de blockchains pourraient eux aussi évoluer vers une concentration et une « re-centralisation » potentiellement probkématiques), les chercheurs concluent : « Bien qu'il existe d'autres méthodes pour parvenir à la décentralisation, nous sommes confiants dans le choix d'utiliser les blockchains comme catalyseur pour décentraliser Internet. L’architecture Internet actuelle souffre d'une myriade de problèmes et l'utilisation de blockchains résoudrait ces problèmes ».
D’une façon ou d’une autre, la logique intrinsèquement décentralisée des crypto-monnaies et des blockchains les prédisposent à être utilisées pour bâtir des réseaux d’un genre nouveau, moins compartimentés et largement plus décentralisés qu’aujourd’hui. Ce faisant, les citoyens pourraient cesser d’être de simples utilisateurs des réseaux, pour en devenir les acteurs — voire les propriétaires.