quantique

Préparez-vous à vrombir de peur et de dégoût, une mouche a pris ses quartiers dans les inventions de l'imaginaire. D'un genre horrifique, absolument emblématique et forcément technologique, nous nous téléportons jusqu'aux mystères de l'intrication quantique.

Que serait la science-fiction sans ses inventions qui nous fascinent ? Anticipations perspicaces de l’avenir ou véritables sources d’inspiration pour les scientifiques, certains de ces fantasmes technologiques ont transcendé la fiction pour accéder aux portes du réel. Dans Les inventions de l'imaginaire, nous vous parlons d’une technologie qui a d’abord été mentionnée dans une œuvre de science-fiction avant d'apparaître au grand jour. Embarquez pour un voyage tantôt littéraire, tantôt cinématographique, où l’imaginaire fait plus que jamais partie de la réalité…

Comme pour prolonger un peu l'ambiance d'Halloween, nous nous sommes plongés dans les concepts technologiques développés par une œuvre qui a sans doute sa place parmi les longs-métrages les moins ragoutants de l’histoire du cinéma. Quelque peu effrayant et tout à fait dérangeant, The Fly ou La Mouche en français est un film de science-fiction horrifique culte, impossible à oublier une fois visionné.

la mouche

Un cinéaste qui fit mouche

Ce petit bijou sanguinolent, on le doit à David Cronenberg, le maître incontesté du genre « body horror » - littéralement horreur corporelle. Ce sous-genre malaisant tend à mettre en scène des détournement des principes naturels du corps humain pour heurter nos représentations sociales et morales les plus ancrées. Rétrospectivement, on considère souvent le roman gothique de Mary Shelley, Frankenstein (1818), comme une des premières expressions du genre. Mutilation, membre qui sort de son axe, sexualité horrifiante, mutation physique, chimérisme… le body horror donne instinctivement envie de détourner le regard. Défiant les limites, il a quelque chose d'inadmissible.

J’ai une obsession particulière pour le corps...    

              David Cronenberg, 2018

Et à ce jeu là, David Cronenberg est un éblouissant cinéaste du corps ou plutôt de la chair, laquelle est souvent érotisée, meurtrie ou viciée. Généralement avare en dialogues, il parvient toutefois à toucher, presque littéralement, son spectateur, à lui comprimer le diaphragme, lui tripoter l’estomac. Beau programme, me direz-vous. Le réalisateur n'a pas peur de se confronter au cinéma de genre, ni de le détourner.

Il livre une œuvre intellectuelle résolument transgressive qui, par ses thèmes, ose montrer ce qui dérange, offrant à notre esprit une occasion de se questionner et de penser le monde, et particulièrement l'humain, sous un angle nouveau.

David Cronenberg

Son travail est moins un cinéma corporel qu’un cinéma spirituel, qui utilise le corps pour mieux explorer la complexité de l’esprit humain. […] Tour à tour expérimental, gore, fantastique et dramatique, l’œuvre de Cronenberg est un corps protéiforme. À l’image des êtres qui la peuplent, elle est ouverte à toutes les métamorphoses.


Fabien Demangeot, enseignant de cinéma et critique, auteur de La transgression selon David Cronenberg.

La Mouche, ne fait pas exception dans le cinéma de David Cronenberg. Sorti en salles en 1986, le film bourdonnant marquera un tournant dans la carrière du réalisateur alors déjà connu et reconnu en Amérique du Nord (notamment grâce à Scanners en 1981 ou Vidéodrome en 1983) en lui apportant alors une notoriété internationale. La Mouche propose une autre lecture de la nouvelle de l'écrivain franco-britannique George Langelaan déjà portée sur le grand écran en 1958 par Kurt Neumann avec La Mouche noire.

La Mouche noire de Kurt Neumann (1958)

Et la technologie dans tout ça ? Me direz-vous. On y arrive. The Fly, de son titre original, nous raconte l'histoire d'un scientifique excentrique et solitaire qui vient de terminer une machine extraordinaire. L'appareil en question est capable de transporter un objet d'un point A à un point B sans passer par des espaces intermédiaires. Conscient de la dimension révolutionnaire de son invention, le scientifique prie une journaliste de le suivre dans son laboratoire pour assister à une démonstration en direct.

« Sur quoi je travaille ? Je travaille sur quelque chose qui va changer le monde et la vie des Hommes. »

Le film s’empare ainsi du thème de la téléportation, un fantasme universel défiant les limites de l’espace et, par conséquence, du temps. Tout comme la télépathie ou l’envie de voler, nous avons probablement tous fait au moins une fois cette expérience de pensée, tant elle est incontournable. Se volatiliser pour se déplacer d’un lieu à un autre, qu’importe les kilomètres, sans effort et en seulement quelques secondes, quelle promesse ! Comme l’expliquait Norbert Wiener, fondateur de la théorie de la cybernétique, dans son essai God & Golem, Inc., en 1964, c’est en outre une idée qui peut être envisagée, qui est pensable :

Il est conceptuellement envisageable de transmettre un être humain à travers une ligne télégraphique […]. Pour l’instant et peut-être pour toute la durée de l’espèce humaine, cette idée est impraticable mais elle n’est pas pour autant inconcevable. 

Norbert Wiener, God & Golem, Inc. 1964

Aussi, rien d'étonnant à ce que l’univers de la science-fiction et du fantastique se soient allègrement saisis de ce thème. La fascination que le concept de téléportation peut exercer mais aussi son aspect pratique sont deux solides arguments à son utilisation dans la fiction.

La téléportation permet en effet d’éviter des scènes de voyage trop longues à décrire ou trop coûteuses à mettre en scène lorsqu’elles sont portées à l’écran. C’est alors en qualité d’ellipse, venant faciliter la narration, qu'elle intervient. Le plus célèbre exemple est sans doute celui de la série télévisée Star Trek avec son téléport.

© 20th Century Fox

Ce mode de déplacement quasi instantané dépend par ailleurs toujours d'un biais, que ce soit une cabine comme dans La Mouche, un quelconque objet, une formule magique ou la puissance de l’esprit. Il peut même devenir le moteur d’une intrigue lorsqu’il vient à engendrer un incident. Dans la saga Harry Potter par exemple, une coupe ensorcelée est changée en portoloin afin de piéger les personnages et de les transporter jusqu’à un endroit dangereux et même fatal pour l’un d’entre eux (R.I.P. pauvre Cédric) ; et c’est bien entendu l’élément déclencheur de La Mouche.

Dans l'intimité de la cabine, les atomes des deux espèces, homme et mouche, ont fusionné. Ce qui pourrait passer pour un détail anodin aura des conséquences terribles que rien ne semble pouvoir arrêter…

Reprenons le fil de l'intrigue. Dans La Mouche, Seth, le héros qui, nous ne pouvons manquer de le signaler, est interprété par un Jeff Goldblum intense et absolument fabuleux, a entamé une relation amoureuse avec Veronica, la non moins remarquable Geena Davis. Galvanisé par son amour naissant, le scientifique parvient à téléporter un premier être vivant, puis décide de tenter l'expérience sur sa propre personne. C'est là que le rêve bascule.

La téléportation fonctionne, mais Seth ne s'aperçoit pas qu’un insecte s’est glissé avec lui dans l'appareil. Il s’enthousiasme et presse Veronica de venir constater son succès, sans se douter de ce qui vient de se produire : dans l'intimité de la cabine, les atomes des deux espèces, homme et mouche, ont fusionné. Ce qui pourrait passer pour un détail anodin aura des conséquences terribles que rien ne semble pouvoir arrêter, telle une chute en avant, fatale. Le scientifique de génie se métamorphose peu à peu en un être hybride et répugnant, tandis que l'on assiste, impuissants, à la perte de ses oreilles… et de sa compassion.

Dans la presse, les critiques ont souvent fait le parallèle entre cette mutation physique effrayante et le désastre qu'entraîna l'épidémie de SIDA aux États-Unis dans les années 80. Bien que Cronenberg se défende d'avoir voulu parler de cette crise, on peut imaginer qu'il ait été influencé, consciemment ou non, par certains drames de son époque, dont la propagation du VIH. Ce qui est plus évident, c'est que La Mouche s'inscrit dans la tradition des films reprenant la figure du savant fou, qui s'est développée dans le cinéma hollywoodien des années 30 et dont le docteur Frankenstein, figure de l'hubris qui a vu son invention se retourner contre lui, est l'emblème.

© 20th Century Fox

Dans The Fly, le monstrueux est incarné par la créature que devient Seth, son désir créateur impactant directement et profondément sa chair. Le film interroge ainsi le rapport de l'humain avec ses propres pulsions - ce n'est pas la société qui le juge, comme c'est le cas dans La Métamorphose de Kafka par exemple où Gregor s'aperçoit que ce n'est pas lui mais le regard des autres qui a changé. Dans La Mouche, c'est le personnage qui se transforme, au plus profond de son être : le cheminement est alors moins social que psychologique.

Le regard de Cronenberg, même désenchanté, nous parvient empreint d'empathie : en jouant avec notre dégoût, ce film arrive aussi à faire du bien.

Cependant, aussi effrayant, perturbant et déchirant que soit The Fly, il émane tout de même de ce film un certain sentiment, osons le mot, d'optimisme. Ce dernier prend corps à l'écran à travers le personnage de Veronica qui, loin des stéréotypes, vient irradier le film d'un amour sans faille envers le scientifique et d'une émouvante humanité. Fidèle malgré la peur et le danger, elle finira par tuer ce qu'il reste de Seth, à sa demande et tout en s'excusant. À travers elle, le regard de Cronenberg, même désenchanté, nous parvient emprunt d'empathie : aussi, en jouant avec notre dégoût, ce film arrive aussi à faire du bien…

La téléportation : d'un changement d'état à l'autre

On ne brisera probablement aucune illusion en disant que la téléportation telle qu'on l'imagine habituellement et comme elle est le plus souvent décrite dans la fiction, hélas, n'existe pas dans la réalité. Point de déplacement sans trajet, que cela concerne une distance d'une centaine de milliers de kilomètres ou d'un simple demi petit pouce - et a priori ce n'est malheureusement pas demain la veille qu'il pourrait en être autrement.

Ce qui est particulièrement intéressant avec La Mouche, c'est que la fusion qui a lieu entre Seth et l'insecte induit un changement d'état du personnage : ce faisant le film aborde la philosophie, si on peut le dire ainsi, de la téléportation quantique. Dans la pratique (inventions de l'imaginaire oblige), on peut même signaler qu'il la devance, puisque la première expérience de ce type de téléportation fut réalisée une dizaine d'années après la sortie du film !

[Cronenberg] a eu la bonne intuition de faire dialoguer téléportation et transformation.

La téléportation quantique, la seule qui soit pour le moment une réalité scientifique, n'est pas une méthode permettant de déplacer de la matière, ni même de l'énergie. Son principe est de transférer une information quantique d'une particule à une autre qui lui est en tout point identique. Ces deux particules, bien que séparées spatialement, font partie d'un même système : on dit qu'elles sont intriquées. Cela signifie que leur état quantique, en plus d'être le même, s'établit dans une relation de dépendance - le terme de téléportation quantique est d'ailleurs impropre, il n'est pas représentatif de ce qu'il décrit. L'intrication a pour conséquence de voir la particule initiale sollicitée non pas se déplacer dans l'espace mais changer d'état, se métamorphoser en quelque sorte… Vous voyez la relation avec La Mouche ?

Bien sûr, les tenants de la téléportation quantique sont infiniment plus complexes, et il ne s'agit pas ici d'expliquer le phénomène à travers cette œuvre de science-fiction ! Cronenberg n'est d'ailleurs pas un spécialiste de la question, mais on ne peut pas lui enlever que, consciemment ou non, il a eu la bonne intuition de faire dialoguer téléportation et transformation.

Anton Zeilinger

Depuis 1935 et l'exercice de pensée d'Einstein, Podolsky et Rosen, aboutissant au paradoxe EPR (de l'initial des trois compères), en passant par l'expérience d'Aspect au début des années 80, jusqu'à la première téléportation quantique réalisée en 1997 par Anton Zeilinger et son équipe à l'université d'Innsbruck (Autriche), ce que l'on appelle de façon un brin sensationnaliste téléportation quantique suscite beaucoup d'intérêt dans le monde scientifique, notamment dans le domaine de l'optique et plus largement dans celui de l'information quantique.

Quiconque tenterait de dérober ou d'espionner une communication quantique verrait son contenu s'autodétruire simultanément de part et d'autre au lieu de se révéler.

Récemment, c'est la mission spatiale QUESS (pour Expériences quantiques à l'échelle spatiale, dans sa traduction française) de l'Administration spatiale nationale chinoise qui s'est emparée du concept de téléportation quantique afin de mener à bien un projet scientifique. Celui-ci pourrait d'ailleurs bousculer le domaine des télécommunications, notamment en matière de sécurité.

Le 15 août 2016, dans le désert de Gobi, au nord de la Chine, la base de lancement de Jiuquan faisait ainsi partir un satellite nommé Moz, du nom d'un célèbre philosophe chinois fondateur du moïsme qui vécut au Ve siècle av. J.-C. La mission, elle, consiste à expérimenter la transmission de clés de chiffrement quantiques entre Mozi et des stations restées sur Terre.

© 20th Century Fox

Pékin souhaite reproduire à plus grande échelle ce que les scientifiques ont déjà pu expérimenter en laboratoire, à savoir une communication inviolable, grâce à l'intrication quantique. L'utilisation de photons liés entre eux rend en effet les données impossibles à intercepter : quiconque tenterait de dérober ou d'espionner une communication quantique verrait son contenu s'autodétruire simultanément de part et d'autre au lieu de se révéler.

Beaucoup de gens pensent que les communications quantiques joueront un rôle, notamment, dans le futur d’Internet. C’est à double usage, on pourra aussi bien crypter une communication militaire que commerciale, ce ne sera qu’une question d’applications.

Anton Zeilinger, physicien autrichien spécialiste de la téléportation quantique.

La Chine n'est pas le seul pays à croire et à investir dans les communications quantiques, aussi quelque chose nous dit que les nouvelles technologies n'ont pas fini de nous mettre des photons dans les yeux ! En attendant d'accéder à ces promesses et peut-être échanger bientôt du contenu sans crainte d'interception, on peut toujours jouer à se faire peur avec un bon film d'horreur et de science-fiction !