Et si une bonne partie de nos vêtements et accessoires de mode devenaient numériques ? Et si c’était le meilleur moyen de rendre l’industrie de l’habillement plus écologique ?
Moonshots est une rubrique de Clubic présentant de façon résolument optimiste des technologies innovantes et futuristes, susceptibles d’apporter des solutions concrètes aux problèmes de notre monde à moyen ou long terme. Idées improbables, innovations de rupture et solutions crédibles : de quoi faire (un peu) rêver à un monde meilleur, un mercredi sur deux.
L'industrie du textile et de l’habillement a un problème… et même plusieurs. Elle est d’abord polluante et très consommatrice en ressources : l’industrie de la mode consomme plus de 90 milliards de mètres cubes d’eau par an et « elle est responsable de 10 % des émissions mondiales annuelles de carbone, soit davantage que tout le trafic aérien international et le transport maritime réunis », comme l’indiquait la Banque mondiale en 2019. « Nos vêtements, chaussures et linge de maison polluent l’eau, émettent des gaz à effet de serre et encombrent les décharges », rappelait encore le Parlement européen début 2021, soulignant que « un demi-million de tonnes de microfibres provenant du lavage des vêtements synthétiques finissent dans les océans chaque année, soit 35% des microplastiques primaires rejetés dans l’environnement ».
En outre, cette industrie est aussi source d’immenses gaspillages. « Sur le total des fibres textiles utilisées pour les vêtements, 87% sont incinérés ou finissent dans des décharges », déplore Queen of raw, une place de marché B2B dédiée aux textiles inutilisés. En 2021, le site a déjà permis d’économiser près de 4 milliards de litres d’eau, juste en mettant en relation acheteurs et vendeurs de surplus textiles.
Dans une perspective écologique, l’industrie de la mode et du textile doit donc se réinventer et réorganiser les circuits de production et de distribution. Bien sûr, la situation s’améliore : les anciennes marques s’adaptent et se transforment, tandis que de nombreuses autres, résolument bâties sur l’économie circulaire et la neutralité carbone, apparaissent.
Pour ne citer qu’un exemple, la marque britannique Yes Friends, lancée en 2021, produit des T-shirts bon marché avec une empreinte carbone globale réduite de 90%. Ils sont produits en Inde à base de coton organique équitable par Continental Clothing, sans pesticides ou produits chimiques toxiques et via des usines qui tournent à l’énergie solaire et éolienne. « Nos t-shirts économisent environ 6 kg de CO2 sans utiliser de compensation carbone », note Johnny Patterson, co-fondateur de la start-up, en rappelant que « si l'industrie de la mode ne parvient pas à évoluer, elle sera un contributeur majeur d’émissions et donc en partie responsable de l'échec de la lutte contre le changement climatique ».
Rendre la mode plus eco-friendly paraît donc possible, mais on peut aller plus loin — et imaginer des solutions radicalement nouvelles. Dans un monde dominé par les réseaux et le numérique, pourrait-on effacer une partie du problème en conjuguant l’habillement à l’aune du numérique ? Les adeptes de la « mode virtuelle » le pensent.
Mode technologique
Le principe est simple : que ce soit sur les réseaux sociaux classiques (Instagram, Tik-Tok et autres), sur les applis de rencontre ou dans les mondes virtuels en 3D, l’utilisateur est toujours représenté et identifié sous forme d’images ou d’avatars numériques. Dès lors, pourquoi ne pas les « habiller » de vêtements et accessoires eux-mêmes numériques ? Se développe alors une mode purement numérique, tirant parti de diverses technologies (applis mobiles, réalité augmentée, modélisation 3D, blockchains...) pour concevoir des styles et des formes exclusivement destinés à être « portés » dans le virtuel.
Le phénomène a déjà pris de l’ampleur. Des places de marchés dédiées apparaissent, comme DressX ou XR Couture, sortes de « Amazon du vêtement virtuel », où se côtoient des dizaines de marques et des centaines d’habits numériques. « Nous voulons montrer que certains vêtements peuvent n’exister que dans leur version numérique », décrit DressX, rappelant que l’industrie de l’habillement produit actuellement bien plus que nécessaire, et que l’on peut imaginer une mode numérique « sans pour autant perdre la beauté et l’attrait de la mode physique ».
Beaucoup de ces vêtements numériques sont destinés à être simplement surimposés à des photos existantes, remplaçant les habits réels d’origine (les sites fournissent des recommandations précises sur la qualité et le type de photos adaptées pour cela). DressX propose également une appli en réalité augmentée permettant de visualiser les vêtements sur soi. Le tout avec une posture résolument écologique. « Nous créons les vêtements du futur, qui éliminent les déchets et produits chimiques liés à la production et minimisent l'empreinte carbone de l’industrie de la mode », insiste-t-on.
La tendance se télescope aussi à l’avénement des NFT, devenus en quelques années le moyen universel de posséder et d’échanger n’importe quel bien numérique.
Rien qu’en août dernier, la vente de NFT sur une seule des nombreuses places de marché dédiées (OpenSea) représentait plus de 3 milliards de dollars. Après les jeux, les collections de personnages plus ou moins loufoques et les œuvres d’art numérique se vendant à prix d’or chez Christie’s ou Sotheby’s, vêtements et accessoires de mode vont tout logiquement eux aussi se transformer en NFT. Le tout premier NFT de mode s’est d’ailleurs vendu en 2019 : la robe 100 % numérique Iridescence de la styliste Johanna Jaskowska se vendait alors 9 500 $. Plus récemment, en mars 2021, la marque RTFKT (prononcez « artefact »), créée par trois amis au tout début de la crise Covid et dédiée aux objets numériques à collectionner ou à porter, vendait pour plus de 3 millions de dollars de sneakers virtuelles sous forme de NFT.
La technologie concerne au premier chef les mondes virtuels en 3D, dont les avatars de plus en plus réalistes ont désormais eux aussi le droit d’être « à la mode ». Comme le note Euronews, rien que sur Decentraland, un monde virtuel entièrement basé sur la blockchain Ethereum et les NFT, les ventes de vêtements et d’accessoires à porter ont totalisé 630 000 € au cours des six premiers mois de 2021 — près du triple de l’année précédente.
Mais les grandes marques de l’industrie de la mode seront aussi de la partie. Depuis plusieurs années, Burberry, Prada, Moschino ou Louis Vuitton ont fait des incursions remarquées dans le monde numérique, à commencer par les jeux vidéo. Et les choses s’accélèrent. En mai 2021, un sac Gucci 100% virtuel se vendait sur la plate-forme de jeu Roblox pour plus de 4 000 $ — soit davantage que le même sac en version réelle. Dans la foulée, la marque commercialisait 25 modèles de sneakers numériques, visualisables sur soi via une appli dédiée et utilisable sur Roblox ou sur le service de réalité virtuelle VRchat. De son côté, en septembre 2021, Dolce & Gabbana battait des records en vendant aux enchères sous forme de NFT — pour un total de 5,6 millions de dollars — neuf pièces de sa collection numérique « Collezione Genesi ».
L’avenir est ici facile à prédire. A défaut d’être rangeable dans un placard, tout objet de mode virtuelle se traduira de plus en plus en tokens uniques, assortis d’une cote de marché, dont les propriétaires peuvent prouver l’authenticité sur une blockchain — et qui peuvent être revendus d’un clic en toute sécurité. Outre UNXD, la plate-forme spécialisée dans les luxueux artefacts numériques qui a organisé la vente des NFT Dolce & Gabbana, les places de marché spécifiquement centrées sur les NFT de mode commencent d’ailleurs à apparaître. Neuno, dont l’ouverture est imminente sur la blockchain Flow (spécialement créée pour les NFT) promet ainsi « une nouvelle façon d’acheter, de porter, de collectionner ou d’échanger » des articles de mode uniques.
Créativité virtuelle
Côté créateurs, le virtuel apporte une nouvelle source d’inspiration mais surtout un territoire quasi-vierge et potentiellement infini. Départie de toutes les contraintes physiques (matériaux, poids, complexité de fabrication...), la créativité peut s’exprimer sans limite. Graphistes ou jeunes stylistes se spécialisent et s’apparentent désormais à des « designers ou couturiers virtuels », dont certains connaissent un fort succès, tant médiatique que commercial.
Pour sa collection 100 % numérique baptisée « The Ornament », la styliste Saranya Umashankar a par exemple utilisé la modélisation 3D, la photogrammétrie et la découpe au laser. Toutes les formes sont fabriquées en carton, avant d’être scannées puis retravaillées numériquement pour produire différentes textures, « avec la possibilité de créer des motifs graphiques, des couleurs ou des couches superposées illimités, tout en émulant avec précision des tissus délicats », explique-t-elle. Le résultat est « une collection physique qui peut être manipulée dans le monde numérique », tout en limitant les déchets et en s’inscrivant dans une logique de développement durable. « NFT et créations numériques sont 100% l’avenir de la mode », conclut la styliste.
Autre exemple : la jeune styliste lettone Santa Kupča présentait sa collection numérique « Decrypted Garments » lors de la semaine du design de Milan, en septembre 2021. Elle explique comment, par le truchement de scanners et de modélisation 3D, elle ne cherchait pas à produire des styles et des matières réalistes, mais au contraire à tirer parti d’une liberté nouvelle. Ses créations fluides et pixélisées s’inspirent directement de l’imagerie du jeu vidéo, notamment Minecraft. « Les formes peuvent devenir ce que l’on veut », décrit-elle. « C’est intéressant de voir comment recréer du tissu à partir du monde réel, mais il peut exister un autre type de textile dans le monde numérique. Certaines marques essaient d'imiter de vrais tissus, mais on peut au contraire tout oser en la matière ».
Ce mouvement vers la mode virtuelle entend bien réaliser la fusion entre esthétique et numérique — tout en lui donnant un sens nouveau. A Amsterdam, aux Pays-Bas, The Fabricant est un collectif de graphistes et stylistes qui se définit comme « une maison de couture numérique ». « Nous imaginons un avenir où la mode transcende le corps physique et où nos identités numériques imprègnent la vie quotidienne pour devenir la nouvelle réalité », décrivent-ils. Le collectif a déjà travaillé avec de nombreuses grandes marques, comme Adidas, Puma, Tommy Hilfiger, Under Armour ou Atari pour produire styles numériques, films en synthèse d’image, showrooms virtuels et autres compétitions de mode numérique. « En cette époque technologique, la mode va bien au-delà du simple habillage numérique . C'est le moyen par lequel nous nous préparons au metaverse, car l'expression numérique constitue la ligne de front de notre identité dans les mondes virtuels », avancent-ils.
Un metaverse très fashion
Pour les nouveaux acteurs de cette mode 100% virtuelle, les bénéfices au plan écologique sont une évidence. « Le vrai gaspillage dans la mode provient de la surproduction et de la surconsommation. Le metaverse nous offre de nouvelles opportunités pour repenser les modèles de consommation, tester les concepts et les performances des produits et changer les comportements », explique Evelyn Mora.
Consultante finlandaise basée à Paris, elle a créé la Fashion Week de Helsinki en 2014, puis fondé Digital Village, un réseau social bâti sur sa propre blockchain qui entend repenser interactions numériques et e-commerce, à la croisée du jeu et de la mode, dans une perspective de développement durable. A la clé, notamment, des « Fashion Weeks » qui se déroulent dans le metaverse. « Nous devons réfléchir à la façon dont nous pouvons combiner la mode numérique et physique pour un développement plus durable. Je ne pense pas que le numérique puisse jamais remplacer le physique, mais il peut créer un impact et changer ou remodeler le fonctionnement de la mode physique et le fonctionnement de cette industrie », insiste-t-elle.
Il reste difficile d’appréhender aujourd’hui comment s’articulera ce mix réel/virtuel. Mais on perçoit déjà l’apparition d’un nouveau paradigme, caractérisé par une dualité nouvelle. Il y aurait d’un côté les vêtements physiques que l’on porte (essentiellement au travail ou à la maison) et de l’autre les vêtements numériques que l’on utilise pour paraître et socialiser.
Si l’on admet que le vêtement assure depuis toujours plusieurs fonctions, cette évolution fait sens. Et elle s’inscrit dans une continuité logique : la dématérialisation généralisée d’un côté (film, livres, musique ou titres de propriété n’existant plus que sous forme numérique), la numérisation des identités de l’autre (pseudonymes, avatars, filtres modifiant l’apparence sur les réseaux sociaux...). Au fur et à mesure que se développe un metaverse en forme de véritable surcouche virtuelle du monde réel, il paraît en fait de plus en plus naturel que la mode se numérise et que le style se virtualise. Quand l’essentiel des relations sociales s’effectuent en ligne, l’aspect de notre représentation virtuelle compte presque autant que notre apparence réelle.
Pour la génération Z en tout cas, la cause semble entendue. « Les vêtements virtuels sont une nouvelle façon d’exprimer sa personnalité », décrit Noah, graphiste américain de 23 ans qui conçoit et commercialise des kimonos numériques pour le monde virtuel Decentraland (et raconte en avoir vendu pour 15 à 20 000 $ en trois semaines). « La mode numérique donne à cette génération la possibilité de peaufiner son style en portant des tenues qui n'existent pas dans la réalité. Elle apporte aussi à la génération Z l'opportunité de redéfinir la façon dont elle s'exprime en impressionnant ses followers par des tenues absolument spectaculaires, tout en étant éco-responsable », résume Subham Jain, fondateur de XR Couture. Même credo chez The Fabricant, pour qui « les vêtements seulement composés de données et portés par des avatars personnalisés communiqueront nos humeurs, nos systèmes de croyances, nos intentions et nos désirs ».
De quoi imaginer une mode, des styles et des garde-robes aux contours redéfinis et illimités, brouillant un peu plus les frontières entre réel et virtuel — sans pour autant abîmer la planète.