Nouvel accord de partage pour Sony et Sharp
Les grandes manoeuvres s'accélèrent dans le secteur japonais des téléviseurs à écran plat. Il ne se passe pas un mois ces derniers temps sans que des énormes tractations pour le moins inattendues ne soient révélées. Ainsi, deux géants nippons du secteur, dont les produits se regardent en chiens de faïence dans les rayons des magasins, Sharp et Sony, ont-ils annoncé, mardi 26 février, leur intention de partager la production de larges dalles d'écrans et modules de téléviseurs à cristaux liquides (LCD). En clair, Sharp, qui maîtrise parfaitement les procédés de façonnage de ces pièces maîtresses, va fournir à partir de 2010 à Sony le coeur d'une partie de ses téléviseurs LCD commercialisés sous le nom générique « Bravia », en échange d'un partage des frais de fonctionnement des installations requises.Les dalles-mères sont de très grands substrats de verre recouverts de couches ultra-minces de cristaux liquides et autres matériaux. Elles sont découpées en plusieurs panneaux de la taille des écrans souhaités, lesquels sont assemblés avec divers composants pour constituer ce que l'on nomme les modules. Ces derniers sont ensuite complétés et habillés pour devenir des téléviseurs LCD. Même si Sony va confier à Sharp le façonnage des dalles et l'assemblage de ses modules, les TV des marques Sony (Bravia) et Sharp (Aquos) continueront de se singulariser par leur esthétique, par des fonctionnalités et ergonomie particulières et par le fait qu'ils intégreront chacun des circuits intégrés différents pour le traitement des signaux. « La qualité et l'attractivité des écrans ne dépendent pas uniquement des dalles, mais de nombreux autres facteurs », a souligné le PDG de Sharp, Mikio Katayama, lors d'une méga-conférence de presse conjointe.
Les deux mastodontes de l'électronique prévoient de conclure, en septembre, un contrat établissant une société qui contrôlera la gigantesque usine de dalles-mères LCD que Sharp est en train de construire à Sakai, dans l'ouest du Japon. Sharp devrait détenir 66% de cette nouvelle entité encore dépourvue de raison sociale, et Sony 34%. Aucun autre partenaire n'est attendu. D'un coût de 380 milliards de yens (2,38 milliards d'euros) pour Sharp, auquel s'ajoutent plusieurs autres centaines de milliards de yens pour les fournisseurs qui s'implanteront sur le site, le complexe de Sakai doit entrer en exploitation au plus tard en mars 2010.
« En nous associant à Sony, fabricant de téléviseurs de premier plan, nous nous assurons un gros client pour les dalles et modules de TV dans le but de faire du site de Sakai le premier du monde et d'améliorer la qualité et la compétitivité de nos produits et des technologies afférentes », a justifié Mikio Katayama.
Sharp devient un incontournable fournisseur
Sharp, numéro un des TV LCD en parts de marché au Japon, a en revanche plus de mal que Sony à vendre ses téléviseurs « Aquos » à l'étranger, sa marque étant moins connue que celle de son concurrent, et ses produits moins bien distribués. Du coup, pour être sûr de ne pas être en surcapacité de production et éviter les fluctuations aléatoires, il préfère assurer ses arrières en se posant comme fournisseur imbattable de dalles et modules. L'usine de Sakai façonnera initialement 36.000 dalles-mères de 3,05 mètres sur 2,85 mètres par mois (dites de 10e génération), et le double par la suite, ce que personne à ce jour n'est capable de faire, grâce à des techniques inusitées.La capacité de produire des dalles-mères de telles dimensions pour les téléviseurs à large écran plat, en minimisant les pertes, constitue la clef de la rentabilité. Toutefois, les investissements faramineux et les procédés complexes requis poussent les acteurs du secteur à partager les charges. « Via cette collaboration, nous avons pour ambition de renforcer les technologies avancées de Sharp en matière de production d'écrans à cristaux liquides ainsi que la compétitivité des téléviseurs LCD de Sony sur le marché mondial », ont expliqué les deux groupes qui resteront néanmoins concurrents en magasins. « Nous allons chercher à maximiser les atouts des dalles-mères sortant de l'usine de Sakai, pour produire des modules qui aient le meilleur rapport qualité-performances-prix du marché », ont-ils insisté. « Ce partenariat nous garantit un approvisionnement stable en dalles et modules », a indiqué pour sa part le patron de l'électronique de Sony, ingénieur spécialiste des écrans et numéro deux du groupe, Ryoji Chubachi, ajoutant, « c'est un grand pas en avant pour affirmer notre place de numéro un mondial des téléviseurs ».
Sony, qui a tardé à comprendre le potentiel des écrans LCD, ne dispose pas d'usines de dalles et modules en propre, ni de toutes les technologies requises. Pour asseoir sa suprématie sur le marché des TV LCD, atteindre ses objectifs (10 millions de TV vendues cette année) et faire face aux besoins de dalles subséquents, il a déjà créé en 2004 une société commune, du même type que celle envisagée avec Sharp, avec son concurrent sud-coréen Samsung. Baptisée S-LCD, cette coentreprise produit des dalles-mères dans deux usines en Corée du Sud, et des modules dans une troisième, pour chacun des partenaires. Les deux groupes ont pour l'heure injecté près de 450 milliards de yens (2,8 milliards d'euros) dans ces infrastructures. Mais cela ne suffit pas, car Sony est devenu ces derniers mois le numéro deux mondial des TV LCD (en nombre d'unités) et même le premier (en chiffre d'affaires), au coude à coude avec Samsung.
Du coup, s'il veut le rester, Sony a besoin d'inonder le marché de TV. « La sécurisation de la fourniture de dalles était devenue ces derniers mois notre principal souci », a avoué M Chubachi. L'ex-champion des TV à tube cathodique « Trinitron » s'est dès lors vu contraint de trouver un fournisseur de plus, et s'est tourné vers son compatriote Sharp, « le plus avancé du secteur », a reconnu le numéro deux de Sony. « Les discussions ont commencé à l'automne 2007 », a précisé le PDG de Sharp.
« Le fait que nous nous approvisionnions aussi en dalles auprès de Sharp ne remet pas en cause notre coopération avec Samsung », a cependant fortement insisté M. Chubachi, alors qu'un journaliste sud-coréen l'avait vigoureusement interpellé en prédisant des tensions entre Sony et Samsung, voire carrément des frictions au niveau politique. En diversifiant ses fournisseurs, Sony entend aussi faire jouer la concurrence entre eux pour bénéficier des meilleurs tarifs et sortir son activité TV du rouge, cette dernière étant encore plombée par l'absence de marges suffisantes sur les modèles LCD dont les prix en rayon n'en finissent pas de dégringoler, et par le fait que le groupe n'a pas encore cessé de fabriquer des appareils à tube. Sony, qui espère contrôler quelque 20% du marché mondial des TV LCD, n'avait donc guère le choix. Il redoutait en effet de manquer de dalles montées en modules pour être en mesure de répondre à la croissance fulgurante des ventes et à l'augmentation de la taille moyenne des téléviseurs achetés.
La stratégie de Sony
Face à ceux qui s'inquiètent du fait que Sony soit forcé de faire appel à ses concurrents pour lui façonner des éléments majeurs de ses produits, M. Chubachi ne rougit pas. « Nous avons des stratégie différentes pour chaque catégorie d'appareils dans le but de proposer des produits de la meilleure qualité au meilleur prix en fonction de nos atouts propres et de ceux des autres industriels », a-t-il détaillé. Champion et pionnier des capteurs CCD et CMOS pour appareils photos et camescopes numériques, Sony dope par exemple la production de ce type de composants pour équiper ses propres boîtiers, téléphones mobiles/appareils photos et caméras, mais aussi pour fournir une partie de ses concurrents. Sony est par ailleurs très avancé dans les techniques d'écrans organiques (OEL ou OLED), puisqu'il fut le premier du monde à mettre sur le marché l'an passé un modèle de ce type, certes encore petit (11 pouces de diagonale), mais qui ne demande qu'à grandir. Sony s'apprête d'ailleurs à investir des milliards de yens pour mettre en place une ligne de production expérimentale de dalles OEL de plus grandes tailles afin d'accélérer le développement de procédés de fabrication en série et d'abaisser les coûts de revient encore prohibitifs pour des TV de plus de 20 pouces.Sharp, premier groupe à avoir industrialisé la production d'écrans LCD en 1973, d'abord pour des calculatrices, possède pour sa part en propre déjà deux usines high-tech contiguës de dalles-mères LCD pour TV au Japon, à Kameyama (centre). Jusqu'à présent, il ne produit des dalles pour téléviseurs LCD que pour ses propres modèles. Toutefois, il a récemment décidé de fournir prochainement d'autres groupes et, avant Sony, il avait déjà conclu fin 2007 un accord en ce sens avec ses compatriotes Toshiba et Pioneer.
Toshiba lui livrera en échange des circuits de traitement, et Pioneer divers autres composants, notamment dans le domaine des lecteurs de DVD Blu-ray. « Les nouvelles technologies de production qui seront mises en oeuvre à Sakai, comme celles utilisées à Kameyama, resteront le secret de Sharp », nous a cependant précisé en marge de la conférence de presse une porte-parole du groupe, lequel protège savamment ses savoir-faire uniques. Autrement dit, les techniciens des autres firmes clientes n'y mettront pas les pieds.
D'ailleurs, ce type d'usines fonctionnent presque uniquement avec des robots. Quasiment personne, hormis les personnels de maintenance, ne pénètre dans les diverses salles. Sony et Sharp prévoient certes aussi de travailler ensemble à la recherche et développement, mais sur des aspects qui ne concerneront pas directement le façonnage des dalles-mères, à savoir par exemple les techniques de rétro-éclairage.
En proie à une sévère concurrence, le marché des TV-LCD est donc en train de se restructurer et de se consolider pour former de grandes alliances afin de partager les coûts monstrueux de fabrication de dalles-mères. Au Japon, pour l'heure, deux clans se sont ainsi constitués récemment autour des industriels qui maîtrisent le mieux la fabrication de dalles LCD ou plasma..Le premier est, comme nous venons de l'expliquer, emmené par Sharp, avec à bord Sony, Toshiba, Pioneer. Le second regroupe un trio de poids-lourds de l'électronique: Matsushita (bientôt rebaptisé Panasonic), Hitachi et Canon.
Ces trois géants nippons sont en train de s'échanger des paquets actions et de billets dans tous les sens pour se partager des filiales spécialisées dans la production de dalles LCD, OEL (à matériau organique électroluminescent) et plasma. Ces transactions sont consécutives à la conclusion récente d'un vaste partenariat. Selon les termes de cet accord tripartite, dans un premier temps, Matsushita et Canon se sont engagés à prendre chacun une participation de 24,9% dans Hitachi Displays, une filiale à 100% d'Hitachi spécialisée dans la fabrication de petits et moyens écrans LCD pour divers types d'appareils. Par la suite, selon un échéancier non déterminé, Canon devrait acquérir jusqu'à 90% de Hitachi Displays.
Matsushita devrait quant à lui acheter pour 66 milliards de yens presque tous les titres d'une autre société affiliée à Hitachi, IPS Alpha Technology, en récupérant notamment les 15% détenus par Toshiba, désormais allié dans ce domaine à son compatriote Sharp. IPS Alpha fabrique des dalles-mères LCD, d'où l'intérêt de Matsushita qui veut être présent aussi bien sur le marché des TV LCD que sur celui des modèles plasma.
A travers ces complexes transactions, Canon entend s'assurer un approvisionnement stable en petits et moyens écrans LCD, puis OEL, de haute-qualité, pour ses appareils photos et autres produits (imprimantes, appareils médicaux, etc.).
Quant à Matsushita, en renforçant son contrôle sur IPS Alpha Technology, il veut s'assurer un important volume de dalles-mères LCD pour doper sa production de téléviseurs de ce type. Sans attendre d'en prendre le contrôle intégral, Matsushita a poussé IPS Alpha à construire au Japon une nouvelle usine de dalles-mères LCD de huitième génération (d'une surface de 62,5% inférieure à celles de 10e génération). Ce site coûtera quelque 300 milliards de yens (1,88 milliard d'euros). Edifié à Himeji (ouest), il entrera en exploitation en janvier 2010 et permettra à la société de plus que tripler sa production par rapport aux niveaux actuels. Matsushita, numéro un des TV à écran plasma, est par ailleurs aussi en train de construire dans l'ouest du Japon, la plus grande usine du monde de dalles plasma, après en avoir tout juste ouvert une autre.
Cette fuite en avant dans les investissements est justifiée par le boom de la demande de téléviseurs à écran plat. Le marché exige d'une part des TV de meilleure qualité (du fait l'extension de l'offre de programmes en haute-définition télédiffusés en numérique ou édités sur DVD de nouvelle génération Blu-ray), et d'autre part des appareils moins chers susceptibles de rivaliser en termes de coûts avec les appareils à tube cathodique pour permettre aux foyers des pays émergents (ou en voie de développement) de s'équiper d'emblée avec un téléviseur LCD.
IPS Alpha va par ailleurs réfléchir aussi au développement d'écrans organiques électroluminescents OLED (« Organic light-emitting diode ») pour permettre à Matsushita et Canon d'être aussi présents à terme sur ce marché, les écrans OLED offrant un rendu des couleurs et un contraste actuellement inégalés.
Signalons au passage qu'en dehors des groupes japonais ci-dessus cités, des sud-coréens Samsung et LG, et d'un ou deux autres asiatiques, il n'existe pas d'autres détenteurs de techniques et sites industriels aussi avancés pour le façonnage de très grandes dalles-mères de TV (les Européens sont hors-jeu). Pour conclure, sachez enfin qu'un autre acteur nippon moins en vue dans le domaine des TV, mais pas inactif, Mitsubishi Electric, proposera d'ici la fin de cette année sur le marché américain la première télévision du monde à faisceaux laser.