Ce n'est qu'à une heure de Tokyo en avion, mais c'est un autre Japon, rural, serres alignées sur de vastes plaines au pied de montagnes volcaniques enneigées, forêts d'arbres pliés par le vent, la région Nord du Tohoku sur l'île principale Honshu, la préfecture de Yamagata, en forme de profil de visage humain, ses excellents "edamame", haricots de soja bouillis et salés que l'on croque à l'apéritif avec une bière ou une très légère liqueur de prune, ses melons, son « nihonshu » (sake japonais), des cerisiers en fleur à la mi/fin avril lorsque ce spectacle a déjà pris fin au sud de l'archipel. Pourquoi vous conduit-on en cette fin de semaine au pied du « Fuji-san du Tohoku », surnom du volcan le plus haut de cette région nippone? Eh bien parce qu'il se trouve, chers lecteurs technophiles, qu'elle accueille plusieurs usines high-tech, dont celles du groupe Casio.
Nous sommes allés visiter l'une d'elles, celle où sont fabriquées de bout en bout les montres les plus haut de gamme de cette marque qui s'est lancée dans l'horlogerie électronique depuis plus de trois décennies, armée de ses technologies de pointe. Ici sont produits les modèles avancés des séries Oceanus, ProTrek, G-Shock ou Baby-G, notamment les montres à énergie solaire et radio-contrôlées.
A l'entrée, on laisse ses chaussures que l'on troque contre de confortables pantoufles anti-statiques. Mais bien vite il faut aussi abandonner ses savattes pour enfiler des bottes souples en tissu et des vêtements particuliers : bref, se déguiser en employé des lieux, ou presque. Les rares visiteurs autorisés à pénétrer dans les ateliers, des "salles blanches" où aucune poussière ni autre particule ne doit pénétrer, se voient proposer des combinaisons, capuchons, bottines et masques de couleur lait, ce qui les différencie des techniciens, en vert, et techniciennes, en bleu. Ils sont ensuite enjoints à passer dans une cabine de douche à air pulsé, sas incontournable. Contrairement à de nombreuses autres usines qui, protection des secrets de fabrication oblige, n'ouvrent pas leurs portes à une journaliste curieuse, Casio montre tout, explique tout. Toutefois, seulement quelques machines et procédés peuvent être photographiés. La prise de notes n'est autorisée que sur du papier spécial qui ne s'effiloche pas: "salle blanche", pardi! Le maquillage est pour la même raison, interdit.
Même si l'espace est réduit, il accueille plusieurs lignes de production de modèles différents. Cinq cents montres sortent de là chaque jour. Qui aime la technique et le « monodzukuri » (manufacture à la japonaise) voit dans cette petite usine un joli exemple de l'art nippon de la fabrication d'objets miniatures, lequel tire sa force d'un astucieux équilibre entre travail humain et tâches confiées à des automates. Ce dosage est d'autant plus essentiel dans le façonnage de montre que la minutie, la précision des gestes et leur ordre d'exécution pour minimiser les mouvements et pertes de temps sont les clefs de la qualité et du rendement. Une première salle blanche, au niveau un, est entièrement dédiée à l'assemblage des mécanismes électroniques, pour constituer des modules. Là, une grande partie des manipulations sont effectuées par des automates qui sont si spécifiques que la firme Casio les fabrique elle-même, de même que les supports d'assemblage uniques, et en cela cruciaux, qui servent à accueillir les modules en cours de confection et sur lesquels ils sont charriés d'une machine à l'autre par un tapis roulant.
Une montre haut de gamme de la série "Oceanus" enferme pas moins de cinq micromoteurs qui régulent chacun une ou deux aiguilles pour l'heure et les minutes, pour les secondes, pour le chronomètre et la ville du second fuseau horaire, pour le jour de la semaine, pour la date. Chaque composant est ajouté un à un et scellé par des pièces d'une taille minuscule que la main humaine peine à saisir. Des mécanismes complexes en régulent la distribution aux automates qui, eux, les attrapent sans tentatives vaines, les posent délicatement, les fixent. Cette série de gestes peut être effectuée en un tourne-main par un seul mini-robot, muni de plusieurs bras, pour assembler chaque composant avec une célérité indépassable. Les montres Oceanus comportent également une antenne capable de recevoir les signaux horaires émis dans les différentes parties du monde (Europe, Japon, Amérique du Nord) pour rester à l'heure.
Grâce à ce système de radio-contrôle, et à raison d'une synchronisation par jour, la dérive est en théorie de seulement une seconde tous les ... 10 000 ans. Une fois une partie constituée, une caméra, associée à un dispositif d'analyse, vérifie que les pièces sont bien en place. Toute anomalie est immédiatement détectée et le module qui présente un quelconque défaut est dérouté sur une voie de garage. Un technicien vient alors le récupérer, regarde à son tour, repasse la pièce sous le système d'analyse pour une seconde vérification, éventuellement une troisième pour s'assurer qu'il existe ou non un souci et le localiser le cas échéant.
Les modules de mouvement terminés sont ensuite magnétisés puis ils subissent un contrôle de passage de courant dans les circuits avant d'être extraits des supports d'assemblage spéciaux puis d'être transportés dans des casiers hermétiques vers une seconde salle, à l'étage. Là sont ajoutés tous les autres éléments, à commencer par les plaques où sont inscrites les indications pour chaque cadran et les aiguilles. Ce travail est semi-manuel, les techniciens ayant le contrôle final sur le bon positionnement de chacune d'elles, aidés par des instruments de mesure. Ces montres haut de gamme incluent aussi une cellule solaire pour emagasiner de l'énergie dans une batterie ultramince rechargeable qu'il n'est donc pas nécessaire de changer. Le tout est ensuite inséré dans les boîtiers recouverts d'un verre, puis sont scellés les bracelets. Une grande partie des composants sont d'origine japonaise.
Les étapes suivantes consistent à vérifier certains aspects majeurs, notamment l'absence de mini orifice quelconque. Les montres sont soumises à des contrôles fonctinnels mais aussi à une inspection visuelle humaine qui est considérée comme une des étapes les plus décisives. C'est ici que se détecte un infime défaut d'apparence qui peut faire qu'une montre, pourtant fonctionnellement parfaite, est rejetée, parce qu'un petit pépin (une légère nuance colorée sur le bracelet, une fine rayure, etc.) est repéré par un expert en bout de chaîne. Et quand on dit expert, on n'exagère pas. En effet, pour les montres les plus haut de gamme de Casio, vendues plus de 500.000 yens pièce (plus de 3.000 euros), c'est-à-dire le prix d'un modèle de grande marque suisse, seules deux personnes de la firme sont capables de certifier leur absence de vice et leur qualité. Autant dire que Casio prend soin de ces maîtres.
Avant d'être produites en série dans cette usine (et dans d'autres situées ailleurs pour des modèles de gamme inférieure), les montres de Casio doivent bien entendu être imaginées, dessinées, prototypées, testées, de même que les procédés de fabrication. Pour toutes ces étapes, Casio dispose de moyens propres et de technologies maison, dont des outils de prototypage virtuel de haute volée conçus en interne et qui sont par ailleurs la clef de l'étendue des produits que fabrique le groupe (calculatrices, montres, téléphones portables, appareils photo numériques, encyclopédies numériques, caisses enregistreuses, automates, composants, etc.).
Mais revenons aux montres. Comment ce groupe d'électronique créé par quatre frères a-t-il réussi à s'imposer dans un domaine où régnaient en maîtres les artisans et les marques de luxe? "Quand nous sommes entrés sur le marché des montres dans les années 1970, nous n'avions de chances d'y vivre qu'en nous différentiant totalement des acteurs existants, en utilisant l'électronique pour apporter une valeur et des fonctions supérieures", explique le directeur de la division des montres de Casio, Yuichi Masuda, à l'origine des modèles G-Shock, pionnier rencontré dans un centre de recherche et développement du groupe près de Tokyo. "A l'époque, les montres étaient analogiques, fragiles, des bijoux produits en petites séries et vendus chez des spécialistes. Comme nous étions avant tout une firme d'électronique, nous avons pris le contre-pied en développant des modèles numériques qui se ne cassent pas, fabriqués en volume, à moindre prix et distribués dans des circuits tels que les hypermarchés", raconte-t-il. Mises sur le marché en 1983, les premières montres G-Shock, "dont le design est déterminé par leurs particularités physiques", ont d'abord fait un flop auprès des Japonais car elles étaient alors considérées par ces derniers, exigeants et attachés aux marques, comme de la camelote, selon M. Masuda. En revanche les Américains ont d'emblée adoré, parce qu'elles n'étaient pas chères et résistantes. Leur côté massif voire grossier ne gênait pas les yankees. Ce n'est qu'au début des années 1990 que la gamme a commencé à faire un tabac au Japon, "parce que les jeunes Japonais se sont alors inspirés de la mode des rappeurs américains qui avaient tous une G-Shock au poignet". Depuis lors, après plus de 1.000 variantes conçues, le succès mondial des G-Shock, désormais réputées partout, ne se dément pas, tant auprès des filles que des garçons, y compris au Japon où elles ne souffrent plus de l'étiquette de "produits de faible valeur", même si elles sont majoritairement vendues dans les empires de l'électronique.
La particularité des montres Casio relève de leurs spécifications techniques. A en croire leur notice, les montres G-Shock sont parfaitement hermétiques, ne s'émiettent pas en chutant sur du béton, endurent des variations de température extrêmes et supportent sans rompre vibrations et hautes pressions. Pour prouver qu'il ne s'agit pas d'un boniment commercial, Casio fait subir à ses montres les pires supplices, qu'aucun client sensé n'oserait infliger à un précieux objet personnel. La firme a aménagé dans un centre de recherches en banlieue de Tokyo plusieurs salles emplies d'engins de torture de montres, en partie développés en interne, et tous plus effrayants les uns que les autres.
Projeter violemment des montres sur une dalle de carrelage à l'aide d'une potence et d'un mécanisme implacable, écouter le strident bruit sec émis et constater les dégâts: tel le labeur quotidien d'un technicien des lieux, que son travail de brute semble ravir. Lui et d'autres chercheurs s'acharnent à longueur de journée sur les nouvelles montres que leurs collègues se sont escrimés à rendre robustes et étanches, et ce, afin de garantir la qualité de la production et la réputation de la maison. Ces bourreaux n'y vont pas de main morte pour vérifier si les boîtiers sortent effectivement indemnes d'expériences d'une rare brutalité. Après la potence, les montres doivent séjourner quelques minutes à l'intérieur d'une cuve sous haute pression, recevoir des coups de marteau, se faire vigoureusement doucher, passer d'un froid sibérien à une chaleur tropicale ou rester fixées 24 heures sur une plaque de métal, soumises à des vibrations d'une fréquence insoutenable, comme si elles étaient fermement arrimées au moteur d'une moto concourant aux "24 heures de Mans".
"Chacune des montres est conçue selon des spécifications précises qu'elles doivent impérativement respecter", assure, inflexible, M. Masuda. "Il n'existe pas d'autres moyens que ce type de méchants tests pour être absolument sûrs que les techniques et matériaux sont efficaces", ajoute-t-il. La simulation informatique permet certes d'évaluer, mais pas de contrôler. "Sur le plan de la résistance, nous avons dû fixer nous-mêmes un objectif: que les montres G-Shock ne se brisent pas, même en tombant d'une hauteur de dix mètres sur du bitume. Las, avant d'y parvenir, il a fallu des mois de recherche et des tests à la queue leu-leu. Nous en avons fusillé, des boîtiers!", sourit-il. Comme de nombreuses firmes japonaises, Casio veut ainsi se distinguer des concurrents par les fonctionnalités innovantes de ses produits "made in Japan", une mention qui doit rester synonyme de fiabilité, endurance et qualité.