Il y a quelques jours, nous avons eu la chance de discuter avec un personnage qui pourrait bien rejoindre la lignée des capitaines d'industrie visionnaires japonais. Nom : Mikio Katayama. L'homme, jeune pour un PDG de grand groupe nippon (la cinquantaine), brillant et séduisant, est depuis deux ans patron de Sharp, entreprise qui, au Japon, bénéficie d'une image de marque égale sinon supérieure à celle de Sony, même si à l'étranger elle a davantage de peine à égaler sa compatriote.
Sony a fêté en 2006 ses 60 ans. Sharp célèbrera son centième anniversaire en 2012. Dans cette perspective, M. Katayama s'est fixé pour ambition de faire du groupe un acteur majeur dans deux domaines où on ne l'attend pas forcément: l'environnement et la santé. Le prédécesseur de M. Katayama, Katsuhiko Machida, est parvenu à faire de Sharp le numéro un mondial des technologies d'affichage à cristaux liquides (LCD). Il y a une décennie environ, il avait prédit que les TV LCD allaient révolutionner le marché des petites lucarnes. Pari gagné.
Sharp, pionnier en la matière, est aujourd'hui le plus avancé dans la production de dalles-mères géantes. On a déjà décrit ici en long et en large les prouesses afférentes, inutile d'en rajouter. Aujourd'hui, alors que le réchauffement climatique conjugué à la cherté du pétrole et à la raréfaction des ressources préoccupent le monde entier, Sharp se sent investi d'une mission. Mais comment un spécialiste des cristaux liquides peut-il prétendre devenir un champion des technologies environnementales et sanitaires?
A première vue, cela pourrait ressembler à de l'opportunisme mercantile pur et simple, pour exploiter l'air du temps et profiter d'un business qui s'annonce juteux. En fait, ce jugement hâtif serait inique. Car mine de rien, Sharp est déjà très actif dans ces domaines pour lesquels il dispose d'atouts technologiques essentiels. Il est en effet, selon les années, le premier ou deuxième producteur mondial de cellules photovoltaïques, au coude à coude avec l'allemand Q-Cell. Or, il n'aura échappé à personne ces derniers temps que l'exploitation des rayonnements solaires est devenue une des plus prometteuses solutions pour prendre partiellement le relais des ressources fossiles. Sharp le sait, qui est en train de doper ses capacités de production tout comme ses concurrents et compatriotes Sanyo, Kyocera ou Mitsubishi Electric, tous se classant parmi les premiers mondiaux.
Le principal avantage de Sharp réside dans les technologies maison uniques qu'il a mises au point grâce à son savoir-faire en matière de production de dalles LCD. Eh oui, les procédés sont à plusieurs égards identiques, de même qu'une partie des matériaux de base. On verra d'ailleurs un jour sortir des usines de Sharp des téléviseurs LCD alimentés par un panneau solaire de mêmes dimensions que l'écran. Le prototype existe.
Deuxième atout qui légitime la nouvelle orientation de Sharp : son expertise dans les semi-conducteurs et autres composants électroniques, résultant d'années d'investissement massif en recherche et développement. Exemple : les diodes électroluminescentes (LED) dont il maîtrise parfaitement la technologie. Le groupe a ainsi annoncé il y a quelques semaines son entrée sur le marché des éclairages "propres", économes en énergie et matériaux, à LED, pour les usages professionnels dans un premier temps.
Ces sources de lumière blanche ou légèrement nuancée représentent un nouvel important potentiel commercial pour les champions de l'électronique nippons, alors que les responsables politiques enjoignent à leurs entreprises et citoyens de minimiser la consommation d'énergie et de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, dioxyde de carbone (CO2) en tête.
L'émergence de cette nouvelle génération d'éclairage à base de semi-conducteurs résulte du développement en 1996 d'une diode émettant une lumière blanche. Les divers types de plafonniers et spots à LED ont pour particularités d'avoir une très longue durée de vie, de consommer environ 25% d'électricité de moins qu'un tube fluorescent, à niveau d'éclairage égal, et de n'émettre ni rayons infrarouges ni ultraviolets. « Il est possible d'utiliser le même spot pendant plus de 10 ans à raison de 10 heures par jour », assure pour sa part Sharp. Il ne propose pour le moment que des produits destinés aux entreprises et pouvoirs publics, la vente aux particuliers n'étant pas encore prête à décoller, compte-tenu du prix d'achat des équipements à LED. « Le marché est certes encore petit, mais il va grossir très rapidement », pronostique Sharp.
Au Japon, où les industries, bureaux, magasins, parkings et autres lieux professionnels et publics intérieurs et extérieurs sont responsables de 60% de la consommation électrique liée à l'éclairage, le remplacement des néons et ampoules par des LED a déjà commencé et va s'accélérer.
Sont déjà présents sur ce marché en devenir les géants de l'électronique nippons Matsushita et Toshiba ainsi que l'américain General Electric (GE), l'allemand Osram et le néerlandais Philips.
Dans un premier temps, Sharp va produire les plafonniers, rétroéclairages de panneaux publicitaires, lampadaires et spots à LED dans une de ses usines d'électroménager au Japon.
Ces nouveaux luminaires ont en outre pour certains une autre vertu, sanitaire, puisqu'ils génèrent des ions négatifs, lesquels ont la propriété de réduire le taux de particules polluantes, virus et autres insanités dans l'air. C'est que Sharp détient là encore une technologie particulière, qu'il considère comme unique dans son principe, pour produire des ions négatifs, technologie baptisée "Plamacluster" qu'il s'ingénie désormais à intégrer dans une large panoplie d'appareils, tels que les humidificateurs purificateurs d'air, les réfrigérateurs, les lave-linge ou encore des générateurs d'ions négatifs purs et simples. Nous n'allons pas ici décrire en détail le procédé mis en œuvre par Sharp pour créer des ions négatifs, mais rappelons seulement que ces derniers ont pour vertu d'annihiler, par réaction chimique naturelle, les virus, micro-organismes, microbes, bactéries et autres corps nocifs et/ou malodorants en suspension dans l'air.
Sharp va ainsi prochainement commercialiser une nouvelle ligne de produits qui intègrent cette technologie "Plasmacluster" (aux effets prouvés par des instituts scientifiques indépendants), parmi lesquels des réfrigérateurs qui ne se contentent pas de conserver les aliments par le froid, mais qui parallèlement détruisent les insanités qui pullulent à l'intérieur de l'appareil. De la même façon, les lave-linge dotés de ce procédé ne s'en remettent-ils pas seulement aux propriétés des lessives et aux forces de l'eau agitée pour éliminer la saleté, ils y ajoutent le pouvoir hygiénique des ions négatifs. De ce fait, ces machines à laver usent moins d'eau et d'électricité tout en nettoyant mieux, puisqu'elles attaquent des molécules insalubres dont les produits chimiques habituels sont incapables de venir à bout, sauf à faire bouillir l'eau dans le tambour et à faire tourner ce dernier à toute vitesse, ce qui est pour le moins énergivore.
Dernier exemple concret du tournant écologique et sanitaire de Sharp : une nouvelle génération de fours à vapeur, qui, à en croire ses concepteurs, offre un mode de cuisson plus sain, par une brusque montée de température qui saisit les aliments au plus profond, préserve mieux les vitamines et surtout dégage les graisses. La technique mise en œuvre élève rapidement la température de l'eau et génère une chaleur à même de griller de la viande. Les fours de Sharp sont en outre équipés d'un écran à cristaux liquides censé afficher la teneur en calories des aliments cuits à l'intérieur, éveillant ainsi le sens diététique des utilisateurs.
Au Japon, 19 millions de personnes sont considérées comme étant victimes du « syndrome métabolique », autrement dit d'une prise de bedaine due à une accumulation de graisse, laquelle résulte de mauvaises habitudes alimentaires et de modes de préparation culinaire inadéquats, histoire de cuisiner vite et de manger sur le pouce. Dans le monde, 1,6 milliard d'individus seraient en état de surpoids. Si les sombres prévisions se réalisent, on en comptera 700 millions de plus en 2015. Si tous se préoccupaient soudain un peu plus de leur tour de taille, cela constituerait un bon gros marché. Sharp le sait qui n'est bien sûr pas une entreprise purement altruiste : si elle développe ces technologies environnementales et sanitaires, c'est qu'elle entend profiter d'un potentiel énorme en perspective et espère en tirer des bénéfices. Mais cette ambition a au moins le mérite de n'être pas seulement financière.
Rappelons que Sharp a déjà dans le passé changé de secteur par volonté d'apporter une contribution à la société, notamment lorsque son fondateur prit la décision de développer un poste de radio, un équipement qu'il voulait proposer à la population nippone pour qu'elle puisse être rapidement informée en cas de catastrophe naturelle. L'homme venait d'être choqué par les ravages provoqués par le mégaséisme de la région du Kanto (autour de Tokyo), une secousse tellurique qui fit plus de 100.000 morts le 1er septembre 1923.