Dans nos précédents articles, nous sommes revenus en détails sur les débuts du programme spatial français, puis sur son évolution en programme européen, avec le succès inattendu d’Ariane 1. Mais alors que la nouvelle fusée européenne effectue son premier vol à la toute fin de l’année 1979, l’ESA a déjà planifié sa succession avec les fusées Ariane 2 et Ariane 3.
Pour l’Europe, il ne s’agit plus de défricher de nouvelles technologies, mais bien de trouver sa place sur le gigantesque marché commercial des satellites de télécommunication.
Arianespace : première société privée de transport spatial
Au début de l’année 1980, le CNES et l’ESA créent une nouvelle entité commerciale, Arianespace, destinée à trouver de nouveaux clients pour la fusée Ariane, qui se concentre jusqu’à présent sur le lancement de satellites institutionnels. Depuis quelques années déjà, le marché spatial est en plein essor avec un attrait de plus en plus marqué pour les satellites de communication géostationnaires. Si les Etats-Unis ont choisi d’investir massivement dans leur nouvelle navette spatiale, qui domine l’orbite basse en termes de capacités opérationnelles, l’Europe entend bien devenir la championne des orbites géosynchrones.
Pour permettre à la nouvelle Arianespace de séduire des clients, y compris au-delà des frontières européennes, l’ESA confirme en juillet de la même année le développement d’une nouvelle gamme de fusées Ariane. Le sujet avait été abordé par l’ESA dès 1978, avec l’envie évidente d’améliorer la fusée Ariane 1 existante, mais aussi d’ouvrir la voie à un tout nouveau lanceur capable de dominer le marché commercial quelques années plus tard. De ces premières réflexions naîtront en réalité trois lanceurs : les sœurs jumelles Ariane 2 et Ariane 3, au début des années 1980, suivies par une Ariane 4 nettement plus ambitieuse à la fin de la décennie.
Le premier lancement commercial géré par Arianespace sera celui d’un satellite américain en 1984, à bord d’une fusée Ariane 1. Tout un symbole pour l’industrie spatiale européenne ! Mais, cinq ans seulement après son premier vol, Ariane 1 se voit déjà dépassée par la nouvelle génération de fusée. En effet, dès le mois d’août 1984, le second vol estampillé Arianespace se déroule sans accroc à bord, non pas d’une Ariane 1, ni d’une Ariane 2, mais bel et bien d’une Ariane 3 ! Deux satellites sont mis en orbite au cours du même vol ce jour-là, préfigurant l’avenir du secteur spatial européen.
Deux fusées pour remplacer Ariane 1
Au premier abord, il peut sembler surprenant de voir Ariane 3 voler avant Ariane 2, cette dernière ne décollant qu’en 1986, année de mise à la retraite d’Ariane 1. En réalité, cette situation est logique lorsque l’on considère la genèse du programme.
Malgré deux échecs sur onze vols opérationnels, Ariane 1 a été considérée comme un succès tant technique que politique et commercial. Néanmoins, ce premier succès européen souffre encore de certains défauts techniques, en partie hérités du programme Europa. Si ces défauts ne compromettent pas spécialement la sécurité des vols, ils brident cependant les performances du lanceur, qui n’est pas au niveau de ce qui peut se faire aux Etats-Unis ou en URSS à la même époque, notamment en matière d’efficience propulsive ou d’électronique embarquée.
Alors qu’Ariane 1 effectue son premier vol, des plans sont déjà tracés pour améliorer le petit lanceur européen, principalement en agrandissant son troisième étage et en améliorant la poussée des moteurs du premier et second étage. Cela permettait d’améliorer d’environ 17% les capacités d’emport vers l’orbite géostationnaire (2 175 kg contre 1 850 kg pour Ariane 1), particulièrement utile pour les nouveaux satellites lourds prévus notamment pour la télévision par satellite alors naissante. Mais cela restait insuffisant pour s’ouvrir réellement à l’ensemble du marché très concurrentiel des satellites de télécommunications, toujours plus nombreux dans la gamme des 500 - 1 000 kg.
Pour convaincre sur ce segment de marché, l’ESA et Arianespace avaient besoin d’une capacité d’emport double, autrement dit de pouvoir déployer deux satellites lors d’un même vol. Le premier étage de la nouvelle Ariane améliorée doit pour cela être modifié, permettant d’y intégrer deux boosters à poudre qui porteront la capacité de transfert en orbite géostationnaire à plus de 2 600 kg. Si les fusées d’aujourd’hui sont suffisamment modulaires pour pouvoir intégrer différents boosters en fonction de la mission, les modifications sur le premier étage d’Ariane 1 étaient suffisamment importants pour justifier à l’époque la création de deux nouvelles appellations.
Ariane 2 et Ariane 3 : deux facettes du même lanceur
Dépourvue de booster, Ariane 2 sera l’évolution la plus simple d’Ariane 1. Disposant d’une allure très similaire, elle en reprendra les missions de lancements uniques avec une légère amélioration des performances. Ariane 3, par contre, sera une Ariane 2 dotée de deux PAP (Propulseurs d’Appoint à Poudre) et pouvant être équipée d’une coiffe modifiée avec le système SYLDA, qui permet le déploiement de deux satellites au cours du même vol. Plus important encore, l’intégration des PAP sur Ariane 3 doit permettre de valider les technologies qui seront utilisées sur la prochaine Ariane 4, nettement plus ambitieuse, dont le développement débute à la même époque.
En raison des capacités inédites d’Ariane 3, il est logique de voir la carrière de cette fusée débuter avant celle d’Ariane 2. Cette dernière se tient cependant prête, au cas où un client demande le lancement unique d’un satellite trop lourd pour Ariane 1. Mais au final, Ariane 2 ne servira réellement qu’après la mise à la retraite de son aînée en 1986.
Des améliorations à tous les niveaux
D’un point de vue industriel, les nouvelles Ariane 2/3 n’ont rien de révolutionnaire, le partage des tâches étant exactement le même que sur Ariane 1. La maîtrise d’œuvre est assurée par le CNES, et la France supporte le gros du travail, suivie par l’Allemagne et l’Italie, puis les autres partenaires. La production des boosters à poudre est confiée au spécialiste italien BPD, tandis que les systèmes de largage des boosters sont développés par MAN en Allemagne. Extérieurement, seule la hauteur d’Ariane 2 permet de la distinguer d’Ariane 1. Mais en interne, les changements sont profonds.
Le premier et le deuxième étage conservent les mêmes dimensions que sur le précédent lanceur, mais leurs systèmes propulsifs sont largement améliorés. La puissance délivrée par chaque moteur Viking (quatre sur le premier étage, un sur le deuxième) a été améliorée d’environ 8% en modifiant les injecteurs et la chambre de combustion, mais aussi en modifiant la composition des ergols. On passe alors du tout UDMH (méthylhydrazine asymétrique) sur Ariane 1 à un mélange de 75% UDMH et 25% UH25 (hydrate d’hydrazine) sur Ariane 2 et 3. L’UDMH n’étant plus exporté par les USA, une filière de production d’ergols se développe en France pour l’occasion. Pour Ariane 3, deux boosters PAP sont fixés de part et d’autre du premier étage, permettant d’améliorer considérablement les performances pendant les trente secondes qui suivent le lancement.
Le troisième étage des nouvelles fusées est nettement plus long que sur Ariane 1 afin d’embarquer 30% de carburant supplémentaire. Cet étage est également équipé d’un moteur HM7B amélioré, avec une tuyère allongée pour de meilleures performances dans le vide. Bien évidemment, la nouvelle coiffe qui surplombe le troisième étage est agrandie. Sa nouvelle forme biconique lui offre un volume interne nettement plus important, permettant à Ariane 3 d’embarquer deux satellites. La case à équipement, qui abrite le système de guidage, est également allégée en raison de la miniaturisation de l’électronique embarquée.
Qualifier une fusée pour le vol… sans vol de qualification
Alors qu’il avait fallu plusieurs vols d’essais pour qualifier Ariane 1, la nature même d’Ariane 2 et 3 fait que l’ensemble des qualifications au vol s’effectueront au sol. Malgré leur désignation, les deux nouvelles fusées européennes sont effectivement des versions améliorées d’une fusée existante. Le CNES et l’ESA ont donc fait le choix de simplement tester au sol les éléments modifiés par rapport à Ariane 1.
Un PAP va exploser durant les essais au sol, en raison d’un mauvais design de la tuyère. Mais cette dernière sera modifiée afin de résoudre le problème de sécurité, ce qui aura également l’effet intéressant d’améliorer légèrement les performances dynamiques globales d’Ariane 3. Finalement, cette campagne s’effectue sans autre problème majeur, permettant une qualification des différents composants du lanceur entre la fin 1983 et le printemps 1984.
Ainsi, le premier vol de la nouvelle fusée sera un vol commercial, signe évident de la confiance accordée aux nouveaux lanceurs à la fois par l’ESA et par les clients d’Arianespace. En 1984, aucun client d’Arianespace ne réclame la capacité mono-satellite améliorée d’Ariane 2. Cependant, plusieurs petits satellites géostationnaires peuvent se prêter au jeu d’un lancement double sur Ariane 3. Le 4 août 1984, cette dernière s’élance donc dans le ciel de Kourou avec à son bord le satellite militaire français Télécom-1A et le satellite commercial ECS-2 d’Eutelsat.
Une carrière courte mais enrichissante
Au final, onze vols d’Ariane 3 auront lieu. Jusqu’à l’été 1985, quatre tirs se déroulent sans encombre. En septembre de la même année, Ariane 3 connaît son premier et unique échec : un défaut du troisième étage entrainant la perte de deux satellites de télécommunication. Les six vols suivants, jusqu’à l’été 1989, se dérouleront sans encombre. A l’exception du dernier vol, chaque lancement d’Ariane 3 embarquera deux satellites.
Ariane 2 connaîtra une carrière plus modeste, mais aussi plus tardive. Après le lancement du satellite d’observation de la Terre Spot-1, en février 1986, Ariane 1 prend sa retraite, laissant enfin la place à Ariane 2. Le premier lancement de cette dernière se solde malheureusement par un échec, le troisième étage refusant de s’allumer, huit mois seulement après l’incident d’Ariane 3. Par la suite, Ariane 2 va cependant réaliser cinq vols avec succès, tirant également sa révérence en 1989.
Cette année-là, les deux lanceurs européens de transition céderont la place à Ariane 4. Avec respectivement trois et cinq ans de carrière opérationnelle, Ariane 2 et Ariane 3 n’auront ni la renommée des pionnières Diamant et Ariane 1, ni la réputation de fiabilité des Ariane 4 et Ariane 5. Mais ces petites fusées auront permis à l’ESA de valider la configuration à boosters qui sera de mise sur les lanceurs suivants. Elles auront permis à Arianespace de se faire un nom dans les lancements doubles de satellites de télécommunication. Et elles auront permis à la filière industrielle de se consolider, aussi bien dans la production des lanceurs eux-mêmes que dans la fabrication de carburants UDMH.
Autant d’éléments sans lesquels il aurait été impossible de construire la success-story à venir : celle d’une Ariane 4 qui écrase littéralement la concurrence.
Source : Ariane Group, ESA, CapComEspace