L'univers visible, observé par Gaia. Crédits ESA/Gaia/DPAC, CC BY-SA 3.0 IGO
L'univers visible, observé par Gaia. Crédits ESA/Gaia/DPAC, CC BY-SA 3.0 IGO

Où sommes-nous ? Cette question peut-être triviale à petite échelle prend un sens différent à l'échelle de la galaxie. La mission européenne Gaia cartographie et catégorise plus d'un milliard d'étoiles qui nous entourent dans la Voie Lactée.

Ses catalogues forment une référence absolument unique.

Sur les épaules d'Hipparcos

Issu d'une proposition française, le télescope Hipparcos a collecté entre 1989 et 1993 la position et le mouvement de plus de 118 000 étoiles autour du Système solaire. Cette mission de l'ESA s'est révélée particulièrement utile, puisqu'elle a permis de publier une cartographie complète (un « catalogue ») de notre petit coin d'univers en 1997. Il s'agit d'un domaine à part entière, l'astrométrie, qui relève les positions, vitesses radiales et absolues des étoiles. Cela permet à la recherche de comprendre comment notre galaxie s'est formée, quand, dans quelles conditions, quel est l'âge des étoiles qui nous entourent, et de déterminer leur passé, voire leur futur.

Et c'est sans compter les progrès techniques apportés par Hipparcos : déterminer la position d'une étoile n'est pas un exercice trivial. Plus de 100 chercheurs ont travaillé sur près d'un téraoctet de données brutes, une véritable manne pour l'époque. Mais dès la fin d'Hipparcos, l'idée d'une nouvelle mission pour aller plus loin émerge. Les Européens (et en particulier les Français qui ont porté le projet) ont établi une nouvelle référence. Les Etats-Unis proposent leur propre mission nommée SIM : il est temps d'agir et de travailler à un projet qui irait plus loin, beaucoup plus loin qu'Hipparcos.

Cette fois, on cherche à cartographier… un milliard d'étoiles.

Le télescope Gaia sous sa coiffe. L'artwork montre une volonté commune d'aller découvrir les étoiles... Crédits ESA/M. Pedoussaut
Le télescope Gaia sous sa coiffe. L'artwork montre une volonté commune d'aller découvrir les étoiles... Crédits ESA/M. Pedoussaut

Un télescope bien particulier…

Gaia est né. Il ne s'agit encore que d'un dossier avec un objectif et un nom, « Global Astrometric Interferometer for Astrophysics », qui continuera d'être utilisé parce qu'il sonne bien… même si la technique interférométrique ne sera pas utilisée. La mission, qui prendra du temps à être bien définie, embarque en réalité deux télescopes qui vont observer les étoiles avec un angle fixe entre eux, de 106,5 degrés. En même temps, Gaia tourne sur lui-même (d'un degré par minute, soit un tour en six heures) et ne doit jamais pointer en direction du Soleil : il est placé à un angle de 45°. Il tourne également à cause de la précession et réalise un cercle complet en 63 jours. Cette mécanique orbitale permet à chaque étoile détectable par les télescopes d'être observée entre 70 et 80 fois durant les 5 ans de mission prévus.

Préparation de la section optique du télescope. Crédits Airbus DS/Astrium

Mais à cette géométrie spatiale pour les mesures, il faut ajouter des contraintes mécaniques : pas facile de placer deux télescopes et trois instruments de mesure (un astromètre pour la position angulaire, un photomètre pour la luminosité et un spectromètre pour mesurer la vitesse radiale des étoiles) sur un véhicule spatial. Sur lequel chaque élément repose en plus sur une extraordinaire stabilité : la moindre vibration rendrait les mesures de piètre qualité. Il faut que mécaniquement, électriquement et scientifiquement toutes les conditions soient remplies. Ainsi, la structure est en carbure de silicium, l'ensemble instrumental est refroidi à -110°C et un large pare-soleil dépliable est mis en place pour éviter que les rayons du Soleil ne viennent détruire les fragiles cellules CCD des capteurs. Il faut ajouter le défi du traitement des données : impossible de rapatrier les relevés bruts vers la Terre. Gaia embarquera 7 calculateurs capables de traiter la position de 10 000 étoiles chaque seconde, d'éliminer les fausses détections, etc.

Un voyage à 1,5 million de kilomètres

La mission, qui coûte déjà cher lors de sa phase de conception, est confiée à Astrium, devenu Airbus Defense and Space. Pour que les conditions de mesures soient idéales, le télescope sera envoyé au point de Lagrange Terre-Soleil L2, à 1,5 million de kilomètres. Une bonne idée astronomique, mais un challenge technique ! La mission, qui souffrira de contraintes budgétaires mais aussi de quelques soucis de dernière minute (comme le remplacement de transpondeurs défectueux), décolle le 19 décembre 2013 avec Soyouz depuis le Centre Spatial Guyanais. Le voyage vers sa destination empêchera une partie des équipes de rentrer dans leur famille pour Noël… d'autant qu'il est découvert durant cette période un souci de lumière parasite, probablement un minuscule reflet dû à quelques particules de givre au sein même du télescope.

Le télescope Gaia lors de sa préparation au Centre Spatial Guyanais. Crédits ESA/M.Pedoussaut/2013

Heureusement, après l'arrivée le 8 janvier au point de Lagrange Terre-Soleil L2, les premières mesures montrent que l'impact sur les mesures sera faible, et que le reste du télescope est aussi performant que ce qui était espéré. Le pare-soleil de 10 m de diamètre s'est bien déplié, la liaison de données est parfaite et… la précision des mesures est absolument ahurissante. La position mesurée des étoiles dépasse après plusieurs mesures les 7 micro arc-secondes, soit 0,000000009 degré d'erreur ! Au moment de démarrer la première campagne scientifique en juillet 2014, les équipes scientifiques savent qu'ils ont entre les mains un instrument unique.

Construire le plus épais des catalogues

Le volume de données donne le tournis : chaque jour 40 Go de données renvoyées vers la Terre, comprenant la position d'environ 40 000 étoiles ! Pour transformer ces informations en données pures de position, de vitesse relative et absolue, ainsi que de classification des étoiles par leur couleur, il faut des centres de données entiers. Une part importante de la facture finale de la mission (environ 750 millions d'euros tout compris) est d'ailleurs dédiée au DPAC, le « Data Processing and Analysis Consortium » qui fait intervenir une quinzaine de pays et des centres à Toulouse, Cambridge, Genève, Turin, Barcelone et Madrid. Le premier catalogue « DR1 » est basé sur un peu plus d'un an d'observation, et révolutionne déjà le domaine : la position de 1,1 milliards d'étoiles, leur brillance (magnitude) et les informations de déplacement pour plus de 2 millions d'entre elles. L'astrométrie vient de progresser d'un facteur 100.

Moins de deux ans plus tard, le consortium réunit le public le 25 avril 2018 pour le catalogue DR2, le plus précis à ce jour. Il est basé sur 22 mois d'observation, ce qui a permis au télescope d'observer les mêmes étoiles encore et encore, et donc d'affiner amplement ses mesures. En traitant le bruit de mesure de façon toujours plus fine, les relevés font apparaître de nouvelles étoiles. Le catalogue est titanesque, et ouvert à tous : 1,6 milliard d'étoiles sont répertoriées, dont 1,3 milliard avec leur mouvement. Plus de 7 millions d'étoiles ont été mesurées avec tant de précision qu'on connait leur vitesse de déplacement absolue. Ces relevés vont permettre de former la plus grande cartographie 3D de notre portion de galaxie. Cela créé un véritable réservoir scientifique, dont seul le haut de l'iceberg est aujourd'hui étudié. On y a découvert une ancienne pépinière d'étoiles qui a pu générer assez de troubles pour créer notre propre Soleil, une galaxie naine absorbée par la nôtre il y a bien longtemps… Mais aussi vérifier la rotation des « branches » de notre Voie Lactée, ou analyser le ratio des différents types d'étoiles qui la peuplent. On y détecte même des étoiles qui sont en train de « s'enfuir » de notre galaxie, tandis que d'autres y entrent, après des millions d'années de trajet.

Et même quelques bonus…

En collectant de la lumière, Gaia n'a pas à sa charge de différencier les planètes des autres éléments qu'elle mesure. Du coup, elle capte aussi le passage de plusieurs comètes, d'astéroïdes même sombres, et de galaxies et amas d'étoiles plus lointains que les frontières de la Voie Lactée. Ce sont plus de 14 000 objets de notre Système solaire qui étaient déjà détectés au sein de DR2… Et on sait d'ores et déjà que ce chiffre a augmenté pour DR3, le nouveau catalogue qui sera dévoilé au public le 3 décembre 2020. Il ne faut pas nécessairement s'attendre à beaucoup plus d'étoiles, mais à une précision étendue des mesures.

Alors que certains se demandent déjà (même si la mission sera sans doute prolongée jusqu'à 2022) quel pourrait être le successeur de Gaia, les catalogues publiés n'ont pas encore et de très loin, été entièrement exploités. Ils ont été utilisés à titre expérimental en 2018 par exemple, pour observer Triton, la lune de Neptune, en attendant qu'elle transite devant l'une des innombrables étoiles cartographiées par Gaia. Une mine d'or qu'il convient encore de faire fructifier…