Vue d'artiste d'une Ariane 6 dans sa version à quatre boosters. Crédit image : ESA
Vue d'artiste d'une Ariane 6 dans sa version à quatre boosters. Crédit image : ESA

Si le programme Ariane 6 accumule les retards, il n’en reste pas moins stratégique pour la souveraineté spatiale de l’Europe. Revenons sur l’historique de ce programme, et sur l’avenir du nouveau lanceur lourd européen.

Si Ariane 6 pourrait n’être qu’un lanceur de transition, il permettra à l’ESA de tester les technologies nécessaires aux futurs lanceurs.

L’héritière d’Ariane 5

Malgré quelques débuts difficiles, Ariane 5 s’est imposée dès le début des années 2000 comme le lanceur lourd le plus compétitif au monde, monopolisant plus de la moitié du marché des satellites de télécommunication. Une performance autorisée par sa capacité à embarquer deux satellites (jusqu'à 11 tonnes) en orbite de transfert géostationnaire à chaque tir.

Malheureusement, depuis plus d’une décennie, trois évolutions se profilent et menacent de rendre Ariane 5 obsolète.

  • D’une part, les satellites de télécommunication en orbite géostationnaire sont de plus en plus gros et de moins en moins nombreux, impliquant une quasi disparition des lancements doubles, clé de voute commerciale d’Ariane 5.
  • D’autre part, les constellations en orbite basse portées par SpaceX et OneWeb nécessitent des lanceurs à l’architecture plus modulaire.
  • Enfin, l’arrivée de SpaceX, avec son modèle économique basé sur la réutilisation des lanceurs, ne permet plus à Ariane 5 d’être compétitive.

Dans ce contexte, l’Europe décide après quelques atermoiements de se doter d’un nouveau lanceur. Ariane 6 devra être toujours aussi fiable qu’Ariane 5, mais en adoptant une architecture plus simple et plus modulable, tout en étant moins chère. Mais cela ne se fera pas en adoptant un lanceur réutilisable, comme SpaceX ou BlueOrigin. Au moment du développement d'Ariane 6, les européens estiment qu'il leur faut plus d'expérience avec des études sur le réutilisable avant de tenter cette technique sur le fleuron européen.

Ariane 6 : un lanceur de transition ?

A l’inverse, Ariane 6 devra capitaliser sur l’architecture d’Ariane 5, mais en adoptant une organisation industrielle plus efficiente, et des baisses de coût importantes (40% de baisse). Plus modulable que sa grande soeur, Ariane 6 devrait être améliorée au fil des années afin d’introduire de nouvelles ruptures technologiques. Avant de finalement céder sa place à une nouvelle génération de fusées, potentiellement réutilisables, dès les années 2030.

En raison de l’évolution très rapide du secteur spatial, Ariane 6 n’aura probablement pas la longue carrière d’Ariane 5. Mais elle pourrait permettre à l’Europe de trouver sa place dans la nouvelle ère spatiale qui se dessine actuellement.

La chronologie d'Ariane 6

De 2009 à 2012 :

Des débuts difficiles

En France, le CNES (Centre National d’Etudes Spatiales) anticipe dès 2009 la nécessité de développer un nouveau lanceur. Si les autorités françaises sont rapidement convaincues, l’inertie administrative européenne reste ce qu’elle est. Il faut attendre 2012 pour que les études préliminaires européennes soient lancées, mais sans prise de décision définitive avant… 2014. Cela est dû à différentes architectures qui s'opposent entre agences et industriels.

De 2012/2014 :

Bras de fer autour de l’architecture du lanceur

Avant même le lancement officiel du programme, un bras de fer oppose les équipes de développement. Le CNES, qui a historiquement largement contribué au design des fusées Ariane, propose pour Ariane 6 une nouvelle architecture à trois étages impliquant de nombreux propulseurs à poudre, plus économiques.

Mais Airbus et Safran souhaitent conserver la répartition industrielle actuelle, et convainquent l’ESA d’adopter une architecture dérivée d’Ariane 5. Plus modulable, cette nouvelle version d’Ariane 6 est aussi moins compétitive…

Le design proposé par le CNES se basait sur deux étages et des boosters à propergol solide. La version finale reviendra à un premier étage à propulsion liquide doté d'un moteur Vulcain 2.1, version améliorée de celui d'Ariane 5.
Le design proposé par le CNES se basait sur deux étages et des boosters à propergol solide. La version finale reviendra à un premier étage à propulsion liquide doté d'un moteur Vulcain 2.1, version améliorée de celui d'Ariane 5.

Décembre 2014 :

Présentation d’Ariane 62 et d’Ariane 64

La conception d’Ariane 6 est confiée à Airbus et Safran, qui forment aujourd’hui ArianeGroup. La fusée disposera de deux étages à propulsion liquide et de boosters à propulsion solide partagés avec Vega C. Le premier étage utilise un moteur Vulcain 2.1 plus puissant et impliquant certains éléments imprimés en 3D, pour en réduire la complexité et le coût. Le second étage dispose du nouveau moteur Vinci ré-allumable, facilitant la mise en orbite de constellations de satellites et les profils de vol complexes.

Au décollage, des boosters P120C fourniront le gros de la puissance. Avec deux boosters, la fusée prendra le nom d’Ariane 62, et pourra mettre en orbite de transfert géostationnaire une charge d’environ 5 tonnes, et plus de 7 tonnes en orbite basse. Avec quatre boosters, Ariane 64 verra sa capacité augmentée à près de 12 tonnes vers l'orbite géostationnaire, et 21 tonnes en orbite basse !

12 août 2015 :

Le contrat de développement Ariane 6 est enfin signé !

Un contrat de 2,4 milliards d'euros est signé avec ArianeGroup pour le développement d’Ariane 6. En parallèle, le CNES est chargé de construire le nouveau pas de tir de la fusée à Kourou, en Guyane française. Le chantier débute dès le mois de septembre 2015.

L’architecture d’Ariane 62 et 64 ne sera finalisée qu’en janvier 2016, ouvrant la voie à l’industrialisation du nouveau lanceur et de ses équipements.

2018 :

Les industriels en ordre de marche

La construction de la première Ariane 6 débute. Au cours de l’année 2018, les différents moteurs de la fusée réalisent des essais concluants. Les nouveaux boosters, qui doivent aussi propulser la fusée légère Vega-C, effectuent leurs premiers tirs au banc d’essai, tout comme le moteur principal Vulcain 2.1. La version ré-allumable de Vinci, qui propulsera les satellites sur leur orbite, termine ses essais de qualification.

Malgré des débuts fastidieux, le programme avance bien et le premier lancement est encore annoncé pour l’été 2020. Même si certains tests prennent du retard, les premiers contrats sont déjà signés pour envoyer en orbite des satellites du programme de positionnement Galileo en 2020-2021, des satellites Intelsat et le satellite de la défense française CSO-3…

Configuration finale d'Ariane 62 et Ariane 64. Sur les deux lanceurs, la hauteur de la coiffe peut varier en fonction du nombre de satellites emportés. En moyenne, Ariane 6 sera haute d'environ 65m. Crédit image: ESA

Mai 2019 :

Une commande industrielle pour quatorze Ariane 6

Les clients étant suffisamment nombreux, Arianespace commande 14 fusées Ariane 6 à ArianeGroup, couvrant les lancements de 2021 à 2023. C'est la "méthode européenne" qui permet de réduire les coûts, en produisant à l'avance une grande quantité de lanceurs à la chaîne.

A ce stade, OneWeb prévoit d’embarquer à bord du premier lancement d’Ariane 62 en 2020, et Ariane 64 est sérieusement envisagée pour lancer la sonde interplanétaire JUICE en juin 2022.

Dès l’été 2019, le planning du premier lancement glisse lentement, avec une prévision pour l’automne puis la fin 2020. Plusieurs signes montrent déjà que ce calendrier sera difficilement tenable.

2020 :

Année noire pour Ariane 6

Dès le printemps de l’année 2020, rien ne va plus. Les problèmes s’enchaînent sur le chantier du pas de tir à Kourou. Et comme la Guyane est l’un des départements les plus touchés par le Covid-19, l’activité cesse presque complètement, tout comme chez de nombreux sous-traitants d’ArianeGroup.

En juillet 2020, date initialement prévue pour le premier vol, l’ESA annonce que le premier vol d’Ariane 6 est reporté à l’été 2021.

Finalement, en octobre 2020, le couperet tombe : le premier vol d'Ariane 6 n'aura pas lieu avant 2022. Les vols prévus avec OneWeb (qui sort de faillite) sont reportés sur Soyouz, tout comme les prochains tirs Galileo. La sonde JUICE décollera finalement comme prévu sur Ariane 5…

Deuxième trimestre 2022 :

Ariane 6 décolle enfin ?

Si aucun nouveau retard n’est annoncé, la première Ariane 62 devrait décoller au milieu de l’année 2022. Il reste cependant des tests importants à mener, notamment avec les essais du 2è étage entier en Allemagne, l'assemblage de test en Guyane en 2021, les essais combinés qui vont permettre de certifier le pas de tir, et la répétition générale avant le lancement fin 2021 - début 2022…

La charge utile de ce premier vol est inconnue, mais la seconde Ariane 62 devrait embarquer deux satellites Galileo. Les équipes espèrent encore que d'ici fin 2022, la première Ariane 64, version la plus puissante, puisse à son tour décoller.

La première Ariane 64 devrait décoller fin 2022, quelques mois après la première Ariane 62... Si aucun autre retard n'est à déplorer, bien entendu. Crédit image: Airbus

En 2023 :

Ariane 6 devrait remplacer définitivement Ariane 5

Alors qu’une phase de transition de 3 ans était initialement prévue, Ariane 6 devrait finalement remplacer Ariane 5 en moins de 18 mois. Pas le choix, puisqu'Ariane 5 n'est plus fabriquée. A ce jour, il en reste 8. Ariane 6 n'aura donc pas droit à l'erreur, sous peine d'une baisse drastique d'activité à Kourou !

Fin 2023 :

L’ESA prépare l’avenir d’Ariane

Très vite, il est apparu qu’Ariane 6 sera un lanceur de transition. Parallèlement à son développement, l’ESA finance des programmes pour concurrencer les nouveaux lanceurs américains. Dans l’idéal, cela se traduira par une amélioration d’Ariane 6, puis par une nouvelle Ariane Next.

En 2023, le nouveau moteur Prometheus devrait terminer ses essais de qualification. Fonctionnant au méthane et faisant un grand usage de l’impression 3D, ce nouveau moteur doit pouvoir offrir des performances similaires au Vulcain tout en étant dix fois moins cher que celui d'Ariane 5 et réutilisable. Plutôt qu'un unique moteur lourd, Prometheus devrait être constitué d'une multitude de petits moteurs pouvant être regroupés en grappe sur le premier étage, ou intégrés dans des étages supérieurs voire des boosters.

La fin 2023 pourrait également voir les premiers vols du démonstrateur de lanceur réutilisable Callisto. Développé par les agences spatiales françaises, allemandes et japonaises, Callisto devrait permettre de tester les modes de récupération déjà bien rodés sur les Falcon de SpaceX…

Début 2024 :

Un troisième étage « spécial constellations » ?

Un petit troisième étage, dénommé « kick stage », pourrait voler sur Ariane 6. Placé sous la charge utile, il devrait permettre de réaliser une vingtaine de manœuvres orbitales, et rester actif durant plusieurs jours. Idéal pour les constellations de satellites, il devrait être disponible dans une variante optimisée pour le déploiement de charges multiples autour de la Lune.

Fin 2025 :

Relooking programmé pour le deuxième étage

Vers 2025, Ariane 6 devrait recevoir un nouveau second étage développé en composite de carbone. De couleur noire, Icarus doit être plus léger et offrir de meilleures performances pour gagner jusqu'à 2 tonnes d'emport supplémentaire. Cependant, son calendrier de développement se base sur la réalisation d’un démonstrateur Phoebus, initialement prévu en 2021 mais très certainement retardé… Il est probable que la mise en place d'Icarus ne soit pas décidée avant le conseil de l'ESA de 2022.

Le démonstrateur Phoebus devrait ouvrir la voie à un nouveau deuxième étage, Icarus. Plus léger et de couleur noir, ce sera l'évolution la plus visible d'Ariane 6. Crédit image: ESA

Horizon 2025 :

Vers une Ariane réutilisable avec Themis ?

En Guyane, le premier vol de Themis est attendu pour 2025. Succédant à Callisto, Themis doit être représentatif d’un premier étage réutilisable au moins 5 fois pour des vols orbitaux, propulsé par le nouveau moteur Prometheus. La petite structure innovante ArianeWorks, portée par ArianeGroup et le CNES, a déjà mis en place un réservoir de test cet automne.

Si Themis tient ses promesses, il pourrait ouvrir la voie à une future Ariane 7 ou Ariane Next.

Horizon 2030 :

Ariane Next : évolution ou révolution ?

Ariane 6 doit réduire les coûts de lancement de 40% par rapport à Ariane 5. Mais cela ne permettra pas à Arianespace de s’aligner sur les prix commerciaux de SpaceX. Dès le lancement du programme Ariane 6, l’ESA prépare donc sa remplaçante Ariane Next grâce à Prometheus, Callisto et Themis.

Ariane Next ambitionne de diviser par deux les coûts d’Ariane 6 en recourant à l’impression 3D des moteurs, à la propulsion au méthane mais aussi à la réutilisation des lanceurs. Pour l’heure, la configuration d’Ariane Next n’est pas figée. Il pourrait s’agir d’une Ariane 6 modifiée avec un premier étage réutilisable, ou bien une toute nouvelle fusée plus ambitieuse reprenant une configuration similaire à la Falcon Heavy.

Tout est encore possible, et les choix faits d’ici 2025 détermineront si Ariane 6 est un lanceur de transition ou une fusée évoluant dans la durée.

Concept d'Ariane Next, reposant sur un 1er étage réutilisable doté d'un cluster de moteurs Prometheus. D'autres designs sont envisagés, avec des boosters dotés de Prometheus notamment. Crédit image: CNES

Horizon 2040 :

Ariane Ultimate, le Starship européen ?

Bien au-delà d’Ariane 6 et d’une éventuelle Ariane NEXT, l’ESA envisage déjà de pousser jusqu’au bout les concepts en cours de développement. Ariane Ultimate serait ainsi un lanceur mono-étage entièrement réutilisable. Une sorte d’équivalent européen du Starship de SpaceX, mais qui arriverait tout de même avec 15 ans de retard sur son équivalent américain… Si ce dernier réussit son tour de force.

Mais tout ceci est déjà une autre histoire !

Sources : ESA, ArianeGroup, CNES