Les deux satellites CSO (Composante Spatiale Optique) ont été développés par la France suite à l'échec de la coopération MUSIS. Un troisième satellite sera cependant financé par l'Allemagne, conférant au programme une dimension internationale, à défaut d'être européenne. Crédit: CNES, Ministère des Armées
Les deux satellites CSO (Composante Spatiale Optique) ont été développés par la France suite à l'échec de la coopération MUSIS. Un troisième satellite sera cependant financé par l'Allemagne, conférant au programme une dimension internationale, à défaut d'être européenne. Crédit: CNES, Ministère des Armées

Depuis quelques années, de nombreux pays ont créé des commandements militaires spatiaux. USA, France, Royaume-Uni, et plus récemment Allemagne, chaque puissance spatiale entend aujourd’hui fournir une protection à ses atouts civils et militaires en orbite. Mais dans ce paysage, une entité brille par son absence : l’Europe.

Si le Vieux Continent a su consolider son industrie aéronautique avec Airbus et son industrie spatiale avec ArianeGroup, l’Europe est encore à la traîne dans le domaine de la défense spatiale. En début d’année, la Commission européenne a pris des mesures pour inverser la donne. Sera-ce suffisant ?

L’espace, théâtre des opérations militaires ?

Pendant la Guerre froide, la course à l’armement et la course à l’espace pouvaient laisser craindre une arsenalisation de l’orbite basse. Ce sont finalement d’autres usages militaires qui se sont imposés : l’espace étant un domaine fluide qui échappe à la notion de territorialité, il se prêtait bien mieux aux opérations d’espionnage qu’à la guerre généralisée.

Encore aujourd’hui, les satellites militaires se regroupent dans deux grandes catégories. En orbite géostationnaire, on retrouve les satellites de communication qui offrent des liaisons sécurisées vers les théâtres d’opération. En orbite basse se trouvent les satellites d’observation et de reconnaissance, parfois appelés satellites espions, qui peuvent embarquer une charge utile optique, radar ou d’écoute électronique. A ces deux catégories s’ajoutent, depuis les années 1990, les satellites de géopositionnement, comme le GPS américain ou le Galileo européen, même s’ils sont rapidement devenus des vecteurs à usage dual civil et militaire.

Les satellites (ici la constellation Galileo) font partie intégrante de notre vie quotidienne, de notre économie et de notre défense. Plus encore que pendant la Guerre Froide, leur protection est un enjeu stratégique à la fois national et supranational. Crédit: ESA
Les satellites (ici la constellation Galileo) font partie intégrante de notre vie quotidienne, de notre économie et de notre défense. Plus encore que pendant la Guerre Froide, leur protection est un enjeu stratégique à la fois national et supranational. Crédit: ESA

Avec la démocratisation de l’accès à l’espace, de nombreuses petites nations sont désormais en mesure de déployer un ou deux satellites militaires, là où des puissances régionales disposant de leurs propres lanceurs, comme le Japon, l’Inde et Israël, exploitent généralement entre quatre et huit satellites chacune. Cela reste bien entendu bien loin des chiffres alignés par les Etats-Unis, la Russie et la Chine, qui exploitent plusieurs dizaines de satellites militaires (voire une grosse centaine pour les USA). L’Europe, quant à elle, se situe au pied du podium, avec une trentaine de satellites militaires.

Toutefois, dans ce domaine, l’Europe agit en ordre dispersé. Si les constellations civiles Galileo et Copernicus sont exploitées collectivement sous l’égide de la Commission européenne, les satellites militaires restent jalousement gardés à l’échelle nationale. Quitte à se retrouver avec des doublons capacitaires dans le domaine des télécommunications, et un déficit chronique dans le domaine de l’écoute électronique, par exemple. Comment expliquer cet apparent paradoxe ?

Une question d’organisation…

La première raison permettant d’expliquer le manque de coordination européen dans le domaine de la défense spatiale est d’ordre organisationnel. L’Europe spatiale, incarnée par l’ESA, s’est construite autour d’un projet résolument civil et scientifique capable de fédérer de nombreux pays aux aspirations géopolitiques très différentes, allant d’une France interventionniste à une Allemagne concentrée sur l’Europe centrale, en passant par une Confédération helvétique qui défend jalousement sa neutralité.

L’ESA, qui coordonne une grande partie du secteur spatial européen, est une organisation fondamentalement civile et scientifique, qui ne dépend pas directement de l’Union européenne, et ne représente donc pas une instance géopolitique souveraine à même de coordonner un effort de défense. Bien entendu, l’Union européenne n’est pas absente du domaine spatial, la Commission européenne ayant d’ailleurs la charge des programmes Galileo et Copernicus, dont la gestion technique a été confiée à l’ESA. Dans les faits, toutefois, les programmes militaires n’ont jamais été une priorité pour la Commission européenne, en grande partie parce qu’il est toujours plus simple d’obtenir un consensus sur des programmes civils. Les débats autour de l’usage militaire de Galileo sont là pour nous le rappeler.

… et de souveraineté

De plus, si certains pays, comme la France, espèrent construire leur défense dans un cadre européen, de nombreux pays européens continuent de se reposer avant tout sur l’OTAN et les USA, qui disposent de ressources spatiales confortables. A bien des égards, c’est la question de souveraineté, bien plus que le manque de structure cohérente, qui a empêché jusqu’à aujourd’hui la construction d’une défense spatiale européenne concertée.

Les satellites militaires exploitent généralement les meilleures technologies disponibles dans le pays concepteur, aussi bien en matière de hardware que d’algorithmes ou de chiffrage. Développer en commun de tels satellites demanderait aux industriels de chaque pays de partager leur savoir-faire technique avec ceux qui se trouvent être leurs concurrents sur le marché civil.

Outre la souveraineté industrielle, les aspects opérationnels sont aussi bien souvent très critiques. Les satellites d’observation sont utilisés avant tout pour des missions de renseignement et d’espionnage. A l’instar des capacités de cyberattaque ou de cyberdéfense, les opérations de renseignement font l’objet d’un contrôle très strict et d’un secret absolu, y compris vis-à-vis des plus proches alliés.

Les satellites de communication, capables de fonctionner dans des normes OTAN communes, sont généralement moins sensibles que les satellites-espions. Mais, les concernant, se pose alors une autre problématique opérationnelle, cette fois-ci d’ordre géographique. Disposés en orbite géostationnaire, ils sont positionnés au-dessus des principaux théâtres d’opération et territoires d’outremer. Or, tous les pays ne déploient pas leurs troupes dans les mêmes régions du globe.

Toutes ces problématiques expliquent en grande partie qu’il n’a pas été possible, jusqu’à présent, de développer de vraies constellations militaires à l’échelle européenne. Cependant, malgré tous les obstacles industriels, politiques et opérationnels, des programmes conjoints ont déjà connu quelques succès d’estime. De quoi envisager des coopérations plus étendues ?

Télécom-1A, premier satellite dual capable de soutenir le réseau de communications militaires Syracuse. A partir de Syracuse-3, les Armées françaises ne louent plus la bande passante, mais sont propriétaires et exploitantes de leurs propres satellites. Crédits: Musée de l'Air et de l'Espace, Jean-Philippe Lemaire

TRIMILSATCOM : le projet SATCOM européen avorté

Lors du vol inaugural d’Ariane 3, en 1984, la France a déployé le satellite Télécom-1A, propriété de France Télécom mais capable de soutenir les communications militaires du réseau Syracuse-1. Au total, trois satellites Syracuse-1 et quatre Syracuse-2 seront déployés par la France entre 1984 et 1996. Mais pour la prochaine génération Syracuse-3, Paris envisage de disposer de communications plus sécurisées, de bandes plus larges et d’un débit amélioré, et opérés directement par les Armées. Une ambition qui augmente le coût des satellites, mais qui pourrait intéresser des partenaires stratégiques de la France.

Paris se rapproche alors de Londres, qui doit remplacer ses satellites Skynet-4, mais aussi de Berlin, qui envisage de se doter d’une première capacité de communications militaires. Le programme TRIMILSATCOM est lancé en 1997, et espère pouvoir rallier rapidement l’Espagne et l’Italie. Cependant, la lenteur des négociations et le manque de retour industriel sur le pan national poussent le Royaume-Uni à faire cavalier seul avec Skynet-5, poussant rapidement l’Allemagne à abandonner le projet.

En France, l’échec de TRIMILSATCOM, qui aurait pu être un jalon fondateur pour le spatial militaire européen, est vu comme l’opportunité de développer un système Syracuse-3 taillé sur-mesure pour les forces armées, sans implication de France Télécom. Mais bien vite, Paris devra revoir ses ambitions à la baisse face au coût du programme. Pour remplacer les quatre satellites Syracuse-2, seuls deux satellites sont initialement financés, Syracuse-3A et 3B.

Sicral-2 et Athena-Fidus : la coopération franco-italienne sur les télécommunications

Au final, le salut du programme Syracuse-3 reposera bien dans la collaboration, non pas à l’échelle européenne, mais via un partenariat avec l’Italie. Cette dernière dispose à la fin des années 2000 de deux satellites de communications militaires, Sicral-1 et Sicral-1B, et cherche également à les renforcer par un troisième vecteur. Par chance, ce rapprochement politique entre les deux pays trouvera un fort écho chez les industriels.

Ou plutôt chez l’industriel, puisque les satellites Sicral et Syracuse sont fabriqués, de part et d’autre des Alpes, par le même groupe franco-italien, Thales Alenia Space. Plutôt qu’un nouveau satellite pour chaque pays, TAS se voit confier la réalisation de deux satellites devant être opérés conjointement par la France et l’Italie. Sicral-2 viendra ainsi compléter puis remplacer Sicral-1 en Italie, et fera office de Syracuse-3C pour la France. Le tout sera complété par Athena-Fidus, un satellite dual civil/militaire moins sécurisé que Sicral-2, que les deux pays pourront exploiter pour leurs opérations les moins sensibles. Athena-Fidus et Sicral-2 seront lancés respectivement en 2014 et 2015, et montrent que la coopération est possible lorsque le besoin opérationnel, les calendriers et les intérêts industriels convergent… ce qui est plus souvent l’exception que la règle.

Crédit : Thales Alenia

A défaut d’un réel système européen commun, le Vieux Continent exploite donc aujourd’hui quatre réseaux principaux : Spainsat en Espagne, Skynet-5 au Royaume-Uni, Syracuse-3 en France et Sicral-2 en Italie. Et comme les programmes Spainsat-NG, Skynet-6, Syracuse-4 et Sicral-3 sont tous bien engagés, avec des mises en orbite attendues dans les toutes prochaines années, on peut dire que l’heure n’est définitivement pas à la consolidation industrielle dans les SATCOM militaires, principalement pour des raisons de souveraineté industrielle. En effet, le blocage n’est pas d’ordre opérationnel, puisque tous ces satellites répondent aux mêmes normes, et fournissent d’ailleurs un réseau sécurisé standardisé pour l’OTAN.

L’optique pour la France, le radar pour l’Allemagne et l’Italie

Pour les satellites-espions, le bilan est globalement le même que dans les télécommunications, malgré les efforts déployés par la France afin de faire converger les programmes. Après le succès du satellite d’observation de la Terre civil SPOT, lancé en 1986, la France décide de construire une variante militaire. C’est le programme Helios-1. Avec la fin de la Guerre froide, bien plus que des outils militaires, ces nouveaux satellites deviennent des outils de sécurité globale, couvrant aussi bien les opérations de renseignement que le contre-terrorisme, la protection civile ou le soutien aux missions humanitaires.

Vue d'artiste du satellite SPOT, dans les années 1980. Les satellites Helios-1 étaient une version améliorée de SPOT, disposant d'une meilleure résolution mais se passant de la voie couleur, afin d'optimiser la capacité de stockage des photos. Crédits: CNES

Dans ce nouveau contexte, la France cherche très vite à intégrer de nouveaux partenaires européens qui, en échange d’un financement partiel du programme, pourront bénéficier d’une partie du temps d’observation des satellites. Au final, les deux satellites d’Helios-1, mis en orbite en 1995 et 1999, seront partiellement co-financés par l’Italie (14%) et l’Espagne (7%). Pour Helios-2, Paris espère obtenir un financement allemand de 20%, en échange de quoi la France viendrait financer une partie des satellites allemands Horus d’observation radar, dont la conception impliquera les industriels des deux pays.

Mais, une fois n’est pas coutume, cette coopération politique et industrielle ne verra jamais le jour. Reprenant la main sur Helios-2, la France n’obtient qu’une petite participation financière de l’Espagne, de la Belgique et de la Grèce, rejointes plus tard par l’Allemagne. A défaut d’entente industrielle, c’est à nouveau à l’échelle opérationnelle et politique que se jouera la coopération européenne.

En 2001, la France et l’Italie signent les accords de Turin, suivis l’année suivante par les accords franco-allemands de Schwerin. Grâce à cela, la France peut accéder aux images radar de haute résolution des cinq satellites SAR-Lupe allemands, ainsi qu’aux images radar à large champ de la constellation duale italienne COSMO-Skymed. En échange, l'Allemagne peut accéder aux données des satellites Helios-2, et l'Italie aux images de la constellation duale Pléïades.

MUSIS : un nouvel échec

Pour la prochaine génération de satellites, la France souhaite, une fois encore, élargir la coopération à l’ensemble du continent, non seulement pour le partage des images, mais aussi pour le financement et la construction des prochains satellites. Le programme MUSIS (Multinational Space-based Imaging System) est lancé en 2008 avec la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Belgique et la Grèce, suivies en 2010 par la Pologne et la Suède.

Mais ce nouvel effort de concertation se solde également par un échec industriel. Faute d’un accord de coopération, la France se décide à financer seule deux nouveaux satellites d’observation, CSO-1 et CSO-2, qui viendront remplacer Helios-2A et Helios-2B. De leur côté, l’Allemagne et l’Italie décident à nouveau de faire cavalier seul sur les satellites radars, avec les constellations SARah et COSMO-Skymed de seconde génération, ou CSG. Bien entendu, des accords continuent de permettre un partage des images entre les différents pays, même si les synergies industrielles n’ont pas été atteintes.

Vue d'artiste du satellite CSO-3, Les satellites CSO ont été conçus à partir de la plateforme Pléïades. L'Allemagne paiera une grande partie de CSO-3, lui conférant un accès privilégié. La Belgique et la Suède ont également signé des accords bilatéraux, cette dernière fournissant une station sol polaire. Crédits: Ducros/CNES

Seul lot de consolation, l’Allemagne a accepté en 2015 de financer en grande partie un troisième satellite optique français, CSO-3, en échange d’un accès accru aux images de la constellation. En contrepartie, Paris a accepté de laisser à Berlin le leadership sur le programme EuroDrone, mais aussi de ne pas concurrencer l’Allemagne dans le domaine des satellites radar. Malheureusement, cette entente, qui s’inscrit dans la lignée des accords de Schwerin, sera mise à mal deux ans plus tard lorsque Berlin annoncera le financement de son propre satellite d’observation optique, confié à l’entreprise nationale OHB System plutôt qu’au groupe européen Airbus Defence & Space qui construit les CSO.

Si Berlin se justifie en expliquant que ce satellite sera exploité par ses services secrets plutôt que son armée, la ficelle est un peu grosse pour les partenaires européens, qui voient ainsi émerger un nouveau concurrent industriel dans un secteur qui peine déjà à se consolider.

Défense spatiale ou spatial de la défense ?

Le renouvellement des satellites militaires européens actuels étant déjà acté à l’échelle nationale, la décennie en cours ne sera pas celle de la consolidation de ce secteur industriel. Cependant, les choses pourraient changer plus rapidement que prévu en raison de l’importance grandissante des acteurs du « New Space ».

Avec le déploiement prévu de dizaines de milliers de satellites en orbite basse, les nouvelles constellations civiles entraînent un risque accru de collisions orbitales, tout en représentant également de nouvelles cibles pour des nations adverses. Ce regain d’activité spatiale explique d’ailleurs en partie la création des nouveaux commandements militaires, en Europe et ailleurs, chargés de protéger les moyens spatiaux existants mais aussi d'offrir un cadre rassurant pour le déploiement de nouvelles constellations.

Dans ce contexte, la défense des ressources spatiales devient le vrai sujet d'inquiétude, supplantant la question du spatial de la défense, qui exprimait avant tout des enjeux industriels et politiques. Dans un premier temps, la défense spatiale pourrait passer par un travail collaboratif entre les différents commandements militaires, afin d'éviter les risques de collision et surveiller d’éventuels lancements militaires adverses.

Plusieurs pays, dont les USA, la Chine et l'Inde, ont déjà démontré leur capacité à détruire des satellites en orbite. Outre la menace directe que cela représente, de telles actions provoquent des centaines de débris représentant autant de menaces potentielles pour les satellites militaires et civils. Crédits: Indian MoD

Dans un second temps, cette coopération militaire pourrait donner lieu à la création de nouvelles constellations communes mais aussi duales, dédiées à la fois aux applications civiles et miliaires. C’est en tout cas ce qui ressort des déclarations faites par la Commission européenne en février dernier, lorsqu’elle a présenté son plan d’action sur les synergies entre les industries civile, spatiale et de la défense. De manière générale, la Commission européenne prend acte du nouveau paysage spatial, qui voit l’émergence de start-ups, de nouvelles idées et de nouveaux concepts transversaux.

L’émergence des taxis-drones, des voitures autonomes et des objets connectés vont accroître le besoin en connectivité et en géolocalisation, autant de services qui pourront être fournis par de nouvelles constellations de satellites en orbite basse qui, à leur tour, pourraient permettre aux militaires de ne plus dépendre d’une petite poignée de vecteurs hors de prix déployés en orbite haute. Le développement de nouvelles constellations à usage dual civil/militaire restera forcément limité au champ d’action de la Commission européenne. Mais après l’excellente gestion du programme Copernicus, et le succès (certes difficile) de Galileo, on est en droit d’espérer que l’Europe s’unisse enfin dans ce domaine, sous peine de définitivement manquer le coche du New Space, du moins dans ses applications institutionnelles.