Dans un précédent article nous rappelions la genèse du programme spatial français, des prémices à base de fusées-sondes jusqu’aux premiers succès du lanceur Diamant au milieu des années 1960. À l'époque, alors que le centre spatial français est transféré de l’Algérie à la Guyane, un avenir nettement plus européen se profile déjà.
Toutefois, la voie vers le premier succès spatial européen sera semée d’embûches.
La fin du programme spatial français
Après une interruption de trois ans, pour cause de déménagement du centre de tir d’Hammaguir vers le centre spatial de Kourou, les vols de fusées Diamant reprennent en 1970, avec une version Diamant B qui connaît un succès mitigé (deux échecs sur cinq tirs) et une Diamant BP4 plus satisfaisante. Pour le CNES, BP4 préfigure l’avenir des lanceurs français, que ce soit en matière de performances ou de coopération industrielle. Le deuxième vol de Diamant BP4 met en effet en orbite deux satellites d’un coup, tandis que la coiffe de ce lanceur est directement issue de celle de la fusée britannique Black Arrow, arrêtée en 1971.
Mais malgré les succès techniques de Diamant BP4, le programme spatial français est brutalement interrompu en 1975. Le centre spatial guyanais, alors en pleine croissance, voit ses activités totalement stoppées. Sur le plan politique, la décision est prise : l’avenir du spatial français se fera à l’échelle européenne. Or, les programmes de coopération rencontrent sans cesse d’extrêmes difficultés.
Il faut dire que l’idée d’une Europe spatiale remonte alors à une quinzaine années, avant même le premier vol de la fusée Diamant. Son lancement concret a été retardé à plusieurs reprises, notamment à cause des échecs du programme Europa, dans lequel les Britanniques fondaient de grands espoirs.
De Blue Streak à Black Arrow : un bilan britannique en demi-teinte
Au milieu des années 1950, le gouvernement britannique lance le développement d’un missile balistique de portée intermédiaire, le Blue Streak. Très vite, il apparaît cependant que ce missile ne pourra jamais remplir sa mission, puisque le temps de remplissage de ses réservoirs ne permet pas d’effectuer des tirs de ripostes suffisamment rapides.
Pour ne pas perdre les investissements déjà consentis, Londres souhaite alors transformer le Blue Streak en lanceur spatial. En 1960, parallèlement aux différents efforts nationaux (dont ceux de la France), la communauté scientifique européenne appelle au lancement d’un programme commun. Pour ce futur lanceur Europa, validé par les autorités françaises, britanniques et allemandes dès 1961, les Britanniques proposent naturellement le Blue Streak comme premier étage.
Parallèlement, Londres maintient fermement la volonté de développer son propre lanceur national afin de pallier tout échec du programme Europa, mais aussi pour peser dans les futures négociations entre Etats européens. C’est le programme Black Arrow, qui est validé en 1964.
Mais si Blue Streak est une réussite sur le plan technique, ce ne sera pas le cas de Black Arrow. Destiné à lancer des satellites de 130 kg en orbite basse, le lanceur comportait trois étages. Sur les quatre lancements effectués depuis Woomera, en Australie, seul le tir de 1971 atteindra l’orbite, avant l’annulation du programme. Il s’agira de la première et de la dernière mise en orbite autonome coordonnée par le Royaume-Uni.
Europa-1 : le premier échec de l’Europe spatiale
Malgré tout, entre Blue Streak et Diamant, les astres semblent s’aligner au début des années 1960, pour le premier programme spatial européen : Europa. Les différents Etats membres créent alors l’ELDO (European Launcher Development Organisation), le Centre européen pour la construction de lanceurs d'engins spatiaux, qui doit concevoir le futur lanceur à partir des briques fournies par chaque pays.
Blue Streak est repris tel quel en tant que premier étage. Le second étage, Coralie, doit être conçu à partir de zéro par la France. Il en va de même pour le troisième étage allemand, Astris. La coiffe est fournie par l’Italie, qui accueille également des charges utiles expérimentales. La Belgique et les Pays-Bas se chargent de la télémétrie et du guidage, tandis que l’Australie est intégrée au programme afin de fournir le centre de tir de Woomera.
De 1964 à 1966, alors que la France finalise son programme Pierres Précieuses et que le Royaume-Uni lance à peine son projet Black Arrow, les premiers essais de l’étage Blue Streak sont un succès, y compris les deux derniers vols embarquant des maquettes des étages supérieurs. Mais côté français, la situation est plus morose. Le deuxième étage Coralie, surmonté de l’étage allemand Astris, forme la fusée d’essais Cora, qui est tirée trois fois entre 1966 et 1967, avec un seul succès à son actif.
Malgré tout, en 1967, deux essais d’Europa-1, avec une maquette de troisième étage, sont tentés. Les deux échouent en raison de problèmes techniques sur Coralie. Et lorsque les essais reprennent et que Coralie fonctionne enfin, c’est au tour de l’étage Astris de dysfonctionner. Après le troisième et dernier tir d’une Europa-1 complète, en 1970, le programme est arrêté, non seulement en raison des soucis techniques, mais aussi suite à un grave problème de design. En effet, Europa-1 est taillée pour l’orbite basse, alors que le marché s’oriente déjà résolument vers l’orbite géostationnaire.
Europa-2 ne fera pas mieux que son prédécesseur
Dès 1965, avant même la première mise en orbite française, Paris tente de convaincre ses partenaires d’investir dans un lanceur plus puissant pour accéder au marché des satellites de communication, qui se profile déjà. Mais pour maîtriser une telle capacité, les Européens devront investir dans la propulsion cryotechnique et surtout rapprocher leur pas de tir de l’équateur. Ce point favorise de facto les entreprises françaises, et la base de Kourou, au détriment de Woomera. Une situation qui irrite d'ailleurs grandement les Britanniques.
Un compromis est trouvé, en intégrant un quatrième étage dérivé du troisième étage de Diamant BP4 capable de placer 150 kg en orbite géostationnaire. Mais le Royaume-Uni et l’Italie quittent le programme en 1969, laissant la France et l’Allemagne soutenir seules Europa-2. Malheureusement, le premier et unique tir depuis la Guyane, en 1971, est un échec retentissant, enterrant une deuxième fois un programme Europa, dès le départ trop complexe et mal adapté au marché.
La France pousse le programme Ariane
Dès l’arrêt d’Europa, le CNES réfléchit à des solutions d’avenir. Sur le plan technique, l’idée est de réutiliser les recherches menées sur le premier étage d’Europa-3, abandonné avant de voir le jour, mais aussi de capitaliser sur Diamant BP4. Le projet prend alors la forme du L3S, Lanceur de 3e génération de Substitution, capable d’atteindre l’orbite géostationnaire. Néanmoins, son financement est trop lourd pour l'Etat français, qui a donc encore besoin d’un partenariat européen.
Or, dans le même temps, les anciens partenaires d’Europa se lancent dans d’autres projets. Le Royaume-Uni travaille sur des satellites de communication maritime, tandis que les Allemands et les Italiens développent Spacelab, un module scientifique destiné à la future navette spatiale américaine, qui se profile déjà.
L’accord permettant de financer parallèlement tous ces projets ne sera trouvé qu’en 1973. Il engage onze pays et permet la création de l’Agence Spatiale Européenne, l’ESA. La France s’engage alors à financer 60 % du nouveau lanceur spatial, ainsi que les éventuels dépassements budgétaires. En contrepartie, elle obtient la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage du programme, via le CNES et Aérospatiale. Cette prise en main par doit permettre d’éviter que ne se reproduise la cacophonie technique et les échecs du programme Europa.
Dès l’année suivante, le programme sera toutefois ralenti en raison de la crise budgétaire. Paris doit alors choisir entre son programme national Diamant et le nouveau programme européen baptisé Ariane. Dès l’année suivante, la décision tombe : Diamant est annulé, et le prochain vol spatial depuis Kourou sera Ariane 1.
Ariane 1 : le succès surprise de la nouvelle ESA
D’un point de vue technique, la nouvelle fusée Ariane 1 est une véritable révolution pour l’Europe. Pour la première fois, le lanceur est conçu dès le départ pour viser l’orbite géostationnaire, et non pas dérivé d’un missile nucléaire. Le développement du troisième étage cryotechnique, fonctionnant à l’hydrogène et à l’oxygène liquide, est également un véritable défi technique.
La fusée pèse 210 tonnes, et peut placer 1,8 tonnes en orbite de transfert géostationnaire. Une sacrée performance, comparée à Europa ou Diamant, mais qui ne fait pas l’unanimité, notamment du côté des Britanniques qui regardent de près la navette spatiale américaine en cours de développement. De fait, en 1977, seuls trois clients se sont manifestés pour la nouvelle fusée.
Tout changera à la fin de cette même année, quand Intelsat signe pour deux lancements sur Ariane. Un coup dur pour Washington, qui espérait un contrat majeur avec la navette spatiale.
La fin de la suprématie américaine sur les lancements commerciaux est actée la veille de Noël 1979, quand Ariane 1 effectue son premier vol d’essai en présence du président de la République Valéry Giscard d’Estaing. Elle démontre alors sa capacité à atteindre l’orbite de transfert géostationnaire avec une charge d’essai. En mars 1980, le CNES et l’ESA créent une nouvelle entité commerciale, Arianespace, destinée à promouvoir Ariane. Sur ses onze vols opérationnels, Ariane 1 ne connaîtra que deux échecs, qui concerneront malheureusement le premier vol institutionnel puis le premier vol commercial. Néanmoins, les coûts réduits du lanceur et ses bonnes performances générales permettront de consolider le succès à venir d’Arianespace et de l’ESA.