La mission européenne, qui transporte également un orbiteur japonais, va s'approcher à nouveau de la planète la plus proche du Soleil. Une assistance gravitationnelle, un freinage qui sera répété plusieurs fois encore avant l'orbite en 2025. Mais une chorégraphie où l'erreur est interdite.
Nous avons posé quelques questions à Elsa Montagnon, Mission Manager (ou responsable de projet) de BepiColombo à l'ESA.
Une longue croisière
Le 23 juin prochain, la mission BepiColombo survolera Mercure pour la deuxième fois. Il reste encore beaucoup de trajet (et plusieurs survols) avant d'entrer en orbite de la petite planète, manœuvre prévue pour décembre 2025… Ces survols sont autant d'opportunités pour les équipes scientifiques, que de sources d'inquiétudes pour les responsables de la mission dans cette phase de « croisière ».
Depuis son décollage, BepiColombo est en effet dans une configuration particulière, avec les différents véhicules de la mission empilés : à l'arrière, le module de propulsion MTM (Mercury Transfer Module) qui sera éjecté avant l'arrivée en orbite, puis la sonde européenne MPO (Mercury Planetary Orbiter) qui ira en orbite basse, la sonde japonaise Mio, ou MMO (Mercury Magnetospheric Orbiter), et tout à l'avant, un cache qui protège les instruments et qui lui aussi sera largué avant l'entrée en orbite. Un assemblage unique de plus de 4 tonnes à son décollage, à qui il reste encore la moitié du trajet…
Elsa Montagnon est Mission Manager pour l'ESA sur BepiColombo, ce qui signifie qu'elle est responsable de l'ensemble du projet : gestion des équipes, de la technique, des coûts engagés… Mais elle a répondu a nos questions, près d'un mois avant ce deuxième survol de Mercure, car de 2007 à octobre 2021, elle était responsable des « opérations satellites » de BepiColombo. Elle a pu accompagner ce projet depuis la planche à dessin jusqu'à son lancement, ses premières opérations en orbite, et cela a inclus les premiers survols de la Terre (une fois), de Venus (deux fois) et de Mercure (en octobre dernier).
Bilan de santé
Clubic - Parlons d'abord de Bepicolombo. Comment va la mission, ou plutôt comment vont les 3 véhicules ?
Les trois véhicules vont très bien, et la mission est sur les rails ! Comme vous le savez, la sonde est en configuration de voyage, avec le MTM, et ses deux futurs orbiteurs de Mercure, le MPO et le MMO. Depuis la fin 2021, la phase « froide » de la mission est terminée, nous évoluons maintenant dans un environnement chaud sur l'orbite actuelle, et c'est une très bonne préparation pour nos futures orbites autour de Mercure. BepiColombo a déjà passé deux fois un périhélie à seulement 0.32 Unités astronomiques, soit un tiers de la distance Terre -Soleil, et les véhicules ont répondu comme on s'y attendait. Cette phase du transit est un peu hybride, on teste les cycles thermiques et on prépare le prochain survol… Depuis le décollage le 20 octobre 2018, nous avons déjà parcouru plus de la moitié du trajet total !
Il reste bien sûr des défis devant nous, à commencer par ces fameux survols, mais aussi par exemple avec notre système de propulsion électrique – ionique, que nous n'avons pas utilisé à plein cycle pour l'instant : d'ici 2024 nous augmenterons significativement la durée des arcs de propulsion par rapport aux périodes de croisière. Les équipes préparent cette montée en gamme vers les 100% avec attention, juste avant notre arrivée autour de Mercure. Le système est innovant, très performant, et surtout c'est le premier du genre à mener une grande mission interplanétaire…
Un survol peut en cacher un autre
En trois ans et demi, la mission a survolé la Terre, deux fois Venus, et une fois Mercure. Ce sont des moments qui requièrent beaucoup d'attention, mais est-ce que les équipes sont entrées dans une sorte de routine ?
Oh là, non, surtout pas une routine ! Les survols sont des moments très importants de la mission, et pour nous, ils représentent un pic de travail sur plusieurs mois avec une intense préparation. Il ne faut rien laisser au hasard, et donc si un sentiment de « routine » devait nous habiter, ce serait le plus sûr moyen de se tromper ! D'abord, il faut bien comprendre ce que survoler Mercure représente pour nous. BepiColombo est la 1è mission de l'ESA vers Mercure, c'est la seule de sa décennie et seulement la 3è à s'approcher de cette planète qui a énormément à nous apprendre. Donc nous prenons cette responsabilité très au sérieux, et nous craignons les surprises… On essaie de se préparer à tout.
Ensuite, chaque survol de Mercure est différent, avec des caractéristiques très précises. L'approche n'est pas la même avec le même angle, l'altitude de survol non plus, quelle sera la période d'éclipse (on passe dans l'ombre de Mercure) s'il y en a une, est-ce que l'orientation de la sonde permet la communication avec la Terre, est-ce que les observations scientifiques prévues vont toutes être possibles… C'est un exercice où chaque action est critique, chaque détail compte. Et de surcroit, plus tôt on peut trouver quelque chose à corriger, plus cette solution est facile. Au-delà de tout ça, le plus important est évidemment la trajectoire, car ces survols de Mercure ce sont avant tout des manœuvres de freinages gravitationnels phénoménales.
Pour conclure sur le sujet de la routine, je vais un tout petit peu modérer en disant qu'après 4 autres survols, on connaît les points critiques, on sait ce qui sera le plus long à planifier, mais on sait aussi qu'il ne faut aucune complaisance !
BepiColombo, pour l'Histoire ?
Ca fait quoi d'être manager d'une mission qui survole Mercure ? Car après tout, il n'y en a pas eu tant que ça…
Personnellement, travailler sur cette mission est une énorme fierté. Et c'est quelque chose que je ressens pour la plupart des membres qui participent à BepiColombo. En quelque sorte, nous écrivons l'Histoire ! Nous sommes vraiment au tout début de l'exploration de cette planète… Les mesures de BepiColombo, si tout se passe bien, seront les bases d'un incroyable enrichissement scientifique. Par-là, je veux dire que Mariner 10 et surtout Messenger, qui nous ont énormément appris, ce sont des missions qui ont soulevé des points précis et posé beaucoup de questions auxquelles nous espérons apporter des réponses. L'hémisphère Sud de Mercure notamment, a été couvert avec moins de précision que le Nord… Il y a donc beaucoup à comprendre de Mercure, qui n'est pas que la planète la plus proche du Soleil. C'est l'histoire du développement de notre Système Solaire, la compréhension des mécanismes des petites planètes et leur évolution au cours du temps, et puis des clés pour mieux appréhender les exoplanètes avec un exemplaire de planète encore très peu exploré et qui soudain sera accessible !
Je trouve ça très excitant. A l'automne dernier, nous avions tous très envie du premier survol, et ce fut un moment particulier, un peu comme le décollage. Une « première » pour l'équipe avec les images de la surface, mais aussi pour la sonde qui s'approchait enfin de son objectif… Et maintenant nous avons hâte de recommencer !
Science et survols, pas facile !
Comme la sonde est dans une configuration « de voyage », elle ne fait pas autant de science que lorsqu'elle sera entrée en orbite de la petite planète. Mais qu'est-ce qu'il est possible de faire, et comment se passe les échanges avec les scientifiques ?
En réalité, l'idée a longtemps été de réserver la phase de vol de croisière jusqu'à l'orbite de Mercure aux équipes techniques, puis de « livrer » en quelque sorte la sonde aux scientifiques. Mais bien entendu, ce n'est ni pratique, ni réaliste, tant on a énormément à apprendre de nos propres instruments. Comme d'autres missions planétaires, nos véhicules sont équipés d'instruments taillés sur mesure, qui n'ont pas eu l'opportunité de voler jusqu'ici et encore moins vers un environnement tel que celui de Mercure. Donc pour les équipes scientifiques, ce sont des données utiles, parfois des données « bonus », mais aussi et surtout la caractérisation des instruments, ce qui permet de les comprendre, parfois de changer des modes, et d'en optimiser l'usage pour le cœur de la mission en 2025.
En plus, nous avons préparé très longtemps BepiColombo, qui vole 7 ans pour atteindre son objectif… Mais qui devra être opérationnelle très vite, car notre temps autour de Mercure sera compté, et dans les standards que l'on connait du secteur spatial, c'est assez court ! Le contexte sera complexe en termes de radiations, mais aussi au niveau de l'orbite : la géométrie de notre trajectoire emmènera BepiColombo au-dessus des mêmes points une fois tous les six mois. Pour une mission totale d'un an, que nous pourrons peut-être prolonger un peu mais pas significativement, cela impliquera d'être immédiatement performants !
Pour poursuivre sur ce point, la très grande majorité des instruments qui prennent des mesures in situ sont actifs lors des survols, avec parfois quelques limitations. Par exemple sur la partie japonaise MMO les instruments sont utilisables mais les antennes ne sont pas déployées, et les instruments sont masqués par le pare-soleil avant dans la configuration actuelle. Pour le MPO, les scientifiques peuvent utiliser l'accéléromètre, le magnétomètre, le spectromètre UV, et le spectromètre infrarouge, pour lequel nous utilisons une reconfiguration pour qu'il « voie » depuis l'arrière de la sonde (c'est inédit, mais ça a très bien fonctionné lors des survols de Venus). Il reste toutefois les « yeux » de MPO qui sont pour l'instant fermés car dans la configuration actuelle, ils sont masqués.
Allo Bepi, ici la Terre
Combien de temps considère-t-on que la sonde est « en survol » ? Est-ce que le véhicule est en autonomie (à l'aveugle par rapport aux stations sol) ?
En fait, la sonde est le plus souvent dans un mode de semi-autonomie, comme la plupart des véhicules spatiaux modernes : à intervalles réguliers, on lui envoie une liste de commandes, qu'elle exécute elle-même sur plusieurs jours sans intervention depuis la Terre. Et un survol, dans un certain sens, ne fait pas exception. On envoie si je puis dire la sonde sur la table de billard, en connaissant un maximum de détails, mais nous sommes essentiellement spectateurs. Il peut cependant y avoir des imprévus, donc on garde un œil en continu sur certains paramètres. Quand il y a une éclipse par exemple : c'est quelque chose qui aura lieu 10 fois par jour lorsque nous serons en orbite de Mercure, mais pour l'instant, c'est un événement très spécial dans le mode de croisière. De façon générale, lorsque nous sommes en croisière, sur une période hebdomadaire on ne fait que récupérer des données, tandis que lors d'un survol on en récupère, on en échange, on surveille.
Pour répondre précisément à la question, cela dépend des équipes et des opérations. La séquence complète de survol, c'est environ 3 mois : deux mois de préparation en amont, et un mois après. Mais c'est essentiellement pour nous, au centre de contrôle pour la navigation. Ensuite, il y a ce qu'on appelle la configuration de survol, qui est appliquée à la sonde environ une semaine avant. Cela implique un paramétrage spécifique. Pour le mois prochain par exemple, nous aurons une interruption prévue des communications avec la Terre. Enfin, il y a les opérations scientifiques du survol, et ceux-ci ont lieu sur quelques jours, normalement 2 jours avant, et un ou deux jours après. A ce moment-là, la sonde est dans un pointage particulier avec des mouvements très précis, et c'est le moment où nos équipes la surveillent 24 heures sur 24.
Nous avons cette chance de n'avoir qu'un délai de 12 minutes entre émission des signaux et réception par la sonde, donc 25 minutes environ pour lire une donnée et y réagir, donc c'est plus facile pour nous que pour une mission, disons, vers Jupiter ou au-delà. Pourtant, nous essayons de réserver ces allers-retours de données pour des situations d'urgence et de planifier les tâches au maximum.
Encore Mercure avant Mercure
Il reste encore 4 survols, ou 4 freinages principaux de BepiColombo avant d'atteindre le point d'insertion en orbite pour la mission. C'est un sacré marathon, non ? Qu'est-ce que ça dit des capacités de l'ESA ?
Je pense que cela révèle que nous avons les moyens de nos ambitions ! Nous sommes capables de produire des missions révolutionnaires, et mon avis est peut-être biaisé sur la question, mais BepiColombo en est une. C'est une sonde complexe, qui a nécessité une orchestration dont notre agence peut s'enorgueillir. Pour moi, on en a terminé avec les missions simples ! Pour répondre aux questions à propos du Système Solaire et de l'Univers qui nous entoure, nous avons besoin de viser des objectifs ambitieux.
En retour, nous apprenons beaucoup. BepiCombo démontre de nouvelles technologies, mais aussi le besoin de garder de la patience, d'être endurants, de maintenir notre attention. Et sur plusieurs décennies, ce n'est pas facile ! La sonde n'a pas de bouton pause, et dans ce type de mission il y a toujours quelque chose à gérer, à préparer. Pour moi, pour les équipes, ce n'est pas une tâche facile. Par exemple il faut gérer le personnel, préserver les connaissances. Si demain, quelqu'un choisit de changer de poste (et c'est compréhensible !), il faut de la formation, de la continuité… BepiColombo est une aventure qui en tout aura démarré en 1999, et se terminera en 2026-27, sans compter l'exploitation des données. En tout cas moi cela m'a appris que gérer l'humain est au moins aussi important que la technique. Et je trouve qu'en tant qu'agence, c'est une expertise que nous maîtrisons, un socle qui nous porte pour nos projets futurs. Pourrait-on envisager des missions comme JUICE, ou Athena, LISA, Mars Sample Return sans avoir ces projets derrière nous ? En tout cas, ce ne serait pas aussi naturel.
Enfin, BepiColombo est le résultat de quelques choix difficiles, pour lesquels nous n'avons pas pu tout tester dans les conditions du vol vers Mercure. C'est le cas de la propulsion, qui nous a réservé quelques surprises mais qui marche bien, de la gestion thermique et des éléments mécaniques. Pour l'instant en croisière, il reste beaucoup de points mécaniques complexes, des déploiements qui vont avoir lieu en 2025, que nous surveillons de près. Et c'est là que nous tâchons d'éviter les imprévus ! C'est le quotidien des missions au long cours, et nous faisons tout pour nous préparer aux différents problèmes qui pourraient survenir. Pour l'instant en tout cas, nous avons une croisière qui se passe bien et des survols à préparer !
Toute l'équipe de Clubic tient à remercier Elsa Montagnon qui a pris le temps de répondre à nos questions, ainsi que le service communication de l'ESA.