Pour se donner les moyens d'un duo de missions ambitieuses vers Mars, l'Agence spatiale européenne a voulu s'associer à l'international. Mais rien ne s'est finalement passé comme prévu, et seul l'orbiteur TGO, plateforme scientifique sous-cotée, est aujourd'hui en orbite de la planète rouge.
Pour le reste heureusement, tout ne restera pas inutile…
Exo qui ?
La genèse du projet ExoMars remonte à loin, très loin. Après le développement de la mission Rosetta (étude d'une comète), l'Agence spatiale européenne (ESA) souhaite mettre en place un plan ambitieux pour envoyer d'abord un rover sur la surface martienne avant d'embrayer, comme c'est la mode au tournant des années 2000, vers l'étude de futures missions habitées vers la planète rouge. Le programme martien, générique, s'appelle alors Aurora.
Mais il faut prendre du temps pour bien formuler le projet : malgré le succès de Huygens et le décollage réussi de Rosetta, l'ESA est encore assez inexpérimentée, surtout dans le domaine des atterrissages. La réussite de la mission Mars Express lui permet enfin d'obtenir le feu vert pour cette mission à gros budget. Toutefois, l'échec apparent de l'atterrisseur Beagle 2 est un indice important : il ne faudra pas sous-estimer l'arrivée dans l'atmosphère de Mars. La mission obtient presque 700 millions d'euros. Et il est déjà question de l'appeler ExoMars !
Une partie en orbite, le reste sur Mars
Les définitions successives de la mission permettent en 2008 de formuler le plan « définitif » pour la mission ExoMars, alors envisagée en deux volets. Le premier est constitué d'un orbiteur qui assure les communications vers la Terre et des mesures scientifiques, ainsi que d'un démonstrateur destiné à se poser sur Mars. Le suivant, qui doit décoller deux à quatre ans plus tard, consiste à faire atterrir un rover équipé de plusieurs instruments scientifiques de pointe.
Les pays membres approuvent l'architecture de la mission, mais cette dernière a besoin d'une grosse rallonge budgétaire… qu'elle n'obtient pas entièrement. ExoMars coûtera au moins 1 milliard d'euros, et il manque déjà 150 à 200 millions pour espérer en arriver à bout. L'ESA le sait, elle ne pourra y arriver seule. Mais les partenaires ne se pressent pas.
Une alliance fragile
En 2009, c'est la NASA qui se laissera attirer par ExoMars. L'agence américaine a des problèmes de budgets conséquents. Elle doit donc annuler son gigantesque projet Constellation, et son propre projet phare, le rover MSL (Mars Science Laboratory, Curiosity) coûte plusieurs milliards de dollars.
Selon l'accord, la NASA va fournir les instruments scientifiques de l'orbiteur et fournir les moyens pour qu'ExoMars puisse se poser sur la planète rouge… avec même un petit rover, le Mars Astrobiology Explorer-Cacher (MAX-C). Ce dernier devait forer différents sites pour extraire des échantillons qui seraient ramenés sur Terre au cours d'une mission ultérieure (une espèce de Perseverance simplifiée). La collaboration commence bien avec les Américains, même si certains dénoncent une gestion « à l'américaine ». Les Européens, qui, sur le papier, gèrent le projet ExoMars, sont relégués au second plan. Mais quand bien même… cela ne va pas durer.
Autre alliance fragile
En 2011, c'est la douche froide. Et dans plusieurs laboratoires d'Europe, certains se souviendront encore longtemps de ce retournement de situation : la NASA a laissé tomber le projet de l'ESA. Financièrement plombée par les dépassements du télescope James Webb et la transition entre navettes et les futures capsules, l'agence américaine ne peut plus se permettre d'accompagner ExoMars. Pourtant, ses travaux sont sur les rails, en tout cas côté orbiteur.
En urgence, l'ESA se tourne donc vers d'autres partenaires, et c'est Roscosmos, l'agence russe, qui viendra au secours du projet. La Russie s'engage à fournir les prestations de lancement pour l'orbiteur et le rover, une partie des instruments de TGO en orbite de Mars ainsi que la plateforme pour l'atterrissage du rover de l'ESA. Chaque partie a beaucoup à y gagner : une première mission interplanétaire en 20 ans pour la Russie, et un partenaire avec de l'expérience (passée) pour l'ESA. Le développement et l'assemblage peuvent donc reprendre.
C'est parti avec ExoMars TGO !
Malgré ces péripéties, l'ESA va tenter de maintenir le calendrier de lancement pour la première phase de la mission ExoMars, l'orbiteur TGO (Trace Gas Orbiter) avec un lancement au printemps 2016. L'Europe n'a pas vraiment revu ses ambitions à la baisse, puisqu'il s'agit du plus imposant des véhicules martiens jamais lancé, avec 3,7 tonnes sur la balance ! La sonde est équipée de 4 instruments principaux, dont deux suites spectrométriques NOMAD et ACS, de l'imageur CaSSIS et du détecteur de neutrons russes FREND. Mais elle est tout aussi importante pour sa grande antenne sur le côté et sa capacité à relayer les signaux des rovers martiens vers la Terre.
De leur partenariat avec la NASA, les Européens ont tout de même gardé la compatibilité avec les robots US (et heureusement, c'est une capacité très demandée aujourd'hui). Le décollage a finalement lieu le 14 mars 2016, avec un soupir de soulagement une fois le lancement sur Proton terminé. La fusée russe souffre à ce moment-là d'une réputation catastrophique, qui s'est beaucoup améliorée par la suite, mais qui faisait frémir les observateurs.
Sur son flanc, ExoMars TGO embarque l'atterrisseur expérimental Schiaparelli. Et c'est peut-être avec ce démonstrateur que le manque de temps pour une préparation exhaustive sera le plus visible. Car, osons l'écrire, le projet se termine en catastrophe. D'abord, parce que l'agence en fait une énorme publicité lors du transit vers Mars, ce qui fait que les attentes publiques sont énormes. Ensuite, parce que, pour des questions de budget comme de temps, tous les scénarios n'ont pas pu être correctement envisagés, simulés et couverts par le logiciel de vol.
Résultat, la sonde, après un début de descente parfaitement maîtrisé, rate complètement la phase d'atterrissage à cause d'une mesure erronée, de la saturation de l'un de ses capteurs de mesure angulaire et de l'ordinateur principal qui prend mal en compte cette erreur. La sonde pense qu'elle est à l'envers, puis qu'elle a déjà atterri… Dans un embarrassant silence lors du direct sur Terre, Schiaparelli s'écrase à 540 km/h sur Mars, laissant un cratère béant et un nouveau traumatisme pour l'exploration européenne.
Ne pas reproduire les mêmes erreurs
Déterminée à ne pas répéter cette mauvaise expérience avec son rover (que l'ESA baptise Rosalind Franklin dans l'intervalle), l'agence européenne, en partenariat avec Roscosmos, va redoubler d'efforts. Si Schiaparelli n'était finalement qu'un démonstrateur, le rover européen et sa plateforme d'atterrissage russe (nommée Kazachok) sont d'un autre calibre.
Le robot à six roues est même particulièrement ambitieux, équipé d'une foreuse capable de s'enfoncer jusqu'à 2 mètres sous terre, d'un mini-laboratoire interne, d'un logiciel capable de naviguer et de se déplacer automatiquement sur la surface avec une vision stéréoscopique… Avec ses 300 kg, la promesse est ambitieuse pour suivre la trace de l'eau, identifier les composés chimiques nécessaires aux « briques du vivant » et pousser plus en avant l'exobiologie martienne. Sans compter qu'il s'agit là aussi d'un ambitieux pas en avant pour l'agence européenne.
Le budget comme l'ambition grimpent. Désormais, la partie atterrisseur-rover coûte à elle seule plus de 1 milliard d'euros… La première fenêtre de tir, en 2018, est rapidement oubliée, car elle n'est pas réaliste. Les équipes visent donc la suivante.
Un délai difficile à accepter
En 2020, cependant, le projet subit un double coup de tonnerre. D'abord, il y a les effets quasi immédiats de la crise sanitaire liée à la COVID-19. Les pays européens ferment leurs frontières, stoppent les déplacements et renvoient les membres du personnel chez eux. Difficile pour ExoMars, dont les équipes sont réparties entre l'Angleterre, l'Italie et la France, principalement. Sans oublier la plateforme russe !
Mais l'aspect sanitaire n'est qu'un pan qui menace les équipes d'ExoMars. La partie européenne, en charge de la qualification du système de parachutes qui freinera la plateforme et le rover avant leur arrivée sur le sol martien, subit coup sur coup deux échecs majeurs lors de tests en haute altitude. Le déploiement engendre des déchirures critiques. C'est la douche froide : non seulement la séquence de déploiement des parachutes est particulièrement complexe (un premier parachute de freinage, un parachute supersonique, puis un grand parachute subsonique), mais ces derniers n'ont pas le droit à l'erreur.
Couplé à des problèmes pour valider à temps le logiciel de vol, les responsables du programme annulent le tir pour la fenêtre 2020-2021. L'ESA voit, les mâchoires serrées, le rover Perseverance, la mission chinoise Tianwen-1 et l'orbiteur des Émirats Hope partir pour Mars avant ExoMars.
L'invasion de l'Ukraine, le coup de massue
Critiqué pour ses surcoûts, le programme ExoMars réussit néanmoins à bien avancer entre 2020 et 2022. D'abord, grâce à des études poussées et à l'aide d'équipes américaines spécialisées, le problème des parachutes est résolu. Ensuite, les logiciels de vol et de pilotage au sol sont eux aussi terminés, et ce, dans un contexte de crise sanitaire qui dure ! La plateforme russe Kazachok, qui a elle aussi connu ses propres péripéties, arrive finalement en préparation en Italie pour y arrimer le rover avant le départ de l'ensemble pour Baïkonour, début 2022. Le lanceur Proton est prêt aussi…
Mais c'était sans compter sur la Russie qui a choisi d'envahir l'Ukraine en février, entraînant dans son sillage une myriade de sanctions et de contre-sanctions. Les travaux sur ExoMars cessent quasi-immédiatement, et les liens sont coupés avec les équipes russes. Il devient vite évident que le décollage fin septembre 2022 ne pourra pas avoir lieu. Le 17 mars, l'ESA suspend officiellement la mission.
Et maintenant ? Le chapitre ExoMars n'est pas terminé. La Russie espère peut-être renouer les liens si le contexte international s'améliore, tandis que l'ESA cherche des solutions pour aller déposer Rosalind Franklin à la surface de Mars. Une plateforme atterrisseur américaine sur la base d'un contrat de service ? Une plateforme « maison » européenne qui prendra peut-être plus de temps à concevoir ?
Certains évoquent 2026 comme nouvelle date butoir, avec tous les inconvénients que cela pourrait générer. À cette date, l'orbiteur ExoMars TGO sera en fin de vie. Pourra-t-on compter sur lui pour relayer les signaux ? Et pour quel budget ? Aujourd'hui, le risque est réel que cet ambitieux projet reste dans les mémoires comme une douloureuse tentative partagée de l'exploration de notre planète voisine.