Silent Hill est une épreuve. Loin des schémas modernistes visant à éliminer au maximum la frustration de l’expérience du joueur, le survival horror de Konami n’a pas été pensé pour être amusant, et relègue la notion de plaisir au second plan.
C’est peut-être ce qui fait de cette série, globalement complexe et dérangeante malgré l’hétérogénéité de son offre, une œuvre à part dans le petit monde du jeu vidéo. Le premier épisode est un voyage intérieur aux confins du morbide, brillant et imparfait. C’est aussi une suite de décisions, d'inspirations et de petits hasards qui jalonnent souvent le parcours des titres d’exception. Welcome to Silent Hill.
Aux antipodes de la bataille des téraflops, de la 4K et des 60 fps, NEO•Classics vous propose un retour vers les origines du jeu vidéo. Du titre 2D en gros pixels au moins lointain jeu à la 3D hésitante, cette chronique vous invite à (re)découvrir les pépites vidéoludiques qui ont ouvert le monde au 10e art...
Konami explore (et redéfinit) les genres
Fin 1996, sur les traces de Capcom et du succès international retentissant de Resident Evil, Konami charge une quinzaine de ses employés de plancher sur un jeu d’horreur en 3D à la troisième personne. Metal Gear Solid est déjà en chantier et monopolise les développeurs les plus chevronnés du studio japonais. Bombardé directeur créatif après son travail honorable de graphiste sur Snatcher et International Track & Field, Keiichiro Toyama se retrouve donc à la tête d’une jeune équipe en quête d’expériences, pour un projet qui marquera à jamais les joueurs qui s’y sont aventurés.
Un aperçu du jeu, astucieusement glissé dans le blockbuster de Hideo Kojima sous la forme d’une démo jouable, révèle une première fois Silent Hill en Europe, à la fin du mois de février 1998.
La version finale ne sortira qu’un an et demi plus tard sur le Vieux Continent, mais cette première virée dans une école sordide sème une petite graine tenace dans la tête de nombre de joueurs PlayStation, marquant la date du 1er août 1999 d’un glyphe mystique couleur sang.
À la différence du rejeton de Capcom, tourné vers l’action jusqu’au grand-guignol, Silent Hill offre une approche psychologique de l’horreur, entre perturbation récurrente des sens, brouillard épais et découvertes morbides. Aux zombies de George A. Romero (La Nuit des Morts-Vivants, 1968) ou Jacques Tourneur (Vaudou, 1943), aux flingues rutilants et aux cinématiques kitchs de la série de Capcom, la Silent Team (comme on l’appellera plus tard) préfère les créatures difformes, le dénuement physique et mental ou encore la puissance de suggestion de l’occulte.
La ville comme personnage principal
Un peu de contexte : Harry Mason et sa fille Cheryl se rendent dans la petite ville de Silent Hill pour les vacances. Sur la route, en pleine nuit, une apparition force Harry à faire une embardée qui envoie son 4x4 dans le décor. Lorsqu’il reprend connaissance, sa fille a disparu. Avec l’ancienne cité minière puis balnéaire du Maine comme seul horizon, ce trentenaire veuf ordinaire doit plonger dans l’horreur pour espérer sauver sa progéniture d’une cité qui semble littéralement rongée par un mal absolu, presque palpable.
Evoluant dans un épais brouillard et sous une neige permanente, anormale pour la saison, Harry va peu à peu percer les nombreux mystères qui entourent la bourgade et ses quelques habitants dérangés. Le culte de l’Ordre, fondé par quatre familles puissantes quelques dizaines d’années auparavant, tient Silent Hill sous sa coupe et plonge la ville dans une dualité mystique. Sur fond de rites sacrificiels et de renaissance par le feu (un incendie a endeuillé la ville sept ans auparavant), Harry s’égare alors dans les méandres d’une agglomération multiple, dont la face sombre s’exprime de nombreuses manières.
Les rues sont infestées de monstrueuses créatures effrayantes, et chaque lieu visité (une école, un hôpital…) existe également dans un univers parallèle cauchemardesque à l’esthétique industrielle et sanglante.
Grilles métalliques ensanglantées peuvent ainsi se substituer aux portes, les teintes rougeâtres dominent et les sonorités se font plus inquiétantes encore. Akira Yamaoka, compositeur de (presque) tous les épisodes de la série, prend perpétuellement le joueur de court en multipliant les couches musicales dérangeantes, mélangeant allègrement les sonorités organiques et industrielles dans un maelstrom auditif souvent dissonant, qui accentue le malaise.
La ville est vivante, et semble directement connectée aux enfers ; le joueur n’a aucun moyen de s’échapper. Cette ambiance si particulière est l’une des marques de fabrique de la saga.
La mécanique de la peur
Le premier Silent Hill tire également son succès d’un certain nombre d’idées et de mécaniques qui, une fois combinées, placent le joueur dans un étau de malaise nouveau pour l’époque. Déjà perdus dans cette ville fantomatique en proie à une brume épaisse permanente - qui rend par ailleurs bien service aux équipes techniques, puisque le brouillard masque la faible distance d’affichage autorisée par la puissance de la console - le joueur et son avatar voient leurs sens bouleversés en permanence.
Le choix de la 3D empêche la Silent Team d’offrir des décors aussi fouillés que ceux de Resident Evil, mais leur ouvre dans le même temps des possibilités inédites de mise en scène.
Combinés à des angles de vue peu orthodoxes qui mettent le sens de l’orientation (et les contrôles) à rude épreuve, les lents mouvements de caméra contribuent largement au malaise rampant qui s’insinue au fil des séquences d’exploration. Tantôt vu de loin, tantôt de très près, de face comme de dos, Harry semble prisonnier d’une ville pourtant ouverte à l’exploration. Les rues sont soudainement interrompues par d’immenses trous sans fond, la plupart des bâtiments sont fermés par de lourdes chaînes, la rouille gangrène la ville : insondable, dangereuse, en perpétuelle mutation, Silent Hill veut tout à la fois avaler et rejeter ses visiteurs, comme une mauvaise greffe dans un corps loin d’être sain.
Autre idée brillante, la lampe torche, que Harry ne quittera pas de l’aventure, est autant un outil précieux qu'une réelle faiblesse. Elle permet en effet de mieux voir et de se repérer, mais attire aussi les ennemis environnants, ce qui pousse le joueur à en mesurer son utilisation.
Un sentiment de faiblesse nous assaille en permanence, d’autant que Harry est un homme ordinaire, pas spécialement doué pour le combat ni même rapide et dégourdi dans ses déplacements. Aussi vulnérable que déterminé, le joueur comme son personnage avancent donc à tâtons, au gré des indications spartiates données par la précieuse carte de la ville. Déroutés, Harry comme celui ou celle qui le contrôle errent maladroitement dans ce dédale urbain obscur, comme les créatures monstrueuses qui en animent les ruelles crasseuses.
Plus qu’un simple survival horror
La place manque ici pour évoquer le formidable travail de Masahiro Ito sur la création des monstres, la maestria technique et créative du responsable des cinématiques, Takayoshi Sato, ou simplement l’humilité de Keiichiro Toyama, qui quittera la Silent Team après ce premier épisode pour laisser la créativité de son équipe s’exprimer pleinement (il partira chez Sony pour créer Forbidden Siren, un autre poids-lourds de l’horreur, ou encore l’excellent Gravity Rush). Évoquons tout de même succinctement les influences les plus évidentes du jeu, comme le film L’Echelle de Jacob, les œuvres du cinéaste David Lynch et du peintre Francis Bacon ou encore de Stephen King, dont la Silent Team reprend le cadre de nombreux récits (King est né dans le Maine, terrain de nombreux de ses romans et nouvelles).
Silent Hill divise, jusque dans la presse
Fait notable, le jeu dispose de quatre fins canoniques qui changent radicalement la perception que le joueur a des événements qu’il vient de vivre, en plus d’une conclusion optionnelle loufoque, tirée d’une boîte à idée installée dans les bureaux de la Silent Team.
Par ailleurs, Silent Hill n’est pas exempt de défauts, loin s’en faut. Pas très réussi techniquement malgré le panache de sa direction artistique, le jeu est pourvu d’une maniabilité plutôt retorse (certes en phase avec le message et l’ambiance, mais tout de même…) et son rythme erratique laissera beaucoup de joueurs sur la touche. Malgré tout, il se vendra à deux millions d’exemplaires, un franc succès pour l’époque, qui appellera une suite sur PlayStation 2.
Et justement, Silent Hill 2, reprenant les bases de ce premier épisode perfectible mais prometteur et constellé d’idées brillantes, supplantera son prédécesseur à tous les niveaux en 2001 pour s’installer au panthéon des jeux vidéo horrifiques.
La colline a des yeux plus gros que le ventre
La série connaît son heure de gloire avec ce second volet, et malgré des tentatives fascinantes par la suite, la dissolution de la Silent Team et le passage de relais vers un studio américain, britannique puis tchèque auront eu raison de l’intérêt des joueurs, malgré d'indéniables qualités et originalités notables.
Épisode fondateur et donc crucial, Silent Hill connaîtra une adaptation cinématographique libre et très correcte, dirigée par Christophe Gans en 2006 (qui s’inspire de la série dans son ensemble), et une relecture fascinante en 2009 sous la plume de Sam Barlow (Her Story, Telling Lies). Silent Hill Shattered Memories, avec son approche psychanalytique dénuée de tout combat, est un jeu à ne pas rater si vous avez aimé l’original, même si sa disponibilité sur Wii, PS2 et PSP le rend difficile à apprécier à sa juste valeur aujourd’hui.
Le renouveau de la série aurait pu venir de Hideo Kojima, aidé par le réalisateur Guillermo del Toro. Le succès viral de la démo P.T (pour Playable Teaser, malin), en 2014 sur PlayStation 4, n’aura toutefois pas sauvé la tête du papa de Metal Gear, licencié par Konami dans la douleur avant d’avoir pu concrétiser le projet Silent Hills. Si les rumeurs sur le retour potentiel de la saga sont persistantes, cette dernière semble pour le moment condamnée aux limbes. Pas si étonnant, finalement, pour une licence qui n’a eu de cesse de jouer avec les enfers.
Bienvenue à Silent Hill, l'ouvrage de Bruno Provezza et Damien Mecheri chez Third Editions, est un excellent moyen de poursuivre l'exploration de Silent Hill et de ses thématiques fortes.